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Le braconnier de la mer

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CHAPITRE XII

Les traités de météorologie impriment le renseignement suivant :

« En janvier, l’alizé du Nord-Est, apportant les poussières du désert, reprend, pendant trois semaines, la prépondérance sur la mousson. Le début de cette période est le temps où, le plus généralement, les cyclones se produisent dans l’Atlantique austral. »

Or, savez-vous ce que représentent, dans la cruelle réalité, ces quelques lignes à peine remarquées par l’œil du lecteur ? Une terrible somme de périls, de souffrances et de deuils.

Un 10 janvier, vers 8 heures du soir, le trois-mâts barque Étoile-du-Sud, capitaine Vibrac, lieutenant Mortimprez, armateur Louis Gernon, de Port-Joinville, fut assailli, avant que d’avoir pu atteindre Bahia, par une tourmente soudaine et brutale, qui emporta les voiles supérieures, comme autant d’oiseaux effarés. Le navire se défendit avec vigueur, et peut-être serait-il sorti victorieux de cette lutte inégale, aggravée encore par l’obscurité, si le roulis auquel il était soumis n’avait désarrimé un lot des lingots de cuivre chargés à Valparaiso. Ce bélier eut tôt fait d’ouvrir dans le vaigrage une brèche par laquelle se rua une masse d’eau tourbillonnante : en cinq minutes le voilier coula à pic, entraînant dans l’abîme une partie de l’équipage et le capitaine, qui pleurait de désespoir à son banc de quart.

Quand l’aube se leva, exquisément transparente, vêtue de nacre et d’or, elle éclaira un canot ballotté par les houles d’une mer toute frémissante encore du cyclone nocturne. La barre était tenue par Armand Mortimprez, lui quatorzième naufragé. Les ressources du bord comprenaient trente litres d’eau saumâtre, cinquante kilos de biscuits et vingt de conserves — et l’on était à quelque douze cents milles de la terre la plus proche.

Armand fit d’abord établir un bout de toile sur le mâtereau de secours, mais bientôt la boussole de poche du jeune officier lui montra que le vent pousserait l’embarcation rapidement vers le Sud-Ouest, sans que le peu de vivres qu’il avait lui permît d’espérer atteindre la côte brésilienne. Comme on avait chance, au contraire, d’être drossé par le courant sur la route des navires allant d’Europe au Cap, mieux valait se laisser entraîner dans cette direction.

Alors commença pour les naufragés un inénarrable martyre. La mer, pesante et bleue, ressaisie par le grand calme des Tropiques, berçait d’un rythme câlin ceux qu’elle avait condamnés à la mort lente. Le lieutenant, veillant à l’économie des pauvres vivres, s’employait de son mieux à soutenir le moral des hommes. Par habitude professionnelle, pour s’obliger, aussi, à une discipline dans l’effroyable vide de ces journées d’agonie, il tenait sur son carnet le « journal du bord ».

12 janvier. — En dérive… Annie, ma douce Annie… la reverrai-je jamais ? et les chers miens ? Que Dieu nous garde !

14 janvier. — Les provisions, strictement rationnées, peuvent durer trois semaines au plus. Serons-nous secourus avant qu’elles ne soient épuisées ?

17 janvier. — Aperçu ce matin, à six milles, vapeur gouvernant plein Sud. Nous avons appelé, fait des signaux avec la chemise rouge de Loyéras. Il est passé sans nous voir. — Je fais diminuer les rations.

18 janvier. — Les hommes s’affaiblissent, Vertou et Piquart délirent… Mon Dieu, ayez pitié !…

24 janvier. — Il y a quinze jours que notre capitaine s’est englouti avec le bateau. Je les pleure tous deux.

26 janvier. — Piquart est mort ce matin avant l’aube, dans le froid glacial de la nuit. Paix à son âme !

27 janvier. — Des requins nous suivent. Qui de nous le premier leur servira de pâture ?

28 janvier. — Vertou a trépassé tout à l’heure dans un accès de fièvre. Dieu bon, voyez notre détresse !… Je ne reverrai pas Annie.

29 janvier. — Nous n’avons plus d’eau douce. Je voulais faire immerger les corps, Loyéras et d’autres s’y sont opposés. A leurs regards furtifs, je devine leurs pensées. Seigneur, ce que la faim peut faire des hommes est affreux ! L’eau de mer est atroce à boire.

30 janvier. — Tué à coups de crocs un gros requin. Nous avons eu grand mal à le hisser à bord, dans l’état d’épuisement où nous sommes. Voilà des vivres. J’ai confié les corps de nos malheureux camarades à l’abîme… Aussi loin que s’étende la vue, la mer est déserte, toujours.

3 février. — Le requin a été rongé jusqu’à la carcasse. Nous avons vécu quatre jours sur cette chair, d’ailleurs infecte.

6 février. — Je ne remonte plus ma montre. A quoi bon, puisque nous allons mourir là, dans ce canot, tout seuls sur la mer immense, sans un prêtre pour nous bénir…

8 février. — Bu quelques gouttes d’eau salée. Est-ce un soulagement ou une torture ?

Le lieutenant Mortimprez laissa échapper son crayon, que ses doigts n’avaient plus la force de tenir. Il considéra sa chaloupe, où ses hommes affalés sur les bancs dormaient, pour moins souffrir de leur estomac tenaillé. Alors, après un regard au ciel, il haussa la voix :

— Que les Islais se lèvent !

Huit hommes, huit fantômes, se dressèrent avec effort. Armand poursuivit, exprimant la pensée qui avait mûri en lui pendant ces journées de douleur :

— Garçons, nous sommes à bout. Plus d’espoir, si la Sainte Vierge ne nous prend en sa garde. Faisons un vœu à Notre-Dame de la Meule.

Approbatif, un murmure frémit ; ce n’était qu’un murmure, car les gorges se refusaient presque au langage. Sa casquette ôtée, levant sa main droite, le lieutenant reprit, lentement, pour donner aux moribonds le temps de répéter après lui les phrases de l’invocation :

— Nous tous, marins islais en péril de mort… épuisés, mais le cœur fidèle… nous demandons humblement le secours de Marie… Et nous faisons vœu, si nous revoyons notre terre natale… d’aller entendre la Messe à la chapelle de la Meule… en caleçon et pieds nus… Au nom du Père… du Fils… et du Saint-Esprit…

— Ainsi-soit-il…

Le vent du large saisit la prière, l’entraîna dans sa course, l’emporta vers Marie, protectrice des matelots.


Cependant l’île, la triste île isolée à l’écart du sol vendéen, vivait dans l’angoisse quant au sort de ses enfants. L’Étoile-du-Sud devait relâcher à Bahia pour la mi-janvier au plus tard : aucun câblogramme n’était venu apprendre à l’armateur que son bateau avait franchi sain et sauf la redoutable étape du cap Horn. Pas davantage Armand n’avait-il, comme il faisait à chacune de ses escales, envoyé une dépêche à Annie pour la prévenir qu’il lui écrivait. Aussi la petite fiancée ressentait-elle cruellement l’anxiété qui s’appesantissait sur les familles tourmentées, au long des jours.

Ces jours, en se réunissant, firent des semaines, qui lentement tombèrent au gouffre du temps. Janvier se déroula froid et morne, vêtu de brumes, secoué de rafales qui parcouraient l’île en hurlant au seuil des maisons blanches. Février suivit, escorté par une pluie cinglante dont le rideau s’épaississait sur la mer démontée. Des images funèbres, tableaux de tempêtes semblables à celle où avait péri l’Antoinette, et dont maintenant l’Étoile-du-Sud peut-être était la proie, hantaient l’esprit d’Annie. La maison de la Meule, à l’unisson de son tourment, était dominée par une inquiétude qui, pour M. Lemarquier, prenait déjà presque figure de funèbre assurance. Le braconnier était redevenu taciturne comme aux plus mauvais jours.

Le 8, Mlle Lauroy n’y tint plus. Jetant sur ses épaules le noir manteau des Islaises, elle dit à Madeleine, en appuyant sur elle son regard voilé de larmes :

— Petite mère, je suis à bout de courage. Je vais monter à la chapelle un moment…

— Veux-tu que je t’accompagne, ma chérie ?

— Je… j’aimerais mieux être toute seule…

Mlle Lemarquier serra sur son cœur l’enfant douloureuse :

— Va, ma petite. Nous serons par la pensée avec toi. Et tu sais, il faut espérer toujours…

Annie s’enfuit dans un sanglot.

Courbée contre la tempête dont la rage s’opposait à son dessein, la jeune fille escalada la falaise. Parvenue au sommet, sur l’étroit plateau dont nul mouton, aujourd’hui, ne tondait l’herbe courte, elle demeura un moment immobile, appuyée au mur bas de la chapelle, et malgré tout impressionnée par la splendeur du spectacle qui s’offrait à elle. A ses pieds l’eau bouillonnait entre les falaises fermant le petit port ; sur les récifs torturés de la conche Pissot, la mer s’acharnait en un savonnement blanc ininterrompu, d’où jaillissaient, fleurs grondantes et mortelles, des panaches d’écume de dix mètres de hauteur. Un rayon de soleil, glissant obliquement sous le ventre cotonneux des nuages, glaça de gris perle, soudain, au large, les vagues plombées… Annie frissonna d’horreur à la pensée du drame qui sans doute se jouait à des milliers de lieues, sur une mer ravinée et mugissante comme celle-ci. Défaillante, elle entra dans la chapelle ; la tourmente claqua sur elle la porte, en un choc sourd qui ébranla l’humble édifice.

Bien humble, en effet, guère plus haut qu’une barque retournée, tout ramassé et massif sous son toit de tuiles. En ce lieu, et à cette hauteur, les fantaisies architecturales ne sont pas de mise : la chapelle de la Meule ressemble plutôt à une grange de village qu’à la basilique de Lourdes. Mais depuis le XVe siècle elle remplit parmi les tempêtes son rôle touchant et grandiose : elle est la demeure de la Vierge qui sauve les marins en péril, elle abrite la prière des femmes éplorées.

Quatre bancs suffisent à remplir la nef minuscule ; en quelques pas Annie fut au chœur. Elle tomba à genoux tout près des lattes blanches, qui, montant vers le plafond de bois peint, isolent l’autel. Ardente, devançant, en un élan de tout l’être, l’infirmité des mots, la supplication de la petite fiancée s’envola, en faveur de celui qui, à l’autre bout du monde, était livré aux hasards cruels de la mer. Prière qui était singulièrement à sa place dans cette chapelle de marins, pauvre et simple comme ceux qui l’avaient édifiée, et dont tout l’ornement consiste en de naïfs ex-voto, dundee-chalutier aux prises avec un « coup de temps », et grands longs-courriers naviguant toutes voiles dehors, oiseaux blancs aux ailes étendues, sur une mer candidement bleue.

Terminée l’invocation où celle avait mis toute son âme, Annie se laissa tomber sur un banc, et ses doigts cherchèrent son chapelet. Le vent sifflait droit sur la façade trapue, secouant les petites fenêtres, guère plus larges que les hublots d’un navire ; mais l’effort de la rafale s’épuisait en vain contre la chapelle. Peu à peu gagnée par le calme qui montait dans la solitude, et que favorisait la tonalité blanche et bleue du modeste oratoire de Marie, Annie connut que la sécurité, fille de la confiance et de la foi, pénétrait en son cœur. Tandis qu’elle se trouvait là, aux pieds de la Vierge, qui la protégeait contre la fureur de la bourrasque, Armand, qu’elle avait si tendrement recommandé à la bonne Mère, et qui lui-même avait à coup sûr imploré dans le péril l’aide de Notre-Dame de la Meule, Armand devait être secouru, lui aussi… Il devait l’être… Il le serait ! Avec une espérance plus ferme que jamais, la fille du braconnier jeta les invocations de ceux que broie l’angoisse, et qui n’ont plus qu’un recours, mis en la Mère du Sauveur :

Étoile du matin, priez pour nous !
Secours des marins, priez pour nous !
Reine sainte des flots, priez pour nous !

… Ce même jour, le capitaine John P. Andrews, commandant du Maranha, paquebot-poste parti de Southampton le 24 janvier à destination du Cap, écrivait sur son livre de bord :

Cet après-midi, 8 février, à 2 h. 50, par 12°25′ de latitude Sud, et 9°20′ de longitude Ouest (méridien de Greenwich), j’ai recueilli un canot du trois-mâts barque français Étoile-du-Sud, coulé lors du cyclone de la nuit du 10 au 11 janvier. Cette embarcation, qu’avait poussée sur ma route le courant du Brésil, contenait onze matelots sous les ordres du lieutenant Mortimprez ; tous ces malheureux, naufragés depuis près de trente jours, étaient dans un état lamentable et à bout de forces — quite exhausted. Je les ai réconfortés par les moyens du bord, et les ferai rapatrier dès mon arrivée à Cape-Town.

Les familles des naufragés avaient été rassurées le 15 février ; la bonne nouvelle s’était répandue rapidement ; aussi l’île d’Yeu tout entière se portait, cinq semaines plus tard, sur les quais de Port-Joinville, pour recevoir les rescapés. Quand la Grive, courrier du continent, apparut à l’entrée du chenal triangulaire, qu’elle embouqua de son allure dansante, un émoi saisit la foule à la gorge : eux enfin ! eux qu’on avait cru perdus, les gars, les maris, les frères, ceux que la Mauvaise avait tâché d’engloutir comme leurs camarades, — et que la Sainte Vierge avait sauvés.

Le joli bateau blanc accoste au quai de la Tour ; un tonnerre d’acclamations le salue. Des bras se tendent, hâtifs, jaloux de se refermer sur l’être aimé qu’on avait pensé ne plus revoir. Des yeux se mouillent ; on a versé des pleurs d’angoisse, on répand maintenant encore des larmes, mais de bonheur. Autour de chaque marin qui débarque, des groupes se forment ; Annie sanglote sans fausse honte sur l’épaule de son fiancé, et Mme Mortimprez, non moins émue, tente de contenir son trouble, comme il sied à une maman.

Tandis qu’on se dirige vers la maison du pilote, où attend le repas d’accueil, fignolé avec amour, Annie tout à coup demande au lieutenant :

— Vous rappelez-vous, Armand, quel jour vous avez été sauvés ?

— Le Maranha nous a recueillis le 8 février.

— Le 8, c’est bien cela… A quelle heure ?

— Je ne sais pas au juste, chérie. Je ne remontais plus ma montre, j’étais convaincu que tout était fini. Cependant, d’après la hauteur du soleil, j’ai dû prononcer le vœu à Notre-Dame de la Meule vers 2 h. 1/2…

— A ce moment, je priais pour vous, avec quelle tendresse dans sa chapelle… Mais vous parliez d’un vœu ?

— Nous allons faire célébrer une Messe votive : nous y serons tous, avec l’armateur certainement.

— Avec votre fiancée aussi, mon ami…

Quatre jours plus tard la cérémonie déroulait ses rites solennels. Un clair soleil de printemps baignait la chapelle, illuminant, à côté des ex-voto anciens, un carré de marbre signé de deux A, et dont le remerciement chantait d’une voix toute neuve. Et la mer rampait, au pied de la falaise, comme une bête soumise qui veut implorer son pardon.

Le petit sanctuaire était bondé, sur le plateau la foule des parents et des amis se pressait pour apercevoir, au premier rang, les héros de la fête. Ils étaient là tous les neuf, en caleçon et pieds nus, comme ils l’avaient promis ; et nul ne s’étonnait de les voir en semblable équipage, pas plus que leur traversée de l’île, dans ce costume, n’avait tout à l’heure choqué les plus farouches pudeurs. On avait dit :

— C’est ceux de l’Étoile-du-Sud, que la bonne Vierge a sauvés.

Puis on avait ajouté :

— Les pauvres gars ! Ce qu’ils ont dû souffrir ! Regardez les figures qu’ils ont encore !

Et quelques-uns avaient conclu :

— C’est la fiancée du lieutenant Mortimprez, qui est là pas loin de lui. Ça fera un joli couple, et qui méritera bien son bonheur !

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