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Le braconnier de la mer

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CHAPITRE V

— Savez-vous la nouvelle, mère Pavin ?

— Non là, qu’est-ce qu’il y a ?

— Le braconnier de la mer fait baptiser son bateau !

— Ça se peut-il bien ?

— Comme je vous le dis ! Si vous ne me croyez pas, allez voir au port.

— Sur que j’y vas ! Vous parlez d’un miracle, alors !

L’information courut rapidement la capitale, depuis la rue de l’Argenterie jusqu’à celle du Secret, mal nommée pour une fois, en passant par la Grande-Rue qui, malgré les prétention de son nom, est tout juste un chemin de village, sans pavés ni trottoirs. Comme la population maritime était au complet, les équipages des thoniers, profitant de ce radieux début de novembre pour préparer la campagne d’hiver au chalut, un flot de bérets bleus et de fanchons noires ne tarda guère à rouler vers les quais pour constater de visu le prodige annoncé.

Le canot de Damase Valmineau se balançait au port, près des ormeaux de la place La Pylaie, dont le sol était jonché des premières feuilles mortes, gaufrées comme des beignets roux. Il était en grande toilette de baptême, c’est-à-dire qu’il portait en tête de mât un gros bouquet de bruyères, patiemment recueillies par le solitaire de la Pointe. Au-dessous flottaient, dans la brise encore tiède, le pavillon national, puis une longue flamme blanche offerte par Mlle Lemarquier, et sur quoi se découpait en lettres bleues le nom de Sainte-Madeleine. Le même nom s’inscrivait à l’avant du bateau, en caractères blancs tout neufs, avec l’indication réglementaire exigée par la marine, I-D (île d’Yeu).

A côté, sur le quai, Damase Valmineau attendait auprès de M. et Mlle Lemarquier. Pour la circonstance rasé de frais, son torse robuste moulé dans une vareuse neuve, le braconnier de la mer avait vraiment — qui l’eût dit ? — figure d’homme civilisé. On le constatait avec surprise parmi les groupes, qui demeuraient à distance respectueuse, car on savait, par expérience, le solitaire prompt aux coups de boutoir.

Un remous dans l’assistance, des bérets qui se lèvent : c’est l’abbé Parand qui arrive, suivi de son vicaire ; derrière eux les enfants de chœur, le sacristain portant les vêtements sacerdotaux. M. Lemarquier se découvre ; Valmineau se tient tout raide, comme au temps où l’amiral passait les hommes en revue sur le pont de l’Invincible, frégate de première classe, voile et vapeur.

Aidé par le jeune abbé, M. le doyen revêt le surplis et l’étole ; puis, d’un organe souple et grave qui détache en vigueur les syllabes latines, il entonne l’Ave maris Stella :

Ave maris Stella,
Dei mater alma
Atque semper virgo…

Et voici qu’une houle semble passer sur les fronts de ces chrétiens assemblés, qui s’inclinent. Puis leur chant répond, tous accents unis : timbres mâles des hommes, voix pures et fortes des Islaises, guidées par celle plus disciplinée de Madeleine Lemarquier :

Monstra te esse matrem,
Sumat per te preces,
Qui pro nobis natus…

C’est l’hymne qui sait le mieux jeter l’âme croyante aux bras maternels de Marie, l’appel filial de ceux que menace la tourmente, et qui implorent la protection d’en haut. Qui plus que les pêcheurs est de ceux-là ? Les périls, ils les affrontent chaque jour, et dans quelles conditions tragiques ! Aussi le chant jaillissait-il avec conviction des lèvres rudes, et le braconnier, agité par une sourde émotion, s’appliquait à cette tâche vénérable et nouvelle, à laquelle il mettait tout son cœur.

Le dernier verset s’évanouit au ciel clair : l’abbé Parand asperge d’eau bénite les diverses parties de la barque ; ensuite il répand sur chaque côté de la Sainte-Madeleine, à sa poupe et à sa proue, le sel et le froment bénits, l’un, signe de conservation et de longue vie ; l’autre, d’abondance et de prospérité. La foule, qui a de longtemps pénétré le sens profond de ces symboles, regarde avec respect ; Damase éprouve confusément que quelque chose le travaille : pour la première fois il est frappé de cette pensée qu’il y a mieux que de vivre en sauvage, comme une bête, ainsi qu’il faisait depuis des années.

Après la bénédiction vient, conclusion naturelle de la cérémonie, ce que quelques mauvaises têtes seraient tentées de considérer comme sa partie principale. M. Lemarquier a fait apporter un vaste panier, précieusement confié aux flanc arrondis du canot. Riant, criant, se bousculant un peu, les enfants de chœur écartent le couvercle d’osier : des gâteaux, des dragées apparaissent, et aussi de belles bouteilles ventrues coiffées d’or ; on acclame le parrain, Valmineau proteste :

— C’est trop, Monsieur Lemarquier, beaucoup trop ! Quasiment autant que pour la bénédiction du dundee Fraternité en 1908…

— Mon brave, nous allons trinquer. Je me suis laissé dire que dans l’île, maintenant comme dans ma jeunesse, il n’y a pas de solennité qui ne se termine ainsi ! Allons, les enfants qui veut des bonbons ?

Les petites mains se tendent ; ensuite, Madeleine, souriante, distribue des coupes à la ronde. Pour les dragées versicolores comme pour le vin doré qui pétille au soleil, les amateurs sont nombreux ; et il semble infatigable le geste solennel par lequel Valmineau dispense aux Islais ses frères le sang généreux des coteaux de Champagne.

M. Lemarquier lève sa coupe :

— Mes amis, je porte la santé de notre cher doyen !

Des acclamations s’élèvent :

— Oui ! oui ! bravo !

— Vive Monsieur le curé !

— Mes bons enfants, répond le vénérable prêtre, aussi ému de ces manifestations d’affection que s’il ne les avait pas largement méritées par le plus paternel des apostolats, mes bons enfants, remercions avant tout le Seigneur qui nous accorde cette journée de joie ; et recommandons-lui, puisque c’est en leur honneur que nous sommes réunis ici, la Sainte-Madeleine et son patron.

— Vive Damase ! Vive le braconnier !

Valmineau s’agite. Il trouve que ce titre, dont il a pendant des années conçu un farouche orgueil, est malséant à rappeler là, comme ça, tout de go, devant la demoiselle, qui ne doit pas en être favorablement impressionnée. Il intervient :

— C’est vive la demoiselle, qu’il faut dire ! Vive la marraine de la Sainte-Madeleine !

Les poignées de dragées volent, savoureux confettis ; les bouchons sautent, parmi les échos d’une gaieté qui va s’affirmant générale. Là-haut, à la pomme du mât, les bruyères de novembre exhalent leur petite âme dans le vent marin ; et la longue flamme blanche et bleue, qui sera l’ornement et l’orgueil du logis des Corbeaux, bat doucement, à bruit léger, comme si les ailes de la Sainte planaient, invisibles, autour de l’esquif qui se place sous sa protection…


Quand la voix grave de Notre-Dame-du-Port appela pour les Vêpres l’abbé Parand et son vicaire, qui s’éloignèrent escortés par la foule des fidèles, Valmineau soupira :

— J’irais bien avec vous, mais si je veux rejoindre la pointe avant la nuit, faut que je mette à la voile…

— Nous aussi, nous sommes obligés de retourner à la Meule, annonça M. Lemarquier. Sans adieu, mon brave.

— Oh ! fit le braconnier avec une ombre dans son regard couleur de mer, c’est bien vite se quitter, un jour comme aujourd’hui… Si je vous ramenais par la côte ?

Le professeur hésitait ; Damase continua timidement :

— La demoiselle voudra peut-être bien embarquer à cette heure… puisque le canot est baptisé !

Ce fut Madeleine qui répondit :

— Certainement, père Damase, et bien volontiers ; mais c’est un vrai voyage !

— Que non, Demoiselle, fit le bonhomme qui déjà s’affairait à caler une planche peur installer du mieux possible ses passagers. Sept ou huit milles tout au plus, et avec cette jolie brise, on sera vite rendus.

Madeleine et son père embarquèrent.

— En route pour la Meule ! annonça le pêcheur.

Un coup de gaffe pour déborder, les voiles rousses qui se tendent dans le grincement des poulies… le petit sloop tourna le nez vers le chenal, et, laissant sur sa gauche le phare minuscule dont la lanterne se pose sans façons au sommet d’un escalier de quelques marches, il eut bientôt quitté le port.

C’était un après-midi exquis ; la mer, caressée par un soleil automnal, s’étendait, silencieuse, lourde de toute la vie fourmillant sous son manteau d’émeraude. A droite de la chaloupe, l’île déroulait ses paysages que la course modifiait rapidement : Port-Joinville dominé par la citadelle, les ruines du Fort-Neuf perdu au milieu des sables de la Conche, les premiers récifs de la pointe Sud… Et le vent qui arrondissait les voiles fleurait bon les algues, la fraîcheur et l’eau, dont les senteurs réunies forment l’haleine du large, plus douce encore que l’air aux poumons des marins.

Madeleine murmura, laissant pendre sa main dans l’eau qui, jaseuse, caressait le bordage :

— Qu’il fait bon ! Il semblerait que cette saison délicieuse doive durer toujours…

— N’y comptez pas, Demoiselle, riposta Valmineau dans un rire, l’hiver vient même vite ! Regardez ce qui passe là.

Du pouce, il indiquait une masse blanchâtre teintée de vert, faite de millions de corps qui s’épaulaient, se bousculaient, se poursuivaient entre deux eaux, avec de brefs éclairs d’argent :

— Des maquereaux ?

— Non, Monsieur, des merlans. Quand on les voit comme ça arriver dans les parages de Vendée, c’est signe que les froids ne sont pas loin. Ceux du Port peuvent préparer leurs chaluts : regardez voir : y en a-t-il !

On venait de doubler la pointe des Corbeaux ; le solitaire eut un regard amical pour sa maisonnette, tapie sur la dune, et il se mit en devoir de longer la côte sauvage, expliquant, tout en maintenant sa barre, ce qui se déroulait sous leurs yeux :

— Tenez, Monsieur, voici l’anse des Vieilles, où je devais périr sans la demoiselle… La grotte des Aplatis, découverte par M. l’abbé Caille, et qui comprend trois cavernes successives… Le roc des Bélions, là s’est perdu un bateau espagnol, l’Isabella ; ça, c’est une triste histoire…

— Dites-la-nous, père Damase…

— Si vous voulez, Demoiselle. Quand ce bateau a été à la côte, les habitants des villages des Fontaines et des Chauvitellières l’ont pillé, malgré les supplications du capitaine ; ils ont été frappés d’une peste terrible : tous sont morts, sauf une vieille femme qui n’avait rien volé… Il y a de cela deux cents ans…

— C’était une punition du ciel, remarqua le professeur.

— Quelque chose comme ça, faut croire. Le reste de l’île fut préservé par un cordon sanitaire que fit établir la généralité ; et on a fait brûler les villages pour faire périr le mal avec eux : il n’en demeure plus que des pierrailles sur la lande.

— Je sais, murmura Madeleine attristée, je les ai vues.

Un silence pesa, que bientôt le pêcheur rompit.

— Demoiselle, vous voilà chez vous. C’est la Meule.

— La Meule ? répéta la jeune fille surprise. Où cela ?

— Droit devant.

— Je vois bien la chapelle là-haut, sur la falaise ; mais l’entrée du port ?…

Le braconnier de la mer eut un rire silencieux. Devant le canot se dressait une énorme muraille de rochers où ne se révélait aucun passage ; le bonhomme expliqua :

— Cette espèce de digue, elle avait, dans les temps, une ouverture à chaque bout. Celle de droite, la Gueule de Chien, a été fermée par une forte maçonnerie ; celle de gauche…

Damase donna un brusque coup de barre. En un virage savant qui fit claquer le foc sur ses écoutes raidies, la Sainte-Madeleine embouqua le goulet encaissé. On eût dit, au grincement près, l’un de ces drakkars calfatés de poil de vache, rentrant au pays des Scandinaves, rois de mer, par le chenal d’un fjord aux murailles surplombant, abruptes, les profondeurs de l’eau chantante.

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