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Le braconnier de la mer

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CHAPITRE IV

M. Lemarquier travaillait dans la chambre qu’il avait élue pour y mettre au jour son étude sur les monastères de l’île d’Yeu. Sa fenêtre donnait sur le village blotti au pied des falaises ; la blancheur des maisons étagées parmi la verdure, le brun lavé de gris de l’énorme muraille limitant le miroir du petit port, formaient, avec le bleu du ciel, un tableau reposant de chantantes harmonies, qui était doux à l’homme meurtri par les tourmentes de la vie. Auprès de lui, sa fille, diligente et silencieuse, s’activait à une layette promise à une voisine qui attendait son dixième enfant.

Quelques mois d’étude avaient permis au professeur de réunir et de classer tous les documents relatifs au moustier de Saint-Hilaire, et aux premiers temps de sa bienfaisante existence. Maintenant, l’archéologue se penchait sur le souvenir du plus illustre des visiteurs de l’île, saint Amand, et le vénérable évêque allait revivre à son évocation.

— Si tu savais, Madeleine, dit soudain le savant en déposant sa plume, quelle attachante personnalité que celle de ce Saint ! J’ai pu la reconstituer en détail. En veux-tu un aperçu ?

— Mieux qu’un aperçu, père, je t’en prie.

— Non ; pas davantage, pour le moment. Ton temps est précieux, fillette…, et le mien aussi. Donc, saint Amand naît, probablement dans le troisième quart du VIe siècle, en Armorique, in territorio namnetensi, où le nom de Sévère, que portait son père, est encore commun, j’ai pu m’en rendre compte l’autre jour. Il vient en 609 chercher à l’île d’Oïa — notre île — un refuge contre les bruits du monde ; sa barque, pénétrant dans le golfe du Moulin, que les travaux des moines n’avaient pas complètement asséché encore, suit un chenal qui le mène jusqu’au mur même de l’abbaye, soit au Passou de Ker-Borny.

Le pieux visiteur se forme auprès des moines de Bangor à la vie religieuse, et bientôt il édifie toute la communauté par ses vertus. Mais la règle des Pères, si dure soit-elle, semble encore trop douce à cette âme dévorée d’un saint désir de mortification. Tout près du monastère, dont les offices lui étaient précieux, Amand creuse de ses mains la grotte où il entend passer son temps dans la prière.

— Ah ! fit Madeleine, ce trou, assez difficile à découvrir, que tu m’as montré lundi dernier, du côté de Ker-Borny ?

— Justement. J’en ai pris un croquis. Regarde.

Le professeur tendait à sa fille un feuillet qu’elle considéra avec intérêt. C’était, au flanc d’un bloc granitique, une excavation artificielle, assez petite et sans grand caractère ; la paroi sombre était éclaircie par le reflet d’une fontaine minuscule, que l’on prendrait pour un bénitier, si elle ne coulait continuellement, et n’offrait un trop-plein.

Madeleine rendit le dessin à son père :

— C’est tout à fait cela, père… Et saint Amand demeura longtemps dans ce fruste ermitage ?

— Jusqu’à ce qu’il sente en soi une âme mûre pour les lointaines missions. Le pauvre prêtre armoricain a entendu parler, au fond de sa solitude, de l’inconduite à laquelle s’abandonne le roi des Francs, Dagobert Ier, en son palais de Metz. Intrépide, l’ermite traverse en modeste équipage les forêts sauvages de la Gaule ; plus intrépide encore, il ose reprocher ses débordements au monarque. Et si grande est la puissance de la vertu, que, malgré ces reproches, à cause d’eux peut-être même, le souverain tient absolument à ce qu’Amand soit le parrain de son fils Sigebert, le futur roi d’Austrasie. Dès lors, les honneurs arrivent en foule à l’humble prêtre, qui ne les accepte que pour l’influence qu’ils ajoutent à son inlassable activité. Évêque de Maëstricht, vers 635, il prêche les Suèves et les Wascons, et mérite de porter devant la postérité le titre d’apôtre des Flandres, de la Frise et du Hainaut. Dures années d’incessant labeur au cours desquelles le Saint regretta souvent l’ermitage de la tranquille Oïa, où, exempt des terrestres soucis, il était libre de faire monter sans trêve sa prière vers le ciel, « comme un encens d’une agréable odeur ». Enfin, chargé d’ans et de vertus, le saint évêque meurt aux environs de Tournay, dans un monastère qui depuis a porté son nom, et que…

M. Lemarquier se tut. Des bruits de contestations se faisaient entendre depuis un moment à la cuisine, et leur diapason allait s’élevant.

— Qu’arrive-t-il donc, Madeleine ?

— Je vais voir, père.

Comme la jeune fille se levait, la bonne parut sur le seuil, rouge de colère :

— Mademoiselle, c’est le braconnier qui veut entrer à toute force, avec sa hotte qui goutte ! Il va mettre de l’eau plein ma salle !

— C’est peut-être pas c’te vieille carène qui va m’empêcher de voir la demoiselle ! grommelait en coulisse une voix rude.

Au même moment, sous l’effort d’une main vigoureuse, la brave Islaise pirouettait avec des piaillements de cormoran, tandis que dans la porte apparaissait la puissante carrure de Damase Valmineau.

— Les femmes, pour des riens, faut que ça piaule comme des simounelles dans la tempête ! constata-t-il en manière d’excuses.

Et il ajouta poliment, son béret à la main :

— Bien le bonjour, Monsieur, Demoiselle et la compagnie.

De fait, la hotte pleurait fâcheusement sur le parquet. Le professeur s’informa :

— Qu’est-ce qui vous amène, Valmineau ?

A quoi le bonhomme répondit, sans prendre garde aux signes de Madeleine :

— C’est la chose que votre fille m’a tout bonnement sauvé la vie, M. Lemarquier. Alors, moi, je vous ai pêché des langoustes, et je vous les apporte… dame, c’est du beau, foi de braconnier !

D’un tour d’épaule, Damase faisait glisser les courroies de la hotte, et la posait à terre. On entendit d’impressionnants cliquetis d’armures froissées. Le savant sourit :

— Vous exagérez, mon brave. Ma fille a simplement pansé une entorse que vous vous étiez faite sur la falaise, où elle se trouvait par hasard, m’a-t-elle dit.

Une lueur brilla sous les sourcils broussailleux du solitaire :

— Ah ! c’est ce qu’elle vous a dit, la demoiselle ? Et bien ! moi, je vas parler autrement, à cette heure, et je suis bien sûr qu’elle ne me démentira point !

— Père Damase…

— Laissée, laisser, Demoiselle ! La vérité, je ne connais que ça ! Monsieur, cette petite dame, qu’a l’air de rien, elle est venue me chercher sur un failli rocher où que j’étais pour périr, vu que la mer montait, et que je ne pouvais plus bouger la patte. Elle m’a pansé là, elle m’a soutenu et quasiment porté, sur la route de la falaise, jusqu’à mon cabanon. Pis que ça, cinq jours de temps elle est venue me soigner et me nourrir comme un gosse, que j’en aurais pleuré, si j’avais pas égaré mon cœur dans les trous de la côte, depuis que je vis seul comme un rat !

Le vieux s’arrêta pour souffler. M. Lemarquier se tourna avec émotion du côté de sa fille qui, confuse, baissait la tête vers un mignon bonnet qu’elle avait campé sur son poing fermé.

— Elle a fait tout cela ? murmura le savant.

— Foi de Valmineau, Monsieur, c’est la vérité vraie ! Et en plus, la demoiselle m’a rappris mon chapelet, que j’avais comme qui dirait un peu perdu de vue, à force de bourlinguer à la braconne.

— C’est très bien, mon brave, mais… cela ne m’étonne pas d’elle, conclut M. Lemarquier en regardant son enfant avec tendresse.

— Père, n’était-ce pas très simple ? Je me trouvais là : j’ai été l’instrument de la Providence, voilà tout !

— Je ne sais point au juste de quoi vous avez été l’instrument, Demoiselle, reprit Damase, se mettant en devoir d’exhiber le contenu de sa hotte, mais pour aujourd’hui je vous apporte des langoustes comme ils n’en ont pas à la table du préfet, qui n’est qu’un terrien du continent ! Et je tenais à vous dire aussi qu’entre vous et le braconnier de la mer, c’est à la vie, à la mort. Si on peut faire quelque chose de bien du vieux sauvage des Corbeaux, c’est vous qui le ferez, vu qu’il vous doit l’air qu’il respire !

Ayant dit, avec un fruste élan qui ne manquait pas de grandeur, Damase Valmineau commença d’aligner sur le bureau du professeur des homards énormes et pleins de pétulance, devant lesquels M. et Mlle Lemarquier n’eurent que le temps de garer les précieux feuillets où s’évoquait la vie de saint Amand, évêque de Maëstricht et ermite d’Oïa.

Le culte respectueux et discret voué par le pêcheur à la « demoiselle » qui l’avait sauvé se manifesta comme il se pouvait faire, c’est-à-dire que la villa de la Meule se vit fréquemment pourvue de ces divers crustacés abondants sur la côte ouest de l’île, et dont le même Garcie Ferrande, de qui nous avons parlé déjà, écrivait en son savoureux langage du temps de Ronsard :

« Il y a sur lesdits rochers grosse garde, tant de jour que de nuyct, et les gardes dudit lieu sont gros raviers palliers, abjans, hyrainnes de mer, roylangousts, langoustes et grandes mâcres, et grosses jambes, et sont par-dessus tous les gros burgaulx avec leurs corps courant jusqu’à la symme desdits rochers, et illec font le guet. »

Souvent, quand Madeleine herborisait sur la lande, le braconnier apparaissait, surgissant par quelqu’un des invraisemblables sentiers qui escaladent la muraille rocheuse. Il mettait la jeune fille en garde contre les périls des falaises, périls nombreux, insoupçonnés des nouveaux venus dans l’île, et qu’il connaissait mieux, lui, qu’être au monde. Et il la guidait pour la recherche des simples : il en ignorait la classification et le nom savant, mais il avait dès longtemps remarqué leurs vertus ; c’est ainsi que, grâce à lui, Mlle Lemarquier put recueillir dans quelques grottes de robustes échantillons d’asplenium marinum, belle fougère, qui nulle part n’est abondante. Les enfants de la Meule eurent tôt fait d’en apprendre les qualités bienfaisantes.

Un jour d’automne, Valmineau rencontra Madeleine près de l’anse du Nicou-Coulon, où la mer, perpétuellement démontée, même par les temps les plus calmes, fouaille les brisants avec une fureur toujours renaissante. De là on domine la pointe de l’île, lande rissolée par l’été finissant, et où le logis du braconnier de la mer s’érigeait tout seul, au bout de son allée de tamaris. Mlle Lemarquier observa :

— Nous ne sommes pas loin de chez vous, père Damase.

— Mais non, Demoiselle ; et encore moins des Corbeaux, où que je vas de ce pas. Si j’osais…

Le vieux se tut, intimidé.

— Allons, osez, je vous écoute.

— J’aimerais bien vous montrer ma barque ; je viens de la calfater à neuf, elle est faraude comme une mariée !

— Conduisez-moi, père Damase : je veux la voir !

Sur la grève, le canot de Valmineau reposait, exhalant une forte odeur de goudron frais ; sa joue s’appuyait contre des pierrailles, ses flancs noirs brillaient sous la caresse tiède du soleil d’octobre.

— Y luit comme une chaussure vernie, constata le propriétaire avec un légitime orgueil.

— Il est très beau, votre bateau ! admira Madeleine. Et quel ouvrage vous vous êtes donné là !

— Ah dame ! c’est pas fait à moitié ! Et puis, j’ai rafistolé le vivier, tant que j’y étais. Voyez voir.

L’Islais montrait, enfermée dans la coque, une réserve assez large ; des trous pratiqués à travers le bordage y assuraient l’entrée et le renouvellement de l’eau de mer. Et comme Mlle Lemarquier regardait, intéressée, il s’enhardit :

— Demoiselle, si ça pouvait vous faire plaisir…

Derechef, le solitaire se tut ; il n’était pas timide, mais, foi de Valmineau ! sa hardiesse naturelle le quittait toute, quand il se trouvait en présence de la jeune femme qui lui avait sauvé la vie, par une espèce de miracle à quoi il ne pouvait songer sans être rempli d’un émerveillement rétrospectif.

— Peut-être, père Damase, si je savais de quoi il s’agit.

— Je serais si heureux… si honoré, Demoiselle, de vous emmener faire un tour en barque ! Un jour que la mer serait « planche », s’entend.

— Avec vous, j’aurai toute confiance, sourit Madeleine. D’ailleurs, le patron de votre bateau nous protégera.

— Le patron ?

— Oui, comment se nomme-t-elle, votre barque ?

Damase soupira : il avait compris. Se grattant la tête énergiquement, pour dissimuler son embarras, il énonça, avec le sentiment pénible que ce nom, dont il était si fier, pourrait bien représenter une sottise :

— Le Vive-la-République-Universelle, qu’il s’appelle, mon canot.

Les yeux de Madeleine s’agrandirent, et dans leur eau bleue, un peu pâlie, passa une stupeur :

— Le Vive-la… comment dites-vous, père Damase ?

— La République-Universelle, Demoiselle.

— Ce n’est pas un nom chrétien, cela, mon pauvre ami.

— Je ne dis pas… murmura le terrible braconnier de la mer, qui, à cet instant, eût bien donné sa belle montre pour être enfermé, innocent homardeau, dans le vivier de l’esquif en question.

Madeleine reprit, inquiète :

— Père Damase, je suis sûre que votre bateau n’est pas baptisé !

— Demoiselle, je… je vas vous dire…

— Et vous croyez que je veux embarquer sur un canot qui brave le bon Dieu en naviguant comme un païen ?

— Oh ! ça non, bien sûr… convint le bonhomme, qui de son pied grattait le sable, à la façon d’une mule entravée et pensive.

— Alors, savez-vous ce qu’il faut faire ? demanda Mlle Lemarquier en se rapprochant. Nous allons réparer cet oubli. Une jolie fête au Port, un de ces dimanches, avant l’hiver… Je serai marraine, naturellement… cela vous va ?

— Ah ! Demoiselle, si ça me va !

— Et mon père se fera un plaisir d’être parrain. Nous mettrons la barque sous la protection de ma patronne… la Sainte-Madeleine, qu’en dites-vous ?

A quoi le braconnier, le mécréant montré du doigt aux petits enfants par les matrones de l’île, et qui ne savait même plus discerner l’un de l’autre le glas et l’angélus, répondit convaincu :

— Demoiselle, c’est bien de l’honneur que vous me faites, et sainte Madeleine aussi. C’est-il pas trop beau de penser qu’elle s’intéressera à un vieux crabe comme je suis ?

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