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Le braconnier de la mer

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Le Braconnier de la Mer

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Un éboulis granitique avançant dans la mer, en une langue effilée terminée par un amoncellement de rochers énormes, superposés et distincts, qu’un géant, dirait-on, se serait amusé à empiler : c’est la pointe des Corbeaux, limitant au Sud l’île d’Yeu, ce grain détaché du chapelet des îles bretonnes, et ancré, tout seul au large, à près de dix milles du continent.

Certaine tradition assure que ce promontoire doit son nom à deux corbeaux qui y auraient niché fort longtemps, et ne permettaient à aucun animal de leur espèce d’y séjourner. Si vieux soit-il, aucun Islais ne se peut vanter d’avoir connu ces oiseaux insociables ; mais leur départ n’a pas fait moins sauvage ce coin perdu qui reste l’un des plus désolés de l’île. En venant du village de la Croix, tout blanc et coquet, habité par quelques laboureurs et des pêcheurs homardiers dont les barques, au repos, somnolent sur les grèves des anses voisines, le triangle de terre, qui va s’amenuisant sous l’étreinte bleue de la mer, ne présente plus que des champs dont le maigre sol est parfois crevé d’un bloc chauve de roc, et où des vaches mélancoliques, attachées par une corne, paissent avec application l’herbe rare. Ce n’est pas encore la mer, devant qui la falaise oppose son mur, comme fait l’étrave d’un navire, ce n’est déjà plus la terre, avec l’agitation de ses hommes et le chant de ses clochers ; c’est la lande, la lande aride et nue, grillée par le soleil, brûlée par l’embrun, desséchée par les vents du large. Nulle trace humaine ne s’y révèle, sauf une cahute informe et misérable, verrue des guérets pelés, et qui est la demeure du braconnier de la mer.

Imaginez, à quelques centaines de mètres de la défunte enceinte du Sud, dont le menhir central et sa cour de pierres rangées en cercle ne sont plus qu’un semis irrégulier de brunâtres débris mégalithiques sans forme, imaginez une étroite construction aux assises puissantes, au toit gravement injurié par les colères de l’océan, qui mugit à cinquante pas, en contre-bas de la falaise. Un chemin, sinuant entre deux haies de tamaris à la fine chevelure, relie ce fruste abri à la route de Saint-Sauveur, qui, en ce point, n’est plus qu’un mauvais chemin mangé par l’herbe, entre des broussailles de ronces. L’endroit est rude et âpre à souhait pour l’habitat d’un homme jouissant dans l’île d’une réputation légitimement gagnée de merveilleux pêcheur et de farouche mécréant.

Or, ce matin, 26 mai, un rayon de soleil, glissant par un trou de la muraille, qui, à la rigueur, pouvait être compté comme une fenêtre, vint éveiller Damase Valmineau sur le tas de varech bourré dans un vieux sac qu’il appelait son lit. Le bonhomme consulta une grosse montre achetée en 1880, l’année de la grande pêche, et dont le boîtier d’or disait assez que le propriétaire de ce pauvre logis était un misanthrope bien plutôt qu’un miséreux. Ayant constaté qu’il avait une heure encore avant que de commencer sa longue journée, le pêcheur alluma sa bonne pipe et se prit à songer, — tout comme le lièvre en son gîte.

Soixante ans qu’il allait avoir, aux prochaines marées d’équinoxe, et il était là, tout seul, pis qu’un homard dans un trou de la côte ! Tout seul qu’il se trouvait, depuis que sa femme était trépassée du chagrin que lui avait causé la mort de ses fils, deux beaux matelots noyés lors d’un coup de vent de Norouet qui avait précipité au fond la barque, et le train de pêche, et les gars… Tout seul qu’il se trouverait toujours, puisque sa fille, la Josine, avait mal tourné, ayant délaissé la mer et l’île pour aller épouser un métayer du continent, qu’elle avait connu tandis qu’il faisait son service au 93e, du temps qu’il y avait encore des pantalons rouges au fort de Pierre-Levée. Souvent, elle avait écrit, la Josine ; mais jamais, bien sûr, il n’avait ouvert ses lettres !

Quand il pensait à son sloop, avec lequel jadis il avait tant couru la mer, le père Damase éprouvait une amère sensation d’orgueil rétrospectif. En avait-il pris, de ces sardines au corps d’argent qu’on empilait, par couches saupoudrées de sel, dans les panières plates ! Même, une année, un 8 mai, il avait ravi au père Mathé, un spécialiste qui y tenait fort, la gloire de rapporter à Port-Joinville la première sardine de l’année. Tout cela était fini, — fini comme la vie de ses fils. Obstiné dans sa douleur, têtu dans son chagrin, qui peu à peu s’était mué en une sourde rancune contre la mer, contre les hommes, contre l’univers tout entier, Damase Valmineau n’était plus, il ne voulait plus être, qu’un pêcheur langoustier bricolant dans les anses avec son bateau-vivier, et faisant indistinctement main basse sur tous les crustacés qu’il piégeait avec un art dont il n’était pas peu fier, sans s’inquiéter s’ils avaient ou non la taille réglementaire. Ce pour quoi le solitaire de la pointe des Corbeaux, admiré de quelques-uns, évité par chacun, était connu dans l’île entière pour être le braconnier de la mer.

— Bon sang ! Qu’est-ce que je rêvasse, à cette heure ? Il s’en va temps de se lever, si je veux profiter du flot.

La pipe était vide et déjà refroidie. Valmineau fit une toilette sommaire, dépêcha un chanteau de pain accompagné d’une poignée de patelles, et sortit sur la lande, où courait un air jeune et vif imprégné de marines senteurs, dont l’Islais gonfla délicieusement sa poitrine.

Tournant le dos au phare qui avait clos son petit œil rouge devant la splendeur du jour, Damase gagna l’anse des Corbeaux ; c’était là que, dédaignant l’abri du modeste pierré construit non loin, dans l’anse des Vieilles, à l’usage des pêcheurs de homards, Valmineau tirait sa barque à la pleine mer, l’amarrant à l’un des rochers qui hérissent la grève exiguë. Le bateau attendait, noir et court, un peu plus large que les canots sardiniers, à cause du vivier que recélaient ses flancs, et se balançant au bout de son amarre, comme un chien qui s’agite à l’attache. Valmineau enleva ses sabots, retroussa sa culotte, et, enjambant le bordage, en un instant fut chez lui, — plus à son aise que dans la cabane de la lande. Le bateau eut un frémissement d’accueil ; aussitôt, le braconnier de la mer se pencha sur son vivier. Tout y était en ordre ; les six hôtes qu’il avait laissés la veille se trouvaient là, toujours bien vivants, et se déplaçant dans l’étroit espace à brusques secousses de leurs queues détendues comme des ressorts. C’étaient de belles langoustes, ou du moins ce qu’à l’île d’Yeu on appelle ainsi : des homards noirs-bleus à grosses pattes, à pinces puissantes et savoureuses. La véritable langouste, qui a la carapace rougeâtre et les membres plus fins, est dénommé homard rouge ou rélangoust ; en 1520, Garcie Ferrande, capitaine à Saint-Gilles, l’appelait avec respect le roylangoust.

— On va voir à relever les casiers, déclara le solitaire, qui à défaut d’interlocuteurs se plaisait assez à parler tout seul. Et puis après, la compagnie, en route pour l’hôtel !

Damase hissa la voile, saisit la barre d’une poigne solide. Avec une prodigieuse adresse, le pêcheur dirigea son fragile esquif entre les brisants. Laissant sur sa droite un groupe de roches cachées par la pleine mer, mais dont une large surface d’eau battue, savonneuse, décelait la dangereuse présence, il mit le cap sur la tour noire qui, depuis le naufrage de l’Ernestine, surmonte les récifs de l’extrême pointe. Et bientôt le bonhomme se trouva hors de la zone périlleuse, sur l’eau verte que le gai soleil du matin irisait d’or.

Pendant une bonne heure, il releva ses casiers, allant, en quelques bordées, de l’un à l’autre des flotteurs de liège qui dansaient sur les lames, jouant à cache-cache derrière leurs crêtes mouvantes. Un coup de gaffe pour crocher le filin, et la nasse se montrait, quelquefois vide, le plus souvent habitée par un ou deux prisonniers dont les pinces s’agitaient dans le vide, à gestes comiques et rageurs. Une belle pièce parut ainsi, et plusieurs homardeaux guère plus gros que ces langoustines, d’ailleurs exquises, dont la queue se croque en trois bouchées ; le braconnier de la mer les considéra avec une moue :

— Euh ! grogna-t-il, vous n’êtes point gros, mes gaillards ! Bast ! tout fait ventre ! En route pour le chaudron !

Damase revint à l’anse, tira son canot sur le sable lisse, dur, net comme une glace, que le jusant venait de découvrir ; puis saisissant par derrière, à la nuque, comme il disait, ses prises qui se débattaient violemment, il les entassa dans une hotte qu’il bourra avec des paquets de fucus. Enfin, ayant assuré sans efforts sa charge sur son dos robuste, le pourvoyeur de l’hôtel des Étrangers se dirigea allégrement vers Port-Joinville.


Ce même matin, un dundee faisait voile sur l’île ; le fait, on s’en doute, n’offre rien de saillant, et ne mériterait pas que nous en informions nos lecteurs, n’était le chargement insolite de ce petit bâtiment. Sur le pont, dans la cale, et visible par les écoutilles, s’entassait une cargaison composée surtout de ces caisses multiformes dans lesquelles on enferme les meubles livrés au péril d’une traversée ; des matelas arrondissaient à l’arrière leurs courbes molles, une caisse défoncée, soigneusement arrimée à plat pont, laissait voir la glace d’une armoire, riant au soleil, et reflétant les allées et venues du gui, qui oscillait latéralement au gré du vent gonflant la grand’voile. L’ensemble de ce déménagement en escapade au large était étrange et pittoresque, combien différent de ceux qu’on voit bringueballer lamentablement au long de nos routes !

A l’avant du dundee, là où l’eau inlassablement partagée gifle la proue qui avance entre deux rangs de vaguelettes bordées d’écume, deux voyageurs étaient debout, admirant la plaine vivante d’où parfois jaillissaient, contre l’étrave, des jets écumeux, quand la houle était plus forte ou la course plus vive. C’était un homme de cinquante-cinq ans, peut-être, en pleine vigueur encore, qui haussait un large front d’érudit ; auprès de lui, une jeune femme d’une trentaine d’années, grande et blonde, avec un de ces visages réguliers et calmes qui ne sont jamais très parés des grâces de l’adolescence, mais que le temps respecte mieux qu’il ne fait pour les traits à l’expression plus mutine. Tous deux étaient en deuil.

Le passager déclara soudain, en laissant errer un regard pensif sur l’eau parsemée de moirures lentement mouvantes, ocellée de reflets :

— Vois-tu, Madeleine, à cela près que je reviens dans mon île natale, et que je n’ai malheureusement rien de monastique, je me fais penser à saint Martin de Vertou, s’en venant, avec son ami saint Hilaire, évêque de Poitiers, évangéliser l’antique Oïa, au temps de la domination romaine.

— Mais, père, ils n’arrivaient pas, je pense, par Fromentine, comme nous ?

— Fromentine, à cette époque, ne devait guère exister qu’en puissance, comme dit si volontiers mon collègue Charost, en sa qualité de professeur de mathématiques. Mais il est probable que ces saints personnages embarquèrent à Notre-Dame-de-Monts, puisque c’est de là que part le pont d’Yeu.

— Ce pont de galets dont tu me parlais tout à l’heure ? Je n’ai pas su le voir…

— Parce qu’il ne se montre qu’au reflux, en temps de vives eaux ; il se découvre alors sur une longueur de trois kilomètres. La légende assure que cette jetée est le résultat d’un défi porté par saint Martin à Satan, et dans lequel celui-ci eut le dessous, comme il convenait.

— Ne dit-on pas aussi que dans les temps anciens cette sorte de chaussée réunissait l’île à la terre ferme ?

— Euh ! On dit tant de choses !

Reprenant son idée, Madeleine poursuivait déjà :

— Ce n’est pas davantage au quai de la Tour, à Port-Joinville, qu’atterrirent les deux pèlerins ?

— Sans doute. Les premiers apôtres de l’île prirent pied au fond du golfe alors formé par le ruisseau qui se jette dans l’anse du Moulin. Ce fut en face de ce point que se construisit le monastère, où saint Hilaire appela d’Irlande les moines blancs de Bangor.

Le voyageur se tut. Devant eux, l’île se rapprochait, corbeille de fleurs posée sur l’eau calme : au vert tendre des blés se mariait l’incarnat des champs de trèfle, et les pois offraient le pointillement de leurs pétales neigeux. Alors le passager étendit la main et prononça simplement, d’une voix chargée d’émotion :

— Mon pays, Madeleine.

On arrivait à l’île, ourlée, sur cette face, par les grèves blondes de la Conche et de Ker-Châlon, et que domine le clocher de Saint-Sauveur, dont le lanternon rond guide les marins. La mer se piquetait de voiles claires, devant une estacade aux lignes hautes et grêles, qui, déjà très distinctes, semblaient les longs bras d’un faucheux étendus sur l’eau bleue. La passagère, songeuse, regardait en silence cette terre maritime qui avait été le berceau de sa famille paternelle, et où la ramenait, définitivement sans doute, la volonté du ciel.


En arrivant sur les quais où l’hôtel des Étrangers dresse sa façade blanchie à la chaux, comme toutes celles de la petite ville, Damase Valmineau connut à l’instant qu’une curiosité agitait les Islais flânant le long du port. Le solitaire s’étonna, en déballant ses homards :

— Y a-t-il du nouveau, à ce matin ?

— Six, huit, dix… répondit le garçon de l’hôtel. Eh ! eh ! ils ne sont pas du gabarit, les derniers ! On braconne donc toujours ?

— Si vous n’en voulez point… grogna le bonhomme.

— Là, là, ne vous fâchez pas, père Damase. Histoire de parler, ce que j’en dis. Et pour ce qui est du nouveau, c’est ce dundee qui prend les passes, devant nous.

Le pêcheur redressa sa haute taille délivrée du poids de la hotte, et, la main en auvent, considéra un instant le voilier parvenu devant le musoir rouge du brise-lames.

— Faut que je vas voir ça, déclara-t-il.

Et il s’avança, indifférent au froid accueil qu’on lui faisait dans les groupes. A son passage, les bérets se rapprochaient en des conciliabules où il n’avait point de part, et Mortimprez, un camarade d’enfance pourtant, fit mine de ne pas le reconnaître. Celui-là était propriétaire et patron d’un beau sardinier ; jouissant de la considération générale, il ne voulait plus rien avoir de commun avec le braconnier de la mer.

Une mauvaise lueur durcit encore le regard du solitaire ; il s’approcha d’une vieille poissonnière, ridée, sous sa fanchon noire, comme une pomme de l’autre année :

— Qu’est-ce que c’est, qui arrive ? C’est-y l’homme aux chevaux de bois ?

— Non, répondit la femme, c’est des gens du continent qui viennent habiter dans l’île. Un déménagement, quoi !

Le dundee abordait à quai, auprès de la Grive, le courrier de Fromentine, à qui ses jolies lignes de vapeur de plaisance donnaient des airs de bibelot égaré parmi ces bateaux de pêche, frustes travailleurs assortis à leur rude besogne. Damase se perdit dans le remous des curieux qui affluaient ; il eut la surprise d’entendre un Parisien, debout à l’avant du dundee, interpeller un Islais :

— Hé là ! Cossard, tu ne me reconnais donc pas ?

L’homme se retourna, surpris :

— Pour vous dire…

— Voyons, Lemarquier ! Le fils de Lemarquier, de la Meule ! Tu ne te rappelles pas notre aventure à Risque-de-Vie, où le canot a failli se perdre, et nous avec, il y quarante années ? Et toi, n’es-tu pas Legrand ? Comme tu ressembles à ton père !… On tire toujours des tourterelles, aux passages de mai et de septembre, dans le bois de la Citadelle ?

Le voyageur avait sauté à terre ; autour de lui, un cercle s’était formé ; des mains se tendaient, des exclamations montaient. Et l’étranger reprit d’une voix franche ombrée de mélancolie :

— Oui, mes amis, me voilà revenu dans notre île, et j’y finirai mes jours. Rien ne vaut le coin natal, pour y jeter l’ancre après les tempêtes… après celles de la vie, comme après les autres !

Avec un regard indifférent sur cet étranger qui lui était inconnu, Valmineau passa.

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