Le braconnier de la mer
CHAPITRE VI
Le soir du samedi 6 janvier 1912, le guetteur du vieux sémaphore, à la pointe du But, dit à sa femme, en allant gagner son poste de garde :
— Louise, couche les enfants à bonne heure. Y aura peut-être du travail pour toi au télégraphe, cette nuit.
— La mer est mauvaise, Jean-Pierre ?
— Surtout, elle ne sera point bonne de soirée. Et avec le brouillard qui s’apèse…[1]
[1] Qui s’alourdit et pèse sur le sol. (Terme local.)
Soucieux, l’homme s’enroula dans son caban, et sortit. Parvenu au sommet de la tour carrée au-dessus de laquelle le vent sifflait dans les agrès des signaux, Fernou considéra l’étendue commise à sa vigilance.
Devant lui, la pointe allongeait sa langue basse, mangée par le crépuscule, qui ne laissait distinguer qu’un bouillonnement blanc moussant sur des récifs. Les courants vers ce cap sont toujours violents ; aujourd’hui, ils se révélaient terrifiants. En face et sur la droite, à un mille peut-être, émergeait le plateau des Chiens-Perrins, dominé par une tour-balise, depuis la perte de la Mathilde. Là brûle, à quinze mètres au-dessus des plus hautes mers, un feu fixe qui apparaît vert de Château-Maugarni aux Trupailles, et blanc de ce point à la basse Flore ; sa portée normale est de huit milles : ce soir, près comme il l’était, Fernou le percevait à peine.
En janvier, la nuit tombe vite ; celle-ci s’aggravait, nous l’avons dit, d’un brouillard venu avec le prime flot : une buée lourde et terne montait de l’horizon, noyant les découpures de la côte, matelassant de ouate le sommet des lames glauques. Le regard se heurtait à ce mur impénétrable et mou ; en peu de temps plus rien ne fut visible, et le guetteur, pelotonné dans sa logette, tous ses sens tendus, ne distinguait que deux bruits qui se répondaient en un duo sinistre : le grondement des vagues sur les brisants, et le cri rythmé, déchirant, horrible, de la sirène de l’île, suppléant, pour les navires, aux phares aveuglés par la brume.
Vers 7 heures du soir, le vent s’éleva brusquement, secouant avec fureur les bâtiments du sémaphore. Fernou connut qu’une immense pitié l’envahissait pour les malheureux qui naviguaient sous cette bourrasque, et, cherchant son chapelet en sa poche, il les recommanda à Celui qui seul peut maîtriser la folie des tempêtes. Puis, les dents serrées, les poings crispés à son garde-fou, le guetteur usa ses yeux à fouiller la nuit, qui bientôt serait délivrée du brouillard chassé par la rafale. Et quand il put deviner… entrevoir… distinguer quelque chose, Jean-Pierre Fernou eut un frémissement d’horreur.
A trois milles peut-être dans l’Ouest, un beau yacht à vapeur, gréé en goélette, fuyait à la cape vers le Sud. Il avançait péniblement, tous les efforts du barreur s’appliquant évidemment à ne pas être jeté à la côte ; mais le salut du bâtiment était plus que problématique, maintenant qu’il avait manqué à ranger le rivage oriental de l’île, qui lui eût assuré un abri relatif contre la tourmente surgie des profondeurs de l’Atlantique.
En trombe, le guetteur se rua dans la salle, où la lampe vacilla à son centrée. Sa femme, toute pâle sous la fanchon noire, marchait déjà au transmetteur.
— Y a un malheur ?
— Télégraphie : « vapeur en détresse, Ouest, route Sud ». Moi je vas tirer le canon pour qu’ils arment le canot de sauvetage sans perdre une minute.
L’homme sortit dans l’ouragan qui le prenait au corps. Il se pencha sur la petite pièce, la traîna à son poste de tir ; une flamme jaillit, accompagnée d’une détonation puissante que le vent allait porter, là-bas, à ceux de Port-Joinville. Dans la salle basse, sous les doigts appliqués de la femme, le tac-tac régulier du Morse appelait au secours pour ceux qui allaient mourir ; à côté, blottis sous leurs couvertures comme des oiselets au nid, les enfants dormaient, un sourire aux lèvres.
Le syndic des gens de mer achevait de lire les nouvelles du continent — tout le monde ne peut pas habiter l’île ! — quand un bruit sourd frappa son oreille. Il leva la tête, inquiet : ne serait-ce pas le canon d’alarme ? Au même moment, le message du sémaphore l’atteignit. Immédiatement, il envoya son aîné, une cloche à la main, rappeler par la ville au canot de sauvetage. Lui-même, prenant tout juste le temps d’allumer un falot, se dirigea vers le port : là, à l’amorce du brise-lames et de la jetée, attend l’humble bâtiment qui sauva tant de vies humaines : c’était à l’époque le Gabion-Charon No 1, bénit par M. le doyen en octobre 1901.
Quand le syndic arriva au hangar, des lanternes dansaient déjà dans les rues sombres, où des sabots claquaient parmi les mugissements de la tempête. En dix minutes les hommes se furent rassemblés, achevant qui de boutonner son caban, qui d’assujettir son suroît. Et tandis que d’équipage s’activait à faire glisser sur le plan incliné la baleinière vers la mer, heureusement haute, le syndic montra la dépêche au barreur, Sébastien Mortimprez.
— N’ayez crainte, Monsieur le syndic, fit le pêcheur en lui rendant le feuillet que ma tempête secouait aux doigts des deux hommes, pour les empêcher, semblait-il, d’apporter aux hommes en péril le secours qui se préparait, n’ayez crainte, on va faire de son mieux, pour sauver ces chrétiens.
— Comment vas-tu t’y prendre ?
— Les vents sont Nord-quart-Ouest, juste dans l’axe de l’île. Ce bateau suit la côte occidentale, moi, je me trouve sur l’autre. Je vas faire voile vers la pointe des Corbeaux, pour sûr que je le rencontrerai par là.
— Combien de temps, pour t’y rendre ?
— Le 19 novembre 1910, quand le patron Devaud a sauvé l’équipage de cette goélette de Ré, qui courait s’échouer devant Saint-Gilles, nous avons mis de 11 h. 1/2 à 4 heures du matin pour gagner les Corbeaux. C’était un temps à peu près comme aujourd’hui…
— Alors, vous y serez vers minuit.
— C’est ce que je compte… Mais excusez, Monsieur le syndic, reprit Mortimprez qui suivait avec attention le travail de ses hommes, les gars y sont.
Les douze canotiers, sur leurs bancs, étaient prêts à la manœuvre. Le barreur enjamba la coque, cala sous son bras la longue barre, puis interrogea, la voix grave :
— Parés, les hommes ?
— Parés !
— A Dieu vat !
La barque de salut glissa d’un souple élan, s’équilibra à la lame, et gagna le chenal en un instant. A ses mâts courts montèrent les triangles des petites voiles tannées, et la rafale, s’y engouffrant, donna une allure de vertige à la baleinière râblée, qu’appuyait l’effort des avirons, enfoncés dans la masse glauque tigrée d’écume.
Or, la tempête, secouant les faîtières du toit, qui jamais n’avait connu la bienfaisante visite du couvreur, éveilla Damase Valmineau sur son grabat. La chose, fréquente, n’avait jamais eu, jusqu’à présent, d’autre résultat que d’inciter le braconnier de la mer à se retourner sur son tas de varech, en pestant contre le ciel, les éléments, l’univers, conjurés pour troubler son repos. Cette fois, une autre pensée s’imposa à l’esprit du bonhomme.
Sur les récifs de la pointe voisine, un grand bateau, le Colbert, naguère, avait touché. Les matelots, suant d’angoisse et glacés par l’embrun, s’étaient toute la nuit cramponnés à la peur noire, jetant des cris qui se perdaient au fracas de la tempête ; on n’avait pu qu’au matin leur porter un secours bien tardif… la grappe d’hommes s’était égrenée sous l’assaut furieux des vagues, la moitié des malheureux avaient lâché prise… S’il survenait un malheur semblable cette nuit ? Et si on pouvait sauver des hommes en péril ? La demoiselle l’avait bien réchappé, lui, qui n’était qu’un pas grand’chose…
Le braconnier déjà avait chaussé ses hautes bottes. Se raidissant dans l’obscurité pour faire tête à la rafale, giflé par une pluie violente, il se dirigea vers les Corbeaux. Et tout en marchant, Damase prêtait l’oreille au tumulte de l’ouragan, guettant un appel ou ce craquement, aussi lugubre qu’un cri humain, qui est le râle du navire agonisant.
Au moment où le pêcheur arrivait à la pointe extrême de la falaise, les nuages noirs, tordus par la bourrasque, précipitèrent leur chevauchée, et des trous s’étirèrent dans leur masse déchiquetée. Des pinceaux de lune coururent, blancs sur les vagues blanches, accrochant des ombres fantomales aux joncs à feuilles piquantes qui poussent jusque dans la mer. Valmineau d’un regard circulaire embrassa tout l’espace, et ce qu’il vit le fit frémir.
A peu de distance, sur ces rochers du Corbeau que sans répit balayent les lames, un navire était fiché, comme un fruit aux dents d’une scie. C’était un yacht de moyen tonnage, un de ces petits bâtiments bien construits, de cinquante mètres de long à peine, sur lesquels on peut aussi bien faire le tour du monde que remonter la Loire jusqu’à Nantes. Conçu pour le plaisir des hommes, il périssait dans l’horreur et l’épouvante, cloué sur cette roche depuis quelque temps sans doute, car nulle activité ne se manifestait plus à bord : l’équipage était-il en fuite, ou noyé ? Seul un corps gisait sur le pont, écroulé, la tête dans une flaque sombre, vraisemblablement assommé par la chute de la misaine venue en bas sous un coup de vent.
Perplexe, le braconnier considérait de loin l’épave, quand la bourrasque lui apporta une rumeur infime, diluée dans le vacarme des éléments en fureur et qui revêtait tout son tragique de cette faiblesse, de cet isolement mêmes. C’était léger, aigu et plaintif comme le cri d’un goéland blessé ; cela sombrait parfois, épuisé, pour reprendre avec une insistance douloureuse, l’instant d’après ; cela venait du yacht, qui lentement commençait de se disloquer sous l’effort des lames de fond. Et c’était un cri d’enfant.
Derechef, mais avec, cette fois, une angoisse étrange tendant son vieux cœur, Damase fouilla d’un coup d’œil l’horizon. N’y avait-il donc pas de secours à espérer ? Et voilà que, sur le fantastique moutonnement des dos glauques crêtés d’écume, une petite voile brune apparaissait à gauche, terriblement cahotée, mais intrépide. Elle sembla hésiter trois secondes, puis mit le cap sur le cadavre du yacht blanc.
— V’là ceux du Port, grogna le braconnier ; vrai, c’est pas dommage ! Seulement, ils ne sont pas là encore, vu que maintenant ils ont le vent deboute !
En effet, dépassé la pointe des Tamarins qui précède immédiatement les Corbeaux, le canot de sauvetage avait viré pour remonter au Nord vers l’épave ; le bateau fit chapelle aussitôt les voiles plaquées aux mâts. Mortimprez donna l’ordre de les ferler, et, assurant plus solidement à leurs poignets les manches des longs avirons, les sauveteurs se mirent en devoir de nager droit au yacht, distant de deux encablures au plus. Mais à cette extrémité Sud de l’île, les remous, accrus par la tempête, ballottaient comme un jouet la modeste embarcation, qui n’avançait que péniblement.
Avec fracas une partie du bordage d’arrière s’écroula soudain dans la mer ; du pont ravagé, l’appel montait toujours. Brusquement, Valmineau gronda :
— Y a pas, faut que j’y aille ! Je tiens plus, amarré sur la côte ! C’est pas que la Sainte-Madeleine est bien faite pour sortir par ce temps de chien, mais tant pis !
D’un geste, le pêcheur arracha sa veste, avec laquelle il obtura hâtivement les trous du vivier. Puis, indifférent aux ondées qui le cinglent par intervalles, au vent qui colle à son torse la grosse chemise mouillée de pluie et de sueur, Damase, à grands efforts, pousse à la mer son canot. Celui-ci, dès qu’il est à flot, se cabre comme un cheval rétif ; il ne faut pas penser à hisser un pouce de toile, et l’on risque de chavirer dix fois pour une sur un méchant raffiot qui n’a ni pont ni caissons à air. N’importe ! la mer, le danger, les bourrasques, cela connaît le braconnier. Avec un grand signe de croix, et songeant confusément qu’à cette heure la demoiselle serait contente de lui, l’Islais se lance dans le tourbillon fou s’échevelant autour des brisants.
Les autres, là-bas, qui souquent dur sur leurs rames, ont vu le solitaire de la pointe. Silencieux, car ils se donnent tout entiers à leur tâche, ils considèrent l’héroïque folie, avec moins de surprise que d’approbation. C’est bien, ce qu’il fait là, le sauvage des Corbeaux ! Mais, dame ! si la Vierge n’étend pas la main sur lui, probable qu’il va boire un coup ; et pour se sauver dans cette crique traîtresse…
Les dents serrées, Damase concentre toute son attention, toute sa vie, dans sa manœuvre. Il sait que le moindre coup de barre à faux serait mortel, pour lui et pour l’enfant qu’il pourra sauver peut-être, et lui seul ; car les autres sont encore loin, et l’épave ne durera certainement pas jusqu’à ce qu’ils arrivent. Gare ! là il y a sept roches que, sans ce furieux ressac, la mer devrait découvrir maintenant qu’elle est presque basse… à droite, mi-visible dans la pénombre, ce rocher qui forme voûte, c’est le Grenon-do-Nias (la petite grange des agneaux). Un coup de gaffe ici, un autre encore… une brusque secousse : la Sainte-Madeleine est collée au flanc de l’épave, elle sautille comme un cabri le long de la haute carène qui lui assure un abri relatif.
Saisissant un bout de filin, cordage rompu qui flotte au hasard, le pêcheur se hisse à bord ; d’un coup d’œil il comprend ce qui s’est passé ; il voit des morts : celui qu’il a aperçu de la côte, deux ou trois autres. Une embarcation pend à l’un de ses palans, disloquée, évidemment, par un paquet de mer, vidée comme une grenade trop mûre, de ceux qui y avaient cherché refuge. Un fragment de lingerie brodée, accroché à un espar, révèle une présence féminine. La femme est d’ailleurs introuvable ; mais du rouf en acajou, dont la mer a détruit les glaces, monte, continu, indistinct, un petit sanglot brisé.
Valmineau se précipite, il découvre, effondrée sur une banquette, une fillette folle de terreur, qui le regarde approcher sans avoir la force de faire un mouvement. Le pêcheur prend l’enfant dans ses bras, et remonte sur le pont du navire gémissant de toutes parts ; il y arrive au moment où la baleinière s’approche, et le dialogue s’engage, tandis que les canotiers manœuvrent à ranger le bord du yacht.
— Ohé ! du Gabion !
— Ohé ! braconnier !
— Vous arrivez trop tard. Y a plus rien à bord !
— Quoi ? Ils sont tous morts ?
— Tais-toi donc, Mortimprez. Regarde cette moucheronne.
Le barreur a enjambé le bastingage défoncé, ce qui lui est rendu possible par l’immobilité du bâtiment, solidement fiché dans les roches ; se tenant à un cordage, il se penche sur l’enfant, qui est à peu près évanouie maintenant au bras du solitaire. Mortimprez s’apitoie :
— Pauvre mioche ! fait-il. Plus jeune que ma dernière ! Et alors, les autres ?
Damase montre les corps, le canot vide et défoncé ; puis il conclut :
— Vous n’avez plus rien à faire ici, les camarades. Prenez les papiers du capitaine, et retournez au Port vivement, vu que la mer ne va pas être longue à démolir cette carcasse.
— Tu as raison, braconnier. Passe-moi la petite, et on s’en va.
Mortimprez s’approche avec compassion, déjà il tend les mains ; mais Valmineau se retourne, plus farouche, plus sauvage que jamais ; et il gronde âprement, sourcils froncés, mâchoire en bataille :
— Espère un peu, que je vas te la donner, la gosse ! C’est pas moi qui l’a sauvetée, peut-être ? Je la ramène et demain je la conduis chez le maire. Pour lors on voira quoi en faire !
Ayant achevé avec peine son discours haché par la tempête, le braconnier de la mer, méprisant et magnifique, crache sur les vagues et saute dans la Sainte-Madeleine, où il cale l’enfant du mieux qu’il peut, entre sa voile de rechange et des casiers à homards ; pour éviter qu’une vague ne l’enlève, il l’attache sur le banc. Enfin, prenant ses avirons, il prie Dieu de le protéger contre la mer démente.
Une lampe fumeuse éclairait Le logis du vieil Islais. Dans l’âtre primitif brûlait un fagot d’ajoncs qui découpaient sur le mur des silhouettes étranges. Avec une gaucherie attentive, Damase frictionnait à l’eau-de-vie les petits membres glacés de La fillette qui le regardait interdite, épouvantée encore des heures horribles qu’elle venait de vivre. Oh ! ce retour au milieu des vagues monstrueuses ! navigation de cauchemar, dont le souvenir la poursuivrait toujours.
— Là ! ça va aller mieux, petiote. Comment t’appelles-tu ?
— Annie…
— Quel âge as-tu ?
— Huit ans…
La voix frêle était tremblante, brisée par la fatigue et l’émotion. Damase ne jugea pas à propos de pousser plus loin son interrogatoire : la demoiselle, au matin, saurait s’y entendre bien mieux que lui ! Ayant en vain présenté à l’enfant un peu de saucisson à l’ail qui pour lui constituait la friandise suprême, et dont Annie se détourna avec dégoût, le bonhomme la coucha doucement sur son varech :
— Repose-toi, petite, n’aie pas peur…
Épuisée, elle dormait déjà, d’un sommeil profond où se détendait son menu corps lassé. Le braconnier baissa la lampe, aviva le feu, puis sans bruit se rassit au chevet de la couche primitive, ensoleillée par une coulée de cheveux blonds. Il n’osa pas allumer sa pipe, et demeura là immobile jusqu’à l’aube, contemplant la mignonne épave arrachée à la tempête qui grondait, avec une tendance à mollir, autour du fruste logis. Et dans la pensée du vieux se levait le souvenir de Josine, sa vraie mioche, qu’il avait aussi veillée dans les temps, vingt-cinq ans plus tôt, tandis qu’elle avait le croup…