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Le braconnier de la mer

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CHAPITRE VII

— Tu veux sortir par ce temps, père ?

Madeleine, achevant son déjeuner matinal aux côtés de M. Lemarquier, lui montrait le ciel où d’épaisses volutes grises roulaient, par-dessus les falaises ; au port, les canots se balançaient sur les derniers remous des vagues avalées par le goulet, et dans les maisonnettes blanches les hommes étaient restés, la mer étant encore démontée.

— Tu sais bien que j’avais projeté d’aller à l’anse des Broches.

— Au sujet de cet ermite, dont l’histoire se rattache à celui du monastère de Saint-Hilaire ?

— Justement, ma chérie. Le naturaliste La Pylaie et le docteur Viaud-Grand-Marais, à qui il faut toujours en revenir pour tout ce qui concerne notre île, parlent de ce Jean des Broches qui vécut dans la vallée où coule le ruisseau de la Cadouère. On ne le voyait que le dimanche, aux offices du moustier. Il arrivait, drapé dans une longue robe de druide, et sa piété édifiait l’assistance ; dès après la dernière prière, il regagnait sa solitude, grave et sans jamais adresser la parole à personne. Je veux aller sur place rechercher des traces de cet énigmatique personnage, que je pense être un moine venu de Bangor pour retrouver ses frères établis à Oïa…

— La tempête est à peine calmée, fit Madeleine. Dieu veuille que toutes les barques aient eu le temps de rentrer hier !

Le savant avait jeté son vêtement sur ses épaules. En ouvrant la porte, il se trouva en face de Valmineau. Le bonhomme tenait par la main une fillette au fin visage pâli.

— Ah ! vous voilà, mon brave ?

En même temps, Madeleine s’étonnait :

— Quelle est cette mignonne que vous nous amenez là ?

D’une haleine, le braconnier conta la tragique aventure de la nuit précédente. M. Lemarquier ne songeait plus à Jean des Broches, non plus que la jeune fille qui avait maternellement pris la gentille naufragée sur ses genoux. Quand le pêcheur se tut, Madeleine fit, en serrant sur son cœur l’enfant qui s’y blottissait avec confiance :

— Pauvre petite ! heureusement que l’on t’a sauvée ! Mais ceux qui étaient dans le bateau avec toi ?

La voix claire monta, un peu lasse, tout attristée par l’horrible souvenir :

— J’étais dans le canot quand il a versé ; marraine, papa, tout le monde a été jeté à la mer. Moi, j’ai glissé sur le pont avec le vieux Madec ; il m’a dit qu’il allait faire un radeau, puis un mât lui est tombé sur la tête, et il n’a plus bougé. Alors je me suis sauvée au salon…

— Effrayant ! murmura le professeur.

Madeleine poursuivit, tendrement :

— Tu n’as pas été blessée ?

— Non.

— Que faisait ton papa ?

— Il travaillait sur le bateau.

— A qui était-il, le bateau ?

— A M. le comte.

— Et comment s’appelait-il, M. le comte ?

— Il s’appelait M. le comte.

— Et le yacht ?

— Le yacht, c’était l’Antoinette, comme marraine.

— Et ton nom, à toi ?

— Annie… Annie Lauroy. Le frère à papa, il est boulanger à Monplaisir. J’y ai été une fois. C’est à côté d’une grande ville qui s’appelle Lyon.

M. Lemarquier intervint :

— Nous allons conduire cette enfant chez M. le doyen, pour décider avec lui ce qu’il convient de faire.

— Il y a près d’une lieue jusqu’à Port-Joinville, remarqua Madeleine.

L’objection ne fut pas du goût de Valmineau :

— Et mes bras, demoiselle, ne sont-ils pas là ? Je porterais bien cette pauvre galine tout le chemin s’il le fallait !

— Et bien ! partons.

— En route pour la cure !

Hélas ! pour une galine (chardonneret), la petite Annie levait un bien triste visage sur ses protecteurs !

L’abbé Parand était rentré de l’église mordu par l’anxiété, après avoir, à la Messe, jeté toute son âme de prêtre aux pieds du Sauveur des hommes, en imploration pour les Islais éprouvés par la tourmente. Et en était ainsi à chaque tempête : le recteur de cette modeste paroisse maritime souffrait les angoisses de tant de foyers où ni les pères ni les fils n’étaient rentrés. Sachant cela dans l’île, on en chérissait davantage le pasteur, et dès qu’on avait quelque nouvelle, dès qu’une barque avait rallié le port, plus ou moins meurtrie, on s’empressait vers la cure, par les rues onduleuses et montantes. Une fervente action de grâces s’élevait alors du prie-Dieu de l’abbé Parand.

Ce matin-là, le bilan de l’ouragan était sombre. Le Nereus, brisé sur l’estacade de l’avant-port, avait coulé un peu plus loin ; les hommes, d’ailleurs, ayant pu miraculeusement gagner la terre dans le canot du bord. Il y avait aussi le Saint-Pierre désemparé et chassant sur ses ancres, dont l’équipage s’était trouvé recueilli par le Tigre. Mais la Jeune-Captive dont on n’avait aucune nouvelle ! Pour celui-ci, c’était terrible. Et une ardente supplication s’élevait du cœur du pasteur. Il y avait quatre hommes sur ce bateau ; s’ils disparaissaient, ils laisseraient vingt-sept orphelins. « Mon Dieu, gémissait le prêtre, vous n’avez pas pu vouloir cela ! »

C’étaient de bons marins, quoiqu’ils aient manqué l’entrée du port au grand émoi de ceux qui les avaient aperçus au plus fort de la tourmente. Pour ne pas s’écraser contre la jetée où luit un feu vert, ils avaient repris brusquement le large. L’abbé Parand avait affirmé aux femmes qu’ils trouveraient un abri à La Rochelle. Pouvait-on réellement y compter par cette bourrasque ? Dans ce grand souci, les pertes matérielles, déjà considérables, passaient inaperçues.

— On se resserrera un peu plus encore, pensait l’abbé ; mais les hommes !

— M. le curé, c’est M. Lemarquier, de la Meule, avec sa demoiselle.

— Faites entrer, ma bonne.

— Il y a aussi le braconnier.

— Qu’il vienne avec eux.

— Et une petite fille qui a l’air toute perdue.

— Dépêchez-vous, Sidonie ; est-ce qu’on laisse ainsi des chrétiens à la porte ?

La vieille Islaise se hâtait, troublée. Quel miracle pouvait amener à la cure, en semblable compagnie, le sauvage des Corbeaux ? Elle introduisit les visiteurs, et, quoi qu’en eût sa curiosité, referma derrière eux l’huis fort exactement, car M. le curé n’aimait pas les courants d’air.

Ce fut Madeleine qui entama la conversation, après les compliments d’usage :

— M. le doyen, nous vous amenons une petite naufragée.

L’abbé Parand regarda la fillette dont les grands yeux clairs semblaient deux fleurs tristes, épanouies sous l’or des boucles. Sa main, se posant au front pur, esquissa paternellement le signe de la bénédiction ; il prononça :

— Pauvre mignonne ! elle était sans doute sur le yacht qui a sombré cette nuit à la pointe Sud ?

— Ah ! Monsieur le Curé, interrogea le braconnier, vous savez ?…

— Mortimprez m’en a dit un mot tout à l’heure à l’église, mon brave.

Une lueur flamba sous les sourcils broussailleux du bonhomme :

— Tant qu’il y était, il ne vous a pas dit que c’était lui qui avait sauvé la mioche, peut-être ?

L’abbé Parand connaissait ses paroissiens, braves cœurs, mais souvent rude écorce. La boutade donc ne l’étonna guère ; il répondit dans un sourire :

— Non pas, Valmineau. Il m’a dit, au contraire, que le Gabion était sorti pour rien.

— Damase a ramené la seule survivante, cette enfant. Quelques morts seulement demeuraient encore sur le pont, fit M. Lemarquier.

— Annie, ma chérie, répète à M. le doyen ce que tu nous as dit tout à l’heure.

La fillette leva vers Madeleine son visage aux traits tirés. D’une voix tremblante qui parfois sombrait dans un sanglot, elle recommença son navrant récit ; et dans la grande pièce calme, illuminée par le rayonnement d’anciennes gravures, flotta l’aile du malheur qui, cette nuit, sur la mer démontée, avait rendu cette enfant orpheline, et fauché, gerbe précieuse, tout un bouquet de vies. Quand la petite fille se tut, le pêcheur tira la conclusion qui s’imposait :

— Alors, on vient prendre votre avis sur ce qu’il faut faire, Monsieur le curé. Censé un conseil de famille, quoi !

— Je suis touché de votre confiance à tous, mes amis, répondit le prêtre ; mais il ne faut pas oublier qu’avant toute chose une déclaration officielle est nécessaire. Allons rendre visite au maire : c’est un esprit avisé et un excellent homme. Nous verrons avec lui comment il convient d’agir.

L’abbé Parand passa la main sur son front pour en écarter le souci de la Jeune-Captive, puis il atteignit un chapeau qui aurait eu tous les droits à ses invalides, mais que la charité pastorale condamnait à un service prolongé. Et tous cinq se dirigèrent vers la route qui, en bordure de la côte, joint Port-Joinville à Ker-Châlon. De ce côté, quelques villas élèvent leurs façades coquettes devant l’admirable tableau maritime qu’au lointain les grèves du continent ourlent d’or pâle. C’était là qu’habitait M. de Marcis, l’un des deux médecins et le maire de l’île.

Avec émotion, car un cœur pitoyable à la détresse humaine battait dans sa poitrine, l’officier municipal écouta l’histoire d’Annie. Il posa quelques questions, prit quelques notes, obtint du braconnier, passablement intimidé, une déposition en bonne forme quant à l’état dans lequel il avait trouvé l’épave de l’Antoinette. Puis, se tournant vers l’abbé Parand :

— Et bien ! mon cher Curé, tout le monde a agi pour le mieux, n’est-il pas vrai ? A votre avis, que convient-il de faire maintenant ?

— Je crois que vous devriez écrire à l’oncle de cette enfant ; il est, en somme, l’unique soutien naturel que nous lui connaissions.

— Parfaitement. Nous demanderons à ce monsieur quelles sont ses intentions à l’égard de la pauvre petite… Est-elle mignonne ! Voyez-la donc… Mais, jusqu’à ce que nous soyons fixés ?

— D’ici là, proposa le doyen avec bonté, les religieuses du Sacré-Cœur trouveront bien dans mon école libre un lit blanc pour recevoir cette oiselle tombée du nid, ou plus exactement surgie de la mer…

Depuis quelques instants le braconnier s’agitait sur sa chaise, tout comme si des langoustes vindicatives eussent tenaillé sa culotte. Ses lèvres frémissaient d’impatience contenue, il pétrissait sans ménagement son béret des grands jours. Si bien que Madeleine en eut pitié :

— Voyons, père Damase, vous avez une idée ?

Le bonhomme éclata :

— Demoiselle, c’est pas pour dire du mal de ces dames de Mormaison, qui sont saintes, et dévouées, et tout ; mais je ne vois pas la petite chez elles ! Monsieur le curé m’excusera : ça me fait l’effet qu’elle serait à l’hospice !

Il se tut, reprit haleine ; le curé interrogea avec indulgence :

— Quelle autre solution voyez-vous, mon ami ?

— Oh ! c’est simple ! Sûr que je ne peux pas prendre cette petiote dans ma cambuse, et lui enseigner à tendre des nasses. Mais si la demoiselle voulait comme qui dirait être sa mère, au moins jusqu’à ce que l’oncle réponde, ça serait le mieux…

Un sanglot, menu comme un cri d’oiseau, vibra soudain, interrompant le débat ; la fillette, épouvantée par les changements survenus autour d’elle, et plus encore par la disparition de ceux qu’elle aimait, la fillette, lassée de la contrainte que depuis si longtemps elle s’imposait, venait de se jeter en pleurant dans les bras de Madeleine, qui se refermèrent sur elle d’un geste maternel.

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