Le Pays de l'Instar
ACTE DEUXIÈME
La tribune du grand orgue à la cathédrale. On y arrive par l’escalier en colimaçon qui aboutit au fond de la scène, ou par la galerie, à droite, qui fait le tour de l’église. La gauche de la scène est occupée par la caisse de l’orgue, avec ses tuyaux, que les spectateurs de face voient de profil : là est une porte pour pénétrer dans le réduit du souffleur. A droite, orienté de même, le clavier où s’installe l’organiste. A gauche, porte basse fermée d’un verrou, par où l’on monte dans le clocher.
Au lever du rideau, Gérôme et Calfa causent à l’avant-scène. Les agents en bourgeois sont groupés dans le fond.
SCÈNE PREMIÈRE
GÉRÔME, CALFA, LES AGENTS
GÉRÔME.
Est-ce que vous comptez arrêter la personne avant qu’elle ait jeté le vitriol, ou après ?
CALFA.
Cela dépendra des circonstances, monsieur Gérôme ; permettez-moi de réserver mon appréciation.
GÉRÔME.
C’est moi qui m’excuse. Je ne suis que le bedeau chargé de faciliter l’action de la justice, en mettant à votre disposition les ressources de notre église. Sans vous faire ressortir les avantages stratégiques de la galerie circulaire qui aboutit ici et vous permet de dominer la nef de tous les côtés, vous avez double dégagement : l’escalier par lequel nous sommes montés, et un autre, à l’extrémité opposée, derrière le maître-autel, dans la chapelle de saint Antoine…
CALFA.
Saint Antoine de Padoue ?
GÉRÔME.
Bien entendu.
CALFA.
Bien trouvé. Cette porte ?…
GÉRÔME.
Donne dans l’escalier du clocher. Pas d’indiscrétions à craindre. Le sonneur ne passe jamais par ici, il tire les cloches d’en bas ; quant à l’organiste, M. Canette, vous savez qu’il est extrêmement myope.
CALFA.
En général, tous les bons organistes sont même aveugles.
GÉRÔME.
Enfin, j’ai pensé que, de toute façon, votre quartier général serait mieux ici qu’à la sacristie : l’orgue, c’est encore l’église, mais avec un petit côté profane. C’est plus décent.
CALFA.
Je vous approuve, monsieur Gérôme, j’aime ces nuances. Certes, je sais, quand il le faut, ne reculer devant aucun scandale ; mais, si celui que nous craignons et que nous attendons se produit, il sera assez retentissant, il nous fera suffisamment d’honneur, pour qu’il soit inutile d’y ajouter le piment du sacrilège ! (Aux agents.) Et justement, Messieurs, je vous rappelle ce que je vous ai dit : vous allez être disséminés parmi les fidèles et les invités ; vous ne devez vous faire remarquer pendant la cérémonie que par votre correction et votre recueillement.
GÉRÔME.
Dois-je me retirer si vous avez à donner quelques instructions confidentielles ?
CALFA.
Mais pas du tout. Il ne me reste qu’à jeter un coup d’œil sur ces tenues bourgeoises : vous êtes homme de goût, vous n’êtes pas de trop. (Revue.) Ah ! d’abord une observation générale : je remarque que vous avez tous pris vos matraques, c’est très bien ; même au milieu d’une foule inoffensive, un représentant de la force publique ne doit jamais marcher désarmé. Seulement je vous recommande de vous en servir à la façon des gentlemen, c’est-à-dire en portant votre chapeau au bout. Maintenant, voyons les détails. Ah ! Lambert, il ne fallait pas vous mettre en habit, mon garçon ; même en province, il n’y a que les gens de la noce qui portent l’habit, et vous figurez seulement un invité à la cérémonie… Enfin, vous boutonnerez votre pardessus. Lerouge, on ne vient pas à une messe de mariage en veston de chasse ! Allons, mettez-y ce ruban violet : comme ça, ça ira tout de même. Bien, Guibal, tournez-vous un peu ; bien ! Ah ! seulement la cravate… attendez que je vous arrange un peu ce nœud-là. Bien. Qu’en dites-vous, Monsieur Gérôme ?
GÉRÔME.
Mon Dieu, ces messieurs se sont peut-être donné beaucoup de mal. Vous savez, Monsieur Calfa, dans nos petites villes, tout le monde se connaît. Alors que Guibal, ou Lambert, ou Lerouge, aient ou n’aient pas leur uniforme, chacun sait bien qu’ils en sont.
CALFA.
Raison de plus pour que leur tenue soit irréprochable et qu’ils fassent honneur à la police. Je ne prétends pas qu’ils donnent le ton, mais du moins, en les voyant, je veux qu’on dise : A la bonne heure ! quand les agents d’ici sont en civil, ils ne sont pas habillés comme des mouchards. Mais il est temps que je prenne mes dernières dispositions.
GÉRÔME.
Oh ! nous ne sommes pas pressés, le mariage est pour midi ; les mariés ne seront pas ici avant une heure et quart, c’est un grand mariage. Tenez, passons par la galerie : si vous êtes amateur, je vous montrerai, chemin faisant, de petits chapiteaux assez gaulois…
CALFA.
Oui, je sais, il y en a dans toutes les églises.
GÉRÔME.
On raconte que c’était pour amuser les moines.
CALFA.
Je le croirais assez volontiers. Ce sont des chapiteaux gothiques ?
GÉRÔME.
Gothiques.
CALFA avec un rire fin et satisfait.
Gothon !
Ils s’en vont par la galerie, suivis des agents.
De l’escalier du fond sortent Bédu et Ramage, portant chacun par une extrémité un violoncelle dans sa boîte.
SCÈNE II
RAMAGE, BÉDU
RAMAGE.
Ouf ! cette fois nous y sommes !
BÉDU.
Oui. Le violoncelle est un joli instrument, mais ce n’est pas un instrument de voyage.
RAMAGE.
Je vous demande pardon de cette corvée, mon cher ami, si je ne vous avais rencontré pour me donner un coup de main, je ne sais comment j’aurais fait.
BÉDU.
Heureusement que nous nous rencontrons toujours !
RAMAGE.
Il n’y avait pas moyen d’avoir la bonne, ce matin. Mme Ramage doit inaugurer pour la cérémonie une nouvelle robe qui s’agrafe dans le dos : ça n’en finit plus. Et puis j’ai cherché Jeunhomme pour porter ma boîte ; introuvable !
BÉDU.
Parbleu ! Il prépare le coup.
RAMAGE.
Alors, vous comptez toujours qu’il va se passer quelque chose ?
BÉDU.
Mais absolument ! Je l’ai dit à ma femme.
RAMAGE.
C’est une raison.
BÉDU.
S’il ne se passait rien, elle ne me pardonnerait pas d’avoir passé la nuit dehors.
RAMAGE.
Mais alors ce n’était pas la peine que je trimballe ici mon violoncelle. Ça va me couper mon Ave Maria de Gounod !
BÉDU.
Au contraire, c’est excellent ! Comme cela vous allez être aux premières loges pour tout voir sans courir de risques.
RAMAGE.
Quels risques ?
BÉDU.
Dame ! un attentat, dans la foule, les balles de revolver, le vitriol, ça tombe où ça peut.
RAMAGE.
Il est certain que pour tomber ici, il faudrait que la bouteille fût drôlement lancée.
BÉDU.
Aussi, comme ma fille doit chanter…
RAMAGE.
Mlle Amélie doit chanter : mais c’était une surprise…
BÉDU.
Oui, c’était la surprise : voilà deux mois qu’elle l’étudie. Ma femme et moi en profiterons pour rester à l’orgue.
RAMAGE.
Voilà une excellente idée !
BÉDU.
Remarquez bien que ce que j’en fais, c’est surtout pour éviter des émotions à ces dames. Vous pensez que, personnellement, une femme ne me fait pas peur, et je n’aurais pas été fâché de voir celle-là d’un peu près : n’est-ce pas, c’est toujours un joli souvenir ; c’est même pour cela que j’étais venu un peu en avance. (Il regarde dans la nef, tout en causant.) Tiens, mais, dites donc, voilà une toilette, un chapeau, oh ! oh !…
RAMAGE.
Où donc ?
BÉDU.
Là, en bas, elle disparaît sous la tribune… on ne la voit plus… elle monte l’escalier alors… elle vient par ici…
Il se dirige vivement vers l’escalier et se trouve nez à nez avec Mme Ramage.
SCÈNE III
Les mêmes, Mme RAMAGE
Mme RAMAGE.
Ah ! Monsieur Bédu !… je cherche mon mari…
BÉDU.
Madame Ramage !…
RAMAGE.
Mais c’est ma femme !
BÉDU.
Je vous demande pardon, mon cher ami ; mais, comme vous m’aviez dit, une robe neuve… ces manteaux, ces chapeaux auxquels on n’est pas habitué, changent tellement ces dames…
RAMAGE.
Au contraire, Bédu, au contraire !…
Gérôme et Calfa débouchent par l’escalier.
SCÈNE IV
RAMAGE, BÉDU, Mme RAMAGE, CALFA, GÉRÔME
GÉRÔME.
Elle est montée par ici, Monsieur le commissaire… je l’ai pistée dans l’église, le temps de vous faire signe : elle est montée par ici…
CALFA.
Madame… messieurs… eh ! bien, Gérôme ?
GÉRÔME.
Mais c’est Mme Ramage !… ce chapeau… ce manteau !…
CALFA.
Comment ? Vous avez pris Madame ? C’est fort désagréable… voilà une erreur ridicule…
GÉRÔME.
Remarquez que personne ne se doute…
Toujours de l’escalier, et vite, débouchent un enfant de chœur et un petit pâtissier.
SCÈNE V
Les mêmes, L’ENFANT DE CHŒUR, LE PETIT PATISSIER
L’ENFANT DE CHŒUR.
Ben ? où qu’elle est la dame au chapeau qu’ils ont dit ? Où qu’elle est leur Parisienne ?
LE PETIT PATISSIER.
Fff… c’est Mme Ramage…
GÉRÔME, à l’enfant de chœur.
Toi, je vais te faire soigner par M. l’Abbé.
CALFA, au petit pâtissier.
Et toi ? polisson, qu’est-ce que tu viens faire ?
LE PETIT PATISSIER.
Mais, m’sieu, je suis enfant de chœur aussi, je suis en extra pour la cérémonie, c’est seulement que je m’ai pas encore habillé…
L’ENFANT DE CHŒUR.
Vrai ! ils n’ont pas l’œil !
Ils se sauvent, croisant Mme et Mlle Bédu.
SCÈNE VI
Mme BÉDU, Mlle BÉDU, RAMAGE, BÉDU, Mme RAMAGE, CALFA, GÉRÔME
Mme BÉDU.
Eh ! bien ! elle est arrêtée ? On m’avait dit en bas qu’elle était montée ici et que M. Calfa l’avait arrêtée…
Mlle BÉDU.
Je vais donc voir une grande grue, une grande grue de Paris !
BÉDU.
Il y a confusion…
Mme RAMAGE.
Oui, il paraît que c’est la faute de mon nouveau chapeau…
Mme BÉDU.
C’est pourtant un chapeau tout ce qu’il y a de plus simple, chère amie.
Mme RAMAGE.
N’est-ce pas, chère amie ?
CALFA.
Permettez-moi, Madame, et vous aussi, Monsieur Ramage, de vous exprimer nos excuses…
RAMAGE.
Mais comment donc ? Cela nous rappelle les premiers temps de notre mariage, où l’on me croyait toujours en bonne fortune quand je sortais avec ma femme.
Mme RAMAGE.
C’était le bon temps !
Mme BÉDU.
M. Bédu n’a jamais eu l’air d’être en bonne fortune avec moi, même aux premiers jours de notre mariage.
BÉDU.
Et pourtant, c’était le bon temps aussi.
Mme BÉDU.
Mais, alors, Monsieur Bédu, toute cette histoire ?… je suppose que ce n’est pas parce que Mme Ramage a un chapeau neuf que vous êtes rentré à trois heures du matin ?
BÉDU.
Mais, ma bonne amie, vois comme tu es avec moi, comme tu manques de confiance ! Je t’assure qu’il y a une autre femme dans l’air, une femme qui n’est pas d’ici, qui va faire un scandale, comme nous en avions été privés depuis longtemps, bref, tout ce que je t’ai raconté. Tiens, tu vois bien qu’il y a déjà le commissaire, demande-le-lui au commissaire. N’est-ce pas, Monsieur Calfa, qu’un grand scandale se prépare…
CALFA.
Cher Monsieur, le secret, le secret professionnel…
BÉDU.
Allons, vous faites des façons parce qu’il y a des dames… mais vous, Gérôme, dites un peu à ma femme…
GÉRÔME.
Je ne dirai qu’une chose, c’est que j’ai déjeuné…
Mme BÉDU.
Quel rapport ?
GÉRÔME.
Si j’ai déjeuné, c’est probablement qu’il pourrait bien ne pas y avoir de lunch, tout à l’heure, chez Mme Champenois.
TOUS.
Pas de lunch ? Il n’y aura pas de lunch ?
GÉRÔME.
Dame ! s’il se passe du grabuge pendant la cérémonie, vous pensez bien que le lunch…
Tous commencent à remonter vers l’escalier de sortie.
RAMAGE.
Pas de lunch, fichtre ! voilà qui est plus sérieux !
Mme RAMAGE.
En somme, la messe ne commencera pas avant une demi-heure ?
Le mouvement de retraite s’accentue.
Mme BÉDU.
Vous comprenez que, nous aussi, nous avons déjeuné. Mais s’il doit réellement se passer quelque chose, je songe que je n’ai pas apporté mes sels.
Ils descendent. Restent en arrière Amélie et son père.
AMÉLIE.
Alors, une grande grue, ça peut être une femme comme Mme Ramage ?
BÉDU, distrait.
Ce sont des gens qui n’y connaissent rien (Se reprenant.) Eh ! bien, Amélie ?
Il ne reste plus que Gérôme qui fermait la marche et s’apprête à descendre, lui aussi, quand la préfète, arrivée par la galerie, l’interpelle.
SCÈNE VII
LA PRÉFÈTE, GÉRÔME
LA PRÉFÈTE.
Monsieur le bedeau ?
GÉRÔME, sans se retourner.
Je le répète : il sera prudent d’avoir déjeuné.
LA PRÉFÈTE.
Merci, j’ai déjeuné ! Est-ce que vous avez fini d’accompagner ces touristes ?
GÉRÔME, l’apercevant.
Hein ? (A part.) Oh ! cette fois, ce n’est pas Mme Bédu, ce n’est pas Mme Ramage, je ne me trompe pas. (Haut.) Vous êtes bien la personne qui est arrivée cette nuit par l’express de 1 h. 52 ? (A part.) Elle va nier, parbleu !
LA PRÉFÈTE.
Tiens, vous savez ça ?
GÉRÔME, à part.
Quel cynisme ! (Haut.) Je sais bien d’autres choses ! (A part.) Mais ne nous trahissons pas !
LA PRÉFÈTE.
Je le pense bien, c’est justement. (A part.) Quel type ! (Haut.) Eh bien, Monsieur le bedeau qui savez tant de choses, dites-moi donc ce qu’il y a encore de curieux à voir dans votre église ? On m’avait parlé de l’orgue, qui n’est pas mal en effet. Je viens aussi de voir là, dans la galerie, des chapiteaux assez peu convenables.
GÉRÔME.
Je ne les ai jamais regardés.
LA PRÉFÈTE.
Ils n’ont pas de chance. Mais est-ce qu’il y a autre chose à visiter, un trésor, une crypte ?
Tout en causant la préfète inspecte la tribune, regarde dans la nef.
GÉRÔME, à part.
Comme elle se possède ! elle est vraiment forte ! (Haut.) Alors, votre résolution est bien arrêtée ? Vous voulez rester ici ?
LA PRÉFÈTE.
Je vous demande s’il y a autre chose à voir ? Il faut bien que je tue le temps…
GÉRÔME.
Que vous tuiez le temps ! (A part.) La malheureuse !
LA PRÉFÈTE.
Qu’est-ce que vous dites ? Eh bien ! Où m’allez-vous conduire ?
GÉRÔME, à part.
Quelle idée ! (Haut.) Voulez-vous monter au clocher ?
Il ouvre la porte.
LA PRÉFÈTE.
Ça vaut la peine ?
GÉRÔME.
La vue est admirable !…
LA PRÉFÈTE.
Si c’est trop haut, je ne grimpe pas…
GÉRÔME, à part.
Elle se méfie ! (Haut.) C’est un tout petit clocher. Voici la porte…
LA PRÉFÈTE, à part.
Il tient à gagner ses quarante sous. (Haut.) Enfin, si ça m’ennuie, je redescendrai. Tenez, mon brave homme…
Elle passe la porte.
GÉRÔME pousse le verrou, regarde et empoche la pièce.
A la grâce de Dieu ! Et maintenant, allons prévenir le commissaire. Je crois que voilà qui répare ma bévue de tout à l’heure. Mais, comment s’y reconnaître dans un temps où les honnêtes femmes mettent des chapeaux à plumes, et les grues des chapeaux canotiers ?… Allons prévenir le commissaire !
Il s’en va par l’escalier.
SCÈNE VIII
JEUNHOMME, LA PRÉFÈTE
JEUNHOMME, sortant du réduit du souffleur d’orgue.
On étouffe dans cette boîte : je vais établir un petit courant d’air avec le clocher. (Il ouvre la porte du clocher.) Qu’est-ce que je pourrais bien inventer pour me distraire en attendant la messe ? Voyons s’il y a toujours un écho. (Criant par la porte.) Eh ! oh ! eh ! oh !
LA PRÉFÈTE, du clocher.
Oh ! oui, vous savez, je ne reste pas. (Paraissant à la porte.) Non, décidément ! Ce qui m’ennuie, ce n’est pas tant de monter toutes ces marches, c’est de penser qu’il faudrait encore les redescendre…
JEUNHOMME.
Tiens, Mme la Préfète qui visite son église…
LA PRÉFÈTE.
Comment ! C’est encore vous ! et c’est ici que je vous retrouve ?…
JEUNHOMME.
Oh ! je n’y ai pas couché. Je fais seulement une suppléance : je suis venu pour remplacer le souffleur de l’orgue qui est de mes amis…
LA PRÉFÈTE.
Vous avez des relations bien cléricales pour un anarchiste, Monsieur Jeunhomme.
JEUNHOMME.
Il faut avoir des amis dans tous les camps. Donc, il était indisposé, et comme, en somme, ça n’est pas bien difficile, je suis venu souffler à sa place…
LA PRÉFÈTE.
Au pied levé. Mais le curé n’est pas effrayé par votre réputation, il vous accepte ? Je le recommanderai à mon mari, il est tolérant.
JEUNHOMME.
Oh ! moi, je suis à un point où on n’y fait plus attention : je ne suis pas électeur. D’ailleurs le curé n’en saura rien. Je me tiens bien tranquille là, dans ma boîte… personne ne me voit.
LA PRÉFÈTE.
Il y a donc une grande cérémonie ?
JEUNHOMME.
Un mariage. Et même j’y pense, puisque vous êtes venue inspecter la nouvelle résidence de M. le Préfet…
LA PRÉFÈTE.
Oh ! oui, et je m’en donne : c’est si agréable de n’être pas la Préfète, de ne pas se sentir épiée, surveillée : la Préfète était habillée comme ci ; la Préfète est allée par là…
JEUNHOMME.
C’est vrai qu’au fond vous êtes comme moi, nous sommes tous les deux sous la surveillance de la police : moi, c’est la police administrative, et vous la police de vos administrés…
LA PRÉFÈTE.
Et la mienne n’est pas plus amusante, mon pauvre Jeunhomme ! Elle a bien plus d’yeux, d’abord, et bien plus d’oreilles, et elle y met d’autant plus de zèle qu’elle n’est pas payée pour ça. Aussi ce que c’est bon de lui échapper un peu, de se sentir libre : croyez-vous que, lorsque je reviendrai ici, préfète, nous pourrons causer comme cela tranquillement tous deux ?
JEUNHOMME.
C’est vrai ; c’est-à-dire que moi, je le pourrais : je suis presque plus libre que vous.
LA PRÉFÈTE.
Ah ! songer que du moins, en ce moment, personne dans cette église, ne se doute, ne se soucie de ma présence, que personne ne s’inquiète de moi !
JEUNHOMME.
Personne. Et pourtant tout le monde est là, car, je vous le disais, c’est un grand mariage et, si vous voulez rester, vous verrez défiler, sans qu’il s’en doute, tout le personnel de vos réceptions futures, vous le connaîtrez avant qu’il ne vous connaisse.
LA PRÉFÈTE.
Allez, je le connais déjà. Rien ne ressemble tant aux fonctionnaires d’une préfecture que les fonctionnaires d’une autre préfecture : ils ont les mêmes habits, le même langage, et jusqu’aux mêmes têtes. C’est positif ; il y a un moule pour les receveurs d’enregistrement, pour leurs femmes, même pour leurs enfants. Une ville de vingt mille âmes, c’est toutes les villes de vingt mille âmes, et c’est à croire que par toute la France il n’y a que vingt mille âmes en tout.
JEUNHOMME.
Vingt mille, Madame, vingt mille âmes… croyez qu’il n’y en a pas tant.
LA PRÉFÈTE.
Vous êtes philosophe, Monsieur Jeunhomme !
JEUNHOMME.
A force de ne plus travailler de mes mains ! Vous restez pour le défilé ?
LA PRÉFÈTE.
C’est bientôt cette cérémonie ?
JEUNHOMME.
Mon Dieu, il y a une demi-heure que ce devrait être commencé. Mettons encore une demi-heure. Vous pourriez, en attendant, voir le tableau de la sacristie.
LA PRÉFÈTE.
Il y a un tableau à voir ?
JEUNHOMME.
C’est un tableau d’un peintre local, que l’État avait acheté et envoyé. On l’a mis dans la sacristie à cause d’un petit ange qu’on trouvait trop nu pour le montrer, en public, dans une chapelle… la sacristie, vous comprenez, c’est plus intime…
LA PRÉFÈTE.
Allons voir le petit ange…
JEUNHOMME.
Par cette galerie, vous y serez tout de suite, je vais vous indiquer. Vous avez vu les sculptures des chapiteaux ?
LA PRÉFÈTE.
Oui, à l’hôtel on me les avait déjà signalés. Il paraît que c’est la grande attraction de cette église.
JEUNHOMME.
Les archéologues n’y viennent que pour ça.
Ils s’éloignent par la galerie.
SCÈNE IX
LANVORNAY, arrivant par l’escalier du fond
Ma petite Germaine m’a fait promettre que, le matin de notre mariage, j’irais graver nos initiales sur l’escalier du clocher, avec la pointe de mon couteau. Idée puérile, mais charmante ! Et puis il paraît que c’est une coutume du pays. Seulement le coiffeur m’a mis en retard, je n’ai plus beaucoup de temps. N’importe. Évidemment ça ne serait pas indispensable ; mais, n’est-ce pas, on ne se marie que pour avoir de ces petits souvenirs-là !
Il monte au clocher par la porte ouverte, mais Jeunhomme revient qui la ferme soigneusement.
SCÈNE X
JEUNHOMME
Non, il vient trop d’air maintenant, c’est mauvais pour mon rhume, qu’est-ce que dirait Calfa ?… Rentrons chez nous.
Il a réintégré les flancs de l’orgue, quand Gérôme et Calfa paraissent au fond.
SCÈNE XI
GÉRÔME, CALFA
CALFA.
Alors vous l’avez enfermée dans le clocher ?
GÉRÔME.
Oui, et, sans vouloir me poser en maître, il me semble que c’est assez bien imaginé.
CALFA.
Évidemment, c’est une solution. Mais, voulez-vous mon opinion ? Vous ne vous fâcherez pas ? C’est une solution sans élégance.
GÉRÔME.
Comment ! j’assure la tranquillité de la cérémonie, je mets cette femme dans l’impossibilité de nuire…
CALFA.
C’est justement. Vous comprenez bien, si j’avais pensé que ce fût là le résultat à atteindre, ce n’était pas bien malin : je n’avais qu’à la faire garder à vue à l’hôtel.
GÉRÔME.
Tiens, au fait : pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
CALFA.
Ah ! Monsieur Gérôme, Monsieur Gérôme, comme on voit bien qu’avec des dispositions pourtant remarquables vous n’êtes qu’un amateur : vous n’avez pas nos coquetteries professionnelles !
GÉRÔME.
Enfin, l’important est que vous empêchiez un malheur ?
CALFA.
Non ! l’important était qu’on vît bien qu’il pouvait arriver un malheur, mais que nous avions pris toutes nos précautions. Nous ne commandons pas à l’orage, mais nous apportons des parapluies. Si l’orage ne crevait jamais, on finirait par trouver que les parapluies sont des instruments encombrants et d’une forme ridicule. Comprenez-vous la vraie mission de la police ? Enfin ! vous êtes bien sûr, cette fois, que c’est bien la personne qui est là dedans ?
GÉRÔME.
Absolument sûr, comme je vous vois, je le lui ai demandé.
CALFA.
Et elle vous a répondu qu’elle était la maîtresse du jeune marié ?
GÉRÔME.
Pas complètement. Mais c’était facile à comprendre.
CALFA.
D’ailleurs, je vais m’assurer à mon tour, sans avoir l’air…
GÉRÔME.
Si vous n’avez plus besoin de moi, il serait peut-être bon que j’aille m’occuper aussi des derniers apprêts de la cérémonie ?
CALFA.
Mais sans doute. Seulement je remarque qu’il n’y a pas de serrure à cette porte. Il faudrait deux agents pour garder le verrou et empêcher que, si la prisonnière s’impatiente et si l’on entend frapper, il ne prenne à quelqu’un fantaisie d’ouvrir. Voulez-vous être assez aimable pour envoyer deux agents à qui vous expliquerez ce qu’ils auront à faire.
GÉRÔME.
Je leur dirai que vous leur donnez pour consigne de ne laisser tirer ce verrou, sous aucun prétexte ?…
CALFA.
C’est cela même, et merci.
GÉRÔME.
Sans rancune ?
CALFA.
Comment donc : on peut avoir des points de vue différents en matière de police, et cela n’empêche pas qu’on s’estime. Et puis, qui sait ? Le hasard est un grand maître. Assurons-nous toujours.
Gérôme est parti. Calfa ouvre la porte du clocher et se trouve nez à nez avec Lanvornay.
SCÈNE XII
LANVORNAY, CALFA
LANVORNAY.
Ah ! je vous remercie, Monsieur, on voit à peine clair là dedans, je ne pouvais plus ouvrir la porte !…
Il va pour filer.
CALFA.
Voyons, je ne rêve pas ; ce n’est pas un déguisement : c’est bien un homme… C’est même le jeune marié !… Eh ! Monsieur !…
LANVORNAY.
Oh ! je vous demande pardon… on doit m’attendre, je suis très pressé. Tiens, j’ai même laissé mon couteau là-haut… tant pis… Bonsoir, Monsieur !
Il file.
CALFA.
Voyons, Gérôme n’est pas un professionnel, c’est égal, il n’a pu se tromper à ce point : l’homme, je le retrouverai toujours. Mais elle, la femme, qu’est-ce qu’il en a fait, qu’est-elle devenue ? Un dernier rendez-vous, peut-être. Il a parlé de son couteau ? Quelles turpitudes vais-je découvrir, ou quel drame ? Tout va bien.
Il monte au clocher. Les deux agents envoyés de service s’arrêtent devant la porte que Calfa vient de laisser ouverte.
SCÈNE XIII
LAMBERT, GUIBAL
LAMBERT.
Puisqu’il s’agit que personne entre et que personne sorte, si une bonne fois nous poussions le verrou ?
GUIBAL.
Nous n’avons pas d’instructions.
LAMBERT.
Il y a des cas où il faut montrer un peu d’initiative. (Il pousse le verrou) Là ! comme ça nous n’aurons qu’à surveiller du coin de l’œil, et, de l’autre, nous pourrons voir un peu la cérémonie.
GUIBAL.
Je suis libre penseur, mais les grandes cérémonies religieuses, ça m’impressionne toujours.
LAMBERT.
Oui, nous avons tous fait notre première communion.
GUIBAL.
Oui, on aura beau dire, pour un mariage, rien ne remplace l’autel avec les fleurs, et les cierges, et l’orgue, et les suisses.
Ils rôdent autour de l’orgue.
LAMBERT.
C’est curieux un orgue ; je n’en avais jamais vu de près, c’est gros !
GUIBAL.
C’est censément plus gros qu’un piano.
LAMBERT.
M. Canette en joue bien, encore qu’il n’y voit guère…
GUIBAL.
C’est sans doute que, quand on n’y voit pas, on entend mieux.
LAMBERT.
Moi, j’aime surtout quand cela fait un petit bruit, comme si c’était dans le lointain, et que ça tremble.
GUIBAL.
Oui, on dirait qu’on vous chatouille.
LAMBERT, lisant.
Voix céleste… cor anglais…
GUIBAL.
Toujours les Anglais, nom de Dieu ! ça me gâte un peu mon plaisir !
LAMBERT.
A notre poste, voilà qu’on vient.
Ils sont installés près de la porte quand arrivent les Bédu et les Ramage.
SCÈNE XIV
Les mêmes, Mme RAMAGE, Mlle BÉDU, BÉDU, RAMAGE
Mme RAMAGE.
Tiens, il y a d’autres invités qui font comme nous qui s’installent à l’orgue.
Mlle BÉDU.
Nous ne les connaissons pas. Ce sont peut-être des touristes ?
BÉDU.
Chut ! ce sont des agents. Il y en a comme ça plein l’église.
Mme RAMAGE.
C’est très impressionnant ! Mais ils ne sont pas en uniforme ?
BÉDU.
Ils ne sont pas en uniforme pour qu’on ne les reconnaisse pas. (Montrant dans la nef.) Tenez, il y a là Babin, et Lacaze, et Choquart, le petit blond…
Mme RAMAGE.
Cela ne vous fait rien, chère amie, de sentir qu’on est comme cela enveloppée de soldats ?…
Mme BÉDU.
Les sergents de ville ne sont pas des soldats.
Mme RAMAGE.
Sans doute, n’empêche que de les savoir là calmes, immobiles, plein l’église, je trouve que cela donne aux circonstances une solennité particulière : j’imagine que ce que j’éprouve, c’est comme si j’assistais à une messe à bord d’un navire, vous savez, avec tout l’équipage…
Mme BÉDU.
Vous avez de l’imagination.
Mme RAMAGE.
Il faut bien.
Mme BÉDU.
Pour moi, je trouve qu’il n’y a pas de belle cérémonie de mariage sans uniformes dans le cortège.
Mme RAMAGE.
Ils ont dû faire venir leur cousin…
Mme BÉDU.
Oui, ce fameux cousin qui est quelque chose dans les douanes, ou dans l’intendance, et qui s’est promené tout l’été dernier, à la musique, avec une pelisse d’officier…
Mlle BÉDU.
Est-ce qu’un substitut peut être autorisé à se marier en robe ?
Mme BÉDU.
Qu’est-ce que ça peut te faire ?
RAMAGE.
Allons, madame Bédu, Bédu autorise : venez que je vous montre les horreurs que les moines avaient mises dans cette galerie…
Mme BÉDU.
M. Bédu n’a rien à autoriser.
RAMAGE.
Voyons, nous avons encore quelques minutes à perdre, il faut en profiter : on ne marie pas tous les jours la fille d’une amie. Vous verrez, c’est très curieux.
Mme RAMAGE.
En somme, c’est de l’architecture.
Mme BÉDU.
En tous cas, nous ne pouvons laisser Amélie seule. (A Bédu.) Tu vas me faire le plaisir de rester avec elle.
BÉDU.
Mais certainement ! (A part.) Ça m’est égal, j’ai vu ça quarante fois.
Mmes Bédu et Ramage avec Ramage s’en vont dans la galerie.
SCÈNE XV
Mlle BÉDU, BÉDU, les Agents
Mlle BÉDU.
Ce sont les petits chapiteaux, n’est-ce pas, papa ?
BÉDU.
Tiens, tu sais ça, toi ?
Mlle BÉDU.
Je crois bien : à la pension, Germaine Champenois en dessinait sur tous ses cahiers.
BÉDU.
C’est du joli !
Mlle BÉDU.
Oh ! tu vois bien que ça ne l’empêche pas de se marier.
BÉDU.
Tu ferais mieux de repasser un peu ton morceau de chant.
Et laissant Mlle Bédu à l’orgue, il se rapproche des agents qui ont entamé une partie de cartes.
BÉDU.
A quoi jouez-vous donc là, sergents de ville ?
LAMBERT.
Au bonneteau.
GUIBAL.
Nous ne jouons pas, d’ailleurs, nous étudions.
LAMBERT.
Oui, c’est un jeu qui n’est pas très courant en province ; mais monsieur Calfa exige que nous l’apprenions à tout événement, pour la surveillance.
GUIBAL.
Il nous a rapporté ça de Paris.
BÉDU.
J’ai connu ce jeu-là, autrefois. Voyons, voulez-vous que je vous fasse dix sous ?
LAMBERT.
Si vous voulez, monsieur Bédu. (Jeu.) C’est perdu.
BÉDU.
Je recommence. Un homme intelligent, le nouveau commissaire.
LAMBERT, tout en faisant le jeu.
Oui, il va de l’avant. C’est perdu.
Le jeu continue.
GUIBAL.
On ne comprend pas toujours ce qu’il fait faire ; mais comme il dit, moins on comprend, mieux on est discipliné ; il inspire confiance.
LAMBERT.
Et dame, tout est là, pour les chefs, inspirer confiance. C’est encore perdu.
BÉDU.
Sapristi ! je n’ai plus de petite monnaie. Je suppose bien qu’on n’aura pas l’aplomb de venir jusqu’ici faire la quête. Mais c’est égal, en cas, c’est embêtant de se trouver pris au dépourvu, et de n’avoir pas de pièce de dix sous. Je descends jusqu’au bureau de tabac, et je reviens. (A sa fille.) Solfie en m’attendant.
Il s’en va.
Mlle BÉDU, après le départ de son père.
En somme, c’est de l’architecture !…
Et, elle aussi, va voir les chapiteaux.
SCÈNE XVI
LAMBERT, GUIBAL, puis JEUNHOMME
LAMBERT.
Il a parlé de bureau de tabac, moi je fumerais bien une pipe.
GUIBAL.
Pour ce que nous faisons… Pourtant ici, on ne peut guère.
LAMBERT, montrant la porte de l’orgue.
Si on entrait par là, c’est peut-être plus discret. (Il ouvre.) Tiens, Jeunhomme, qu’est-ce que vous faites là, vous ?
JEUNHOMME.
Bon ! on ne peut pas être dix minutes tranquille sans que vous veniez me relancer.
LAMBERT.
Allons ! ne vous fâchez pas : seulement on ne vous savait pas si dévot !
JEUNHOMME.
C’est le père Louche qui m’avait demandé pour souffler l’orgue à sa place…
GUIBAL.
Parbleu ! quand il s’agit de faire de la musique, vous en êtes toujours. Mais il n’est pas question de ça. Le patron nous a collés de service ici.
JEUNHOMME.
Pour quoi faire ?
LAMBERT.
Pour garder cette porte.
JEUNHOMME.
En voilà une idée !
LAMBERT.
C’est son idée !
GUIBAL.
Seulement nous cherchions un petit coin pour en griller une…
JEUNHOMME.
Eh ! bien, mettez-vous là ! Mais ne fichez pas le feu. Et puis je vais vous enfermer pour que la fumée n’aille pas dans l’église.
LAMBERT.
Et vous, si on veut toucher à la porte, prévenez-nous.
JEUNHOMME.
Oui, oui, elle ne va pas s’envoler.
Les agents s’enferment dans l’orgue.
SCÈNE XVII
JEUNHOMME, Mlle BÉDU, puis LA PRÉFÈTE.
Mlle BÉDU.
C’est bien extraordinaire que M. Canette ne soit pas arrivé ; si j’allais n’avoir personne pour m’accompagner ? (A Jeunhomme.) Dites, Monsieur, puisque vous êtes quelque chose dans l’orgue, savez-vous pourquoi l’organiste est si en retard ?
JEUNHOMME.
Oh ! qu’est-ce que vous voulez, il est tellement myope !
Mlle BÉDU.
Il me semble qu’on monte l’escalier, c’est peut-être lui ?
JEUNHOMME.
Eh ! non, c’est Mme la préfète qui revient.
Mlle BÉDU.
La préfète ?
JEUNHOMME.
Ça m’a échappé… Eh ! oui la nouvelle préfète, arrivée ici d’hier soir !
Mlle BÉDU.
La préfète !… Je vais sans doute voir une grue et voici que je me rencontre aussi avec la nouvelle préfète : quelle bonne journée !
LA PRÉFÈTE.
Vous voyez, Monsieur Jeunhomme, j’ai suivi vos conseils, je viens assister au défilé. Mais je ne vais pas vous gêner, vous me permettez, Mademoiselle ?
Mlle BÉDU.
Oh ! Madame la préfète, bien sûr, Madame la préfète…
LA PRÉFÈTE.
Allons, bon ! je vois qu’on m’a trahie…
JEUNHOMME.
Ça m’a échappé !…
Il va retrouver les agents dans l’orgue.
Mlle BÉDU.
Oh ! Madame la préfète, j’aurais deviné…
LA PRÉFÈTE.
C’est bien ce que je craignais, c’est une fatalité ! mais enfin, à première vue, à quoi donc reconnaît-on une préfète ?
Mlle BÉDU.
C’est que, je ne sais pas comment dire, Madame, mais bien sûr qu’à la musique, par exemple, on voit tout de suite : ça, ce sont les femmes d’officiers, ça, les femmes de commerçants… ça, les dames des fonctionnaires…
LA PRÉFÈTE.
Et moi aussi, à première vue, je reconnais tout de suite une gentille jeune fille de fonctionnaire, qui sera bien contente si l’on danse cet hiver à la préfecture.
Mlle BÉDU.
Oh ! oui, Madame la préfète : pensez donc, c’est si triste quand la préfecture ne donne pas l’élan !
LA PRÉFÈTE.
Et notre prédécesseur Bavolet ne donnait pas l’élan, lui qui était célibataire…
Mlle BÉDU.
Et avant, madame Laussel, la préfète qui était toujours en deuil… Tandis qu’il y a eu une année, seulement j’étais trop jeune alors pour faire mon entrée dans le monde, une année où il y a eu un bal travesti !
LA PRÉFÈTE.
Si vous étiez préfète, je parie que vous donneriez des bals travestis ?…
Mlle BÉDU.
Oh ! oui, et puis je ferais jouer la comédie : c’est si amusant, paraît-il, surtout les répétitions…
LA PRÉFÈTE.
Vous joueriez très bien la comédie !
Mlle BÉDU.
Oh ! je ne dis pas moi, mais il y a de ces messieurs qui débitent bien, allez, il y a le substitut !
LA PRÉFÈTE.
Vous comprenez, je me renseigne ; tout cela est très important à savoir, Mademoiselle. (Prenant la partition que Mlle Bédu tient à la main.) Et vous chantez, vous allez chanter tout à l’heure ?
Mlle BÉDU.
Germaine Champenois est ma meilleure amie ; elle m’avait tellement fait promettre que je chanterais à son mariage !…
LA PRÉFÈTE.
Il n’y a pas d’organiste pour vous accompagner ?
Mlle BÉDU.
Je commence même à être un peu inquiète ! d’autant que le morceau que je dois chanter est de lui…
La préfète jette un coup d’œil sur les premières lignes.
LA PRÉFÈTE.
Tiens, ça ressemble au Pas des Patineurs…
Mlle BÉDU.
C’est en effet le Pas des Patineurs. Il faut vous dire que Germaine s’est fiancée en dansant cette danse-là. Alors M. Canette a eu l’idée d’arranger le Pas des Patineurs avec des paroles religieuses, en plus lent, bien entendu : c’est pour le souvenir.
LA PRÉFÈTE.
M. Canette est homme de goût. Mais, dites-moi, Mademoiselle ! avec la musique de M. Canette et les monologues du substitut, il me semble que voilà de quoi passer de charmantes soirées : voilà des éléments !
Mlle BÉDU.
Quand on veut, on trouve toujours des éléments ! D’ailleurs, on peut toujours organiser des petits jeux…
LA PRÉFÈTE.
J’allais le dire : les petits papiers, les portraits. Ce n’est pas un homme, ce n’est pas une femme, qu’est-ce que c’est ?…
Mlle BÉDU.
Le trou…
LA PRÉFÈTE.
Le trou ?
Mlle BÉDU.
Oh ! oui, le trou !… moi, je trouve que c’est le plus amusant, n’est-ce pas, Madame ?
LA PRÉFÈTE.
Oui ? Tiens, voilà un jeu que je ne connais pas du tout ! J’ai pourtant été élevée au couvent. Oh ! mais il faut que vous me l’appreniez, tout de suite.
Mlle BÉDU.
Que je vous apprenne, Madame la préfète !…
LA PRÉFÈTE.
Si, si, tout de suite ! Ah ! par exemple ! Entendez-vous les potins des réactionnaires, quand mon mari aurait pris possession de son poste : Qu’est-ce que cette nouvelle préfète qui ne sait pas seulement jouer au trou !… Je l’ai échappée belle ! Allons, Mademoiselle, c’est pour la République !
Mlle BÉDU.
Oh ! Madame la préfète, bien sûr, Madame la préfète !… Seulement il faudrait être au moins trois…
LA PRÉFÈTE.
Eh ! bien, mais il y avait là Jeunhomme…
JEUNHOMME, sortant de l’orgue, aux agents.
Tiens, je vous crois que je fais Charlemagne ! Et puis, vrai, au bonneteau, vous n’êtes pas de force. Fumez, fumez ! et soufflez un peu si vous voulez pour vous distraire…
LA PRÉFÈTE.
Monsieur Jeunhomme, vous allez venir jouer avec nous.
JEUNHOMME.
Encore un bonneteau ? Jamais de la vie ! J’ai épuisé ma veine, vous comprenez ! Trente sous que je viens de gagner là !
LA PRÉFÈTE.
Fi, des jeux d’argent, Monsieur Jeunhomme, dans votre situation !… Non, nous cherchons un troisième pour jouer au trou ; allons ! ne dites pas non ; moi non plus je ne sais pas jouer, mademoiselle va nous expliquer…
Mlle BÉDU.
Eh ! bien, voilà… Je suis un peu émue… On se met en cercle… et puis on tient la main gauche, comme ceci… ça fait comme un petit puits…
LA PRÉFÈTE.
C’est ça, le trou ? Ah ! très bien !…
Mlle BÉDU.
Comme vous comprenez vite, Madame la préfète ! C’est le trou. Au milieu, c’est le trou commun. Et le trou du voisin de droite, c’est le trou du voisin, bien entendu. Et alors on commande : chacun son trou… trou commun… trou du voisin… et chacun suit avec l’index de la main droite : chacun son trou… trou commun… trou du voisin… Naturellement, plus on est nombreux, plus on va vite, plus on s’embrouille, et plus c’est amusant…
LA PRÉFÈTE.
Je trouve que, rien qu’à nous trois, c’est déjà très amusant, n’est-ce pas, Monsieur Jeunhomme ?…
JEUNHOMME.
Oh ! moi, il faut très peu de chose pour m’amuser.
LA PRÉFÈTE.
Allons, attention ! je commence : Trou commun… chacun son trou… Ah ! Monsieur Jeunhomme, un gage !…
JEUNHOMME.
Un gage ?
LA PRÉFÈTE.
Oui, vous vous êtes trompé. Il faut donner un gage… donnez n’importe quoi… votre mouchoir de poche ?
JEUNHOMME.
Mon mouchoir de poche ?… Si j’avais pu prévoir…
Mlle BÉDU.
Est-ce dommage que M. Canette ne soit pas là… C’est lui qui en fait des gages !… Avec sa myopie, il se trompe tout le temps, ce qu’il est drôle !… Oh ! mon Dieu les cloches !… voilà qu’on sonne…
JEUNHOMME.
On dirait même que c’est quelqu’un qui n’a pas l’habitude…
Mlle BÉDU.
Pendant que nous jouions là, bien tranquillement, le cortège qui arrive, et cette pauvre Germaine va faire son entrée sans musique, une entrée manquée, c’est épouvantable !… Ah ! si je savais jouer de l’orgue…
LA PRÉFÈTE.
Mais, j’en sais jouer, moi ; je ne vais pas à l’église dans les villes où mon mari est préfet, mais chez nous, l’été, à la campagne, c’est toujours moi qui tiens l’harmonium pendant la messe. (Prenant le morceau de musique des mains de Germaine.) Allons, donnez-moi ça… Ces cloches sont folles !… Ne laissons pas rater l’entrée de votre amie Germaine !
Elle joue les premières mesures, Gérôme se précipite.
SCÈNE XVIII
Les mêmes, GÉRÔME, RAMAGE, Mme RAMAGE, Mme BÉDU, CALFA, BÉDU, CANETTE, GILOTTE, LE COMMANDANT.
GÉRÔME.
Arrêtez l’orgue, arrêtez : la noce n’est pas là, c’est un faux départ. (Apercevant la préfète à l’orgue.) La personne ! c’est la personne !… Mais alors on l’a laissée sortir… les agents ne sont plus là… et qui est-ce qui est dans le clocher… qui peut se permettre de toucher aux cloches… (Il va rapidement à la porte du clocher qu’il ouvre et d’où sort un nègre.) Ah ! vous, tout le monde vous avait oublié !… on sonne toujours !
Il monte au clocher.
LA PRÉFÈTE.
Un nègre ?
JEUNHOMME.
Ah ! oui ! le nègre ? C’est l’architecte diocésain délégué du ministère des Beaux-Arts ; voilà onze ans qu’il passe ses journées dans le clocher pour en étudier la restauration ; personne n’y fait plus attention…
LA PRÉFÈTE.
Et il continue.
De la galerie arrivent Ramage, Mme Ramage et Mme Bédu.
RAMAGE.
Que se passe-t-il ? La personne !…
Mme BÉDU.
Ma fille seule avec la personne !… Quelles horreurs lui aura-t-elle apprises ?…
RAMAGE.
Les chapiteaux en action !
Mme RAMAGE.
Oh ! puisque le nègre était là !
Au seuil de la porte du clocher, Calfa et Gérôme.
CALFA, à Gérôme.
J’étais enfermé ! Il a bien fallu que je sonne pour me faire entendre. (A la Préfète.) Bien joué, Madame…
LA PRÉFÈTE.
Oh ! trop aimable… L’orgue, quand on sait un peu de piano, je tapote…
CALFA.
Bien joué, vous dis-je ; mais à deux de jeu ?
LA PRÉFÈTE.
C’est l’organiste ? Mais il n’a pas l’air myope…
CALFA.
Et les agents ? Où sont les agents ?
JEUNHOMME, ouvrant la porte de l’orgue.
Tenez, ils sont là ; ils fument.
CALFA.
De mieux en mieux, Madame : séquestration d’agents de la force publique, le délit se caractérise ; à merveille !
Arrive Bédu, avec l’organiste.
BÉDU.
Voici la noce, dépêchez-vous, monsieur Canette, vous allez être en retard !
GÉRÔME.
Canette ne voit personne : voilà qu’il s’installe.
CALFA[1].
[1] Voir la note de la page 262.
Ne le troublez pas. Seulement je suis forcé de garder Jeunhomme, bien entendu, et madame à ma disposition.
JEUNHOMME.
Mais c’est la préfète !
Mlle BÉDU.
C’est la préfète !
Mme BÉDU, à sa fille.
Petite dinde !
CALFA.
Elle est ingénieuse ! elle est drôle !… Mais je n’ai pas envie de rire.
GÉRÔME.
La préfète ? un nom de guerre, comme la Vrille, ou la Mominette.
CALFA.
Évidemment !
M. Canette commence sur l’orgue son arrangement du Pas des Patineurs. Musique jusqu’au baisser du rideau.
JEUNHOMME, à la préfète.
Voilà les avantages de l’incognito !
LA PRÉFÈTE.
Mais je n’en espérais pas tant : moi arrêtée, c’est admirable, c’est délicieux !
JEUNHOMME.
Si vous en aviez comme moi l’habitude…
Surgissent de l’escalier du fond Gilotte, le commandant, un enfant de chœur.
GILOTTE.
Eh ! bien, voyons, qu’est-ce qui se passe ? Gérôme, le cortège est en bas…
LE COMMANDANT.
L’exactitude militaire, politesse des rois !
RAMAGE, à Gérôme.
Ne dites rien, sacrebleu, le lunch…
BÉDU.
Le lunch !
GÉRÔME.
Je vous demande pardon, Messieurs, je vous suis… (A Calfa.) Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?
CALFA.
Pas le moins du monde ; ma mission est accomplie : la noce continue…
Mlle BÉDU.
Ai-je vu une grue qui ressemble à une préfète, ou une préfète qui ressemblerait à une grue ?
CALFA.
Je crois que j’aurai un joli rapport à présenter au nouveau préfet.
RIDEAU