Le Pays de l'Instar
APPENDICE
CONCERNANT UNE PERSONNALITÉ POLITIQUE
DU PAYS DE L’INSTAR
Monsieur le directeur-rédacteur en chef « du Bulletin-Panthéon des grands hommes de la Troisième République », 83, rue des Aubépines, Bois-Colombes (Seine).
Monsieur le Directeur,
Je m’empresse de vous adresser les renseignements que vous avez bien voulu me demander et qui vous sont nécessaires pour établir dans votre journal la notice me concernant.
Martin dit Martin-Martin (Félix, Alban), né le 6 juin 1850, à Saint-Hermentaire (Plateau-Central).
Après avoir fait de fortes études au collège de La Marche, une maladie de croissance m’empêcha de poursuivre l’obtention de mes grades universitaires. Je rentrai dans mon domaine familial des Petits-Cailloux (commune de Saint-Hermentaire), où la mort prématurée de mon pauvre père devait me laisser, tout jeune encore, à la tête d’une importante exploitation viticole. Insister sur ce point que, pendant l’Année terrible, bien qu’exempté du service militaire et à peine majeur, je n’en ai pas moins abandonné de gros intérêts pour venir accomplir mon devoir et ai figuré jusqu’à l’armistice comme adjoint au secrétaire-trésorier des francs-tireurs du Plateau-Central.
Je passe bien entendu sur les événements d’ordre purement intime qui ont suivi, tels que mon mariage avec Mlle Martin-Bedu ; peut-être cependant pourra-t-il être intéressant pour vos lecteurs d’apprendre que M. Martin-Bedu, mon beau-père, ancien avoué, est le doyen des maires du Plateau-Central, et que, seuls, deux autres de ses collègues plus âgés, l’un dans le département de l’Ardèche, l’autre de la Drôme, lui disputent le décanat pour la France entière.
Très absorbé par les soins de mon exploitation, je ne songeais nullement à la vie publique, lorsqu’en 1886, le Conseil municipal de Saint-Hermentaire ayant été dissous, les républicains m’offrirent de se grouper autour de moi pour démolir la réaction à qui nos divisions avaient jusqu’alors malheureusement laissé le champ libre. Bien que je ne m’occupasse point de politique, mes convictions et celles de ma famille étaient suffisamment connues ; d’autre part, ma situation dans le pays me donnait une certaine influence ; bref, je ne crus pas pouvoir me dérober à l’œuvre de discipline républicaine pour laquelle on faisait si spontanément appel à mon dévouement. Élu maire à une écrasante majorité, dès l’année suivante les républicains du canton me confiaient leur drapeau, et j’étais assez heureux pour le faire triompher, lors du renouvellement au conseil d’arrondissement, après une lutte qui, j’ose le dire, ne fut pas sans gloire : ceci se passait en 1887.
Vers 1890, l’éducation de ma fille m’obligeait à venir m’installer à La Marche, et j’avais la bonne fortune de laisser les Petits-Cailloux entre les mains d’un gérant qui me donne toutes les garanties désirables, tant au point de vue des aptitudes que de l’honnêteté. A partir de cette époque, j’ai donc pu me consacrer plus complètement à la défense et à l’affirmation de mes convictions.
La situation politique, dans notre arrondissement de La Marche, était la suivante : une population foncièrement républicaine, et même républicaine avancée, mais qui, par apathie, manque d’hommes, faute d’être conduite, votait depuis vingt ans pour un vieux suppôt de l’Empire, le baron Lambusquet.
Ma tactique a été bien simple, — réveiller les énergies, prêcher l’union, et surtout répéter ce que je répète encore : — Les personnalités comme la mienne ne sont rien, elles s’effacent devant les principes ; votez pour moi ou pour un autre, mais n’abandonnez pas les principes ! — Et c’est ainsi que j’ai pu chasser Lambusquet du Conseil général en 1893, et qu’aux dernières élections législatives ses agents durent, pour lui obtenir encore une fois les apparences d’un succès, apitoyer les électeurs sur son grand âge et les persuader qu’il allait bientôt mourir.
Le baron Lambusquet est mort, en effet, comme vous savez, au mois de juin dernier : — malgré la campagne acharnée dont j’ai été l’objet de la part du maire réactionnaire de La Marche, Alcide Caille, mon concurrent, soutenu officiellement par l’Évêché et même, en secret, par certaines personnalités républicaines, — malgré l’intervention, à la dernière heure, d’un pseudo-candidat blanquiste, un certain Tripette, visiblement payé par mes adversaires pour tenter une diversion, m’enlever quelques voix et parvenir ainsi au ballottage, — le collège électoral réuni à la fin d’août m’a proclamé au premier tour, par 3.620 voix contre 3.273 à M. Caille, et 62 à M. Tripette.
Et maintenant je n’ai plus qu’une pensée, me mettre à la besogne et faire bonne besogne. Je ne me pose ni en légiste, ni en tribun ; mais j’ai quelque expérience : j’ai l’honneur de représenter une région qui est la mienne et que je connais bien, dont les besoins me sont familiers, dont j’ai pu étudier à fond les justes desiderata. Nouveau venu dans l’enceinte parlementaire, j’aurai cette unique ambition de remplir le programme sur lequel les électeurs du Plateau-Central se sont prononcés et m’ont élu : — Relèvement de l’agriculture et protection du petit commerce par la diminution du fonctionnarisme et grâce à une répartition plus équitable de l’impôt. — Il me semble en effet, et j’ai toujours tenu, qu’il y aurait dans l’application de cette brève et simple formule plus de vérité et de bien-être efficace que dans les utopies dont se leurrent et nous leurrent trop de théoriciens en chambre de la Chambre. Mais il ne m’appartient pas d’en dire plus long pour le moment, et vos lecteurs, comme mes électeurs, auront à me juger sur mes actes.
Vous me demandez si j’ai fait quelques publications ; comme je vous l’expliquais au début de ce résumé succinct, les soins de mon exploitation me laissaient peu de loisirs, que je devais occuper surtout à des lectures et à des études purement techniques. Néanmoins, en feuilletant la collection du Petit Tambour du Plateau-Central, on retrouverait un certain nombre d’articles parus sous divers pseudonymes, et notamment une série de « lettres du village », signées Jacques Bonhomme, où, sous une forme plaisante et avec des allusions locales, je discutais des problèmes économiques et sociaux : voir en particulier les lettres ayant trait à l’échelle mobile, au privilège des bouilleurs de cru, et aux Bourses de Travail. A noter également une plaquette sur Kléber et Marceau, discours prononcé par moi à l’inauguration du nouveau groupe scolaire de Saint-Hermentaire, et dont plusieurs extraits furent cités avec éloges par M. Édouard Petit, le savant pédagogue.
Quant aux distinctions honorifiques, dire simplement que je n’en ai jamais sollicité.
La photographie que je vous envoie n’est qu’une photographie d’amateur, je puis même vous dire que c’est l’œuvre de ma fille. Notre photographe habituel de La Marche va tous les ans s’installer pendant la saison à La Bourboule, et il n’est pas encore revenu. D’ailleurs, cette photographie ne me paraît pas mauvaise, et naturellement je n’en avais pas d’autres dans les conditions que vous m’avez soulignées, c’est-à-dire en habit, portant mon écharpe en sautoir, et, à la boutonnière, mon baromètre de député.
Ci-joint également la somme de vingt-six francs en mandat-poste, pour frais réclamés de gravure, correspondance et publicité.
Agréez, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments très distingués.
Martin-Martin,
Député du Plateau-Central.
P. S. — Mon beau-père me télégraphie à l’instant la mort de son collègue plus âgé de l’Ardèche ; vous pourrez donc imprimer que mon beau-père, Martin-Bedu, reste le doyen des maires de France, avec M. Canal, de la Drôme.
Mademoiselle Germaine Tirebois, chez Monsieur Tirebois, architecte, 88, boulevard Pereire, Paris.
Ma chère Germaine,
Vous êtes bien gentille de tant insister pour savoir la date de notre arrivée à Paris ; mais nous-mêmes l’ignorons encore ; vous comprenez, cela dépendra de l’époque de la convocation des Chambres, et père dit que, dans l’état actuel, on ne peut rien prévoir de précis à ce sujet.
Alors, vous voyez notre situation ; nous campons dans une maison à peu près démeublée, avec nos malles à moitié faites : ajoutez à cela une foule de petits ennuis, la saison qui avance : ma mère, qui comptait me commander un costume en arrivant à Paris, s’est brouillée avec notre couturière, Mme Prunet ; je n’ai rien à me mettre ; nous vivons en recluses. Enfin, père vient de se décider à partir pour Paris, arrêter un appartement, et « à moins d’événements graves », comme dit père, je crois bien qu’à la fin du mois nous serons complètement installés. Mais, mon Dieu ! que de tracas, et comme vous avez de la chance, ma chère, de n’avoir rien à démêler avec cette affreuse politique !…
Enfin, il ne faut pas que j’en dise trop de mal, puisque je lui devrai d’habiter Paris et de vous revoir : ah ! oui, cela surtout, ma chère Germaine ; il me tarde bien de vous avoir vue, et d’avoir causé un peu avec vous de ce grand et cher Paris de mes rêves, où vous voudrez bien me piloter un peu, n’est-ce pas, et faire mon éducation de petite provinciale ; vous êtes si intelligente et si répandue !…
Comme vous devez vous amuser en ce moment ! Je vois par les journaux que tous les théâtres ont rouvert, et vraiment les comptes rendus qu’on donne sont d’un passionnant ! Il y a un spectacle dont on parle beaucoup, je crois, et qui m’attire plus que tout autre ; d’ailleurs mère m’a bien promis de m’y conduire dès notre arrivée ; c’est le Combat Naval ; d’après les causeries que j’ai eues à ce sujet avec le fils Rodrigues, vous savez, qui justement vient de sortir du Borda, cela doit être passionnant ; je serai aussi bien heureuse, ma chère Germaine, si vous voulez bien être des nôtres ce soir-là, quoique, à coup sûr, vous ayez déjà dû voir ce spectacle unique en son genre, n’est-il pas vrai ?
Le Métropolitain aussi m’impressionne et m’intéresse au plus haut point ; que tous ces travaux gigantesques doivent être passionnants ! Les avez-vous vus, chère Germaine ? Père s’y intéresse vivement. Nous allons arriver à Paris juste au bon moment, ne trouvez-vous pas ? L’Exposition si prochaine doit amener tant de monde et par ce fait occasionner un énorme mouvement : ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, ni vous, ma chère, convenez-en…
Mais il faut encore que je vous remercie de votre lettre, ma chère Germaine ; elle m’a si vivement intéressée ! Ma mère l’a lue et a trouvé votre style charmant. Le bal dont vous me parliez m’a d’autant plus intéressée que je connais un peu l’un de vos danseurs, Octave Ramponot. Sa sœur suivait en même temps que moi les cours de Mmes Cambrone, et, naturellement, elle m’entretenait souvent de son frère qui, à cette époque, venait d’échouer à Polytechnique. N’est-ce pas un petit jeune homme blond, à monocle ? Assez bien. Il avait du bagout et de l’entrain ; mais pas très excellent valseur, à ce que j’ai entendu dire à ces demoiselles Rodrigues ; encore un de ces jeunes gens sans doute qui trouvent plus chic de rester pendant la moitié du bal plantés près des portes comme des espaliers (c’est une expression de Mme Rodrigues).
Pour moi, ma chère, je suis toujours, comme vous savez, une passionnée de la danse ; aussi ai-je le cœur battant quand je songe que la situation de père nous ouvrira les portes des soirées de l’Élysée, de l’Hôtel de Ville, des Grands Ministères !… Et pourtant je ne dis pas qu’au milieu de tout ce luxe officiel, de tous ces éblouissements, je ne regretterai pas quelquefois nos modestes sauteries d’ici, toutes simples, toutes intimes, — mais cela aussi, n’est-il pas vrai, a bien son charme ? — chez les Rodrigues, chez les Benoît, chez tant d’autres où ma mère et moi étions toujours si affectueusement reçues. Savez-vous, ma chère, que j’ai déjà promis huit lettres pour ma première semaine à Paris, mes amies m’ont absolument arraché ces imprudentes promesses, et dame, aurai-je le temps d’en écrire seulement la moitié ? En tout cas, j’écrirai toujours à Mlle Benoît, que vous connaissez, n’est-ce pas, ma chère ? et celle-ci se chargera de communiquer mes impressions aux autres. Son père a été fort courtois avec le mien, il y a quelque temps, au cours de la période électorale, et je n’aurai garde de l’oublier en aucune circonstance.
Mais je m’aperçois, ma chère Germaine, que je vous en raconte bien long ; j’oublie que vous êtes Parisienne et que vos loisirs sont courts, surtout pour entendre un pareil caquetage. Présentez, je vous prie, à Mme Tirebois, nos meilleures amitiés. Père n’est-il pas allé vous voir comme il en avait manifesté l’intention ? Peut-être ; mais il est si occupé à présent !… De toute façon, ne lui en veuillez pas ; vous savez en quelle haute estime il tient M. Tirebois, et comme nous vous aimons tous ici, bien sincèrement. Allons, adieu, ma chère ; je vous embrasse en vous disant joyeusement à bientôt.
Yvonne.
Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central, hôtel du Régent et des Trois-Coquelin, rue de Valois, Paris.
Mon cher Alban,
Nous sommes un peu étonnées de n’avoir pas reçu de nouvelles de toi depuis le télégramme nous annonçant ton arrivée à bon port. Je pense bien que tu dois être excessivement surmené ; mais enfin une carte-lettre est bien vite griffonnée ; songe combien nous devons être anxieuses, avides d’être un peu renseignées, impatientes de te rejoindre, Vovonne et moi. Cette enfant ne vit plus, tant il lui tarde de partir ; à chaque moment ce sont des questions qu’elle me pose, auxquelles je ne peux même pas répondre étant donné que je ne sais pas dans quels quartiers tu cherches notre appartement. Fais pour le mieux, mon ami, mais n’oublie pas que nous avons grande hâte d’être enfin près de toi et installées.
Pour ce choix d’appartement, sois bien prudent, n’est-ce pas, songe combien il nous serait désagréable d’être forcés de déménager d’ici un an ou deux. Cela me tracasse beaucoup de n’avoir pu t’accompagner, car, tu le reconnais toi-même, il y a des choses que nous voyons mieux que les hommes, nous autres femmes ; je le répète, sois bien prudent, rappelle-toi mes recommandations, notamment pour la cuisine, pour les placards, tout cela est de la première utilité. Évidemment nous ne pouvons avoir là-bas toutes les commodités que nous avions ici, la province est la province, tandis que Paris est Paris. Mais, et sans y mettre pour cela des mille et des cents, il doit y avoir, à Paris comme ailleurs, des gens qui ont souci de leur santé et de celle de leurs enfants, qui aiment leurs aises et leur confortable ; ces gens-là logent quelque part et, en cherchant bien, il me semble qu’on peut trouver.
D’ailleurs, tu sais aussi bien que moi ce qu’il nous faut, nos exigences de famille, celles de ta situation ; sans rêver d’esbrouffe, ce n’est pas dans mes goûts, si les personnes que nous avions l’habitude de recevoir convenablement et largement ici viennent à Paris nous rendre visite, il ne faut pas non plus qu’elles nous trouvent installés dans un grenier ou dans une écurie ; au reste, je n’insiste pas et tu es assez intelligent pour me comprendre là-dessus.
N’oublie pas que la chambre destinée à Vovonne doit être encore assez grande, songe que son lit est de milieu, et que sa commode empire est fort large. Il faut que, ces meubles placés, notre fille ait de quoi remuer librement, et aussi avec l’armoire à glace, qui demande à être mise en lumière, en bonne place. La salle de bains aussi, je le désire, et la considère comme essentielle. Enfin, mon ami, prends note de toutes mes petites recommandations. Si nous pouvions avoir un balcon, notre volière y serait fort à l’aise, conviens-en, et tu sais quel crève-cœur pour notre Yvonne si elle ne peut pas emporter ses chers canaris.
Maintenant, autre chose, la plus importante de toutes, à mon avis : l’honnêteté et la tranquillité de la maison que nous devons habiter ; non seulement pour toi, mon ami, mais pour notre fille qui est grande. Je suis sûre que sur ce point nous sommes déjà d’accord. Je sais fort bien qu’à Paris on vit vingt ans sur le même palier sans se connaître, mais que d’inconvénients pour nous si nos voisins étaient turbulents, tapageurs, mal élevés ! Je n’insiste pas, cher Alban, mais prends bien toutes tes précautions avant d’arrêter définitivement un appartement qui conviendrait peut-être sous les autres rapports, mais qui, sur ce point, serait défectueux.
Depuis ton départ, l’ami Carbonel est venu deux ou trois fois nous tenir compagnie l’après-dîner, et nous raconter les petits potins de La Marche. Tout revient au calme, Dieu merci, et nous n’en sommes plus aux agitations d’il y a deux mois, et à ce que ce brave Carbonel appelait « la zone dangereuse » ! D’ailleurs Alcide Caille n’est pas rentré de la campagne, et Olympe a su au marché qu’ils comptaient rester là-bas encore jusqu’à la fin du mois. Seule la Localité continue ses petites notes stupides, tu sais, la fameuse série : Est-il vrai ?… Mais personne n’y fait plus attention, et tu as joliment bien fait de recommander au Petit Tambour de ne plus répondre.
Mais, à ce propos, Carbonel m’a dit une chose qui va bien t’étonner : on assure au Cercle que l’auteur ou tout au moins l’inspirateur, de ces insanités, ne serait autre que Toupin, oui, mon cher, Toupin, l’avoué, avec qui tu t’es montré si délicat, au moment de ces vilains bruits qui coururent sur son étude il y a deux ans, et dont tu me fis aller voir la femme, quand tout le monde menaçait de leur tourner le dos ; rappelle-toi, au fait, que mon père t’avait prévenu, car, tout vieux qu’il est, il a encore l’intuition de bien des choses. Toupin ! Vrai, je ne suis pas méchante, et tu sais qu’à mon avis il faut laisser de côté bien des mesquineries ; mais, tout de même, si bon qu’on soit, il y a de ces lâchetés qui finissent par vous outrer, et il ne faut pas non plus être les dindons de la farce et se laisser éternellement manger la laine sur le dos !
Je te mettrai au courant aussi de ce qui m’est revenu sur un certain sous-inspecteur de l’enregistrement ; car, il ne faut pas t’illusionner, malgré le préfet, il y a beaucoup de fonctionnaires qui, en dessous, faisaient campagne contre toi… Mais nous reparlerons de tout cela entre nous à Paris, où je pourrai mieux te faire part de mes impressions à ce sujet.
Nous avons eu la visite du frère d’Olympe, qui nous a apporté les meilleures nouvelles des Petits-Cailloux et de M. Gildard ; il vient toujours pour son poste de facteur ; il paraît qu’il y aurait une combinaison pour le faire nommer à l’Albenque, un facteur qui est sur le point de mourir, Olympe t’expliquera. Reçu aussi une lettre désolée des demoiselles Vernuche : la recette-buraliste d’Auvilars leur échappe encore, et les pauvres vieilles recommencent à geindre que depuis huit ans on leur promet une meilleure recette, qu’en les nommant à la Magistère, on leur avait dit que ce n’était qu’en attendant mieux pour leur mettre le pied à l’étrier, en quelque sorte, qu’elles patientent donc seulement un peu, question de mois : et depuis huit ans, on les laisse avec ce bureau qui ne rapporte que soixante-dix francs.
Mme Benoît et sa fille sont revenues mardi, et aussi les dames Rodrigues ; ce sont là vraiment d’aimables relations, que nous regretterons, et qui nous regrettent sincèrement. Les dames Benoît viendront peut-être en mars à Paris ; je n’ai pas pu faire différemment que de les prier de descendre chez nous ; j’ai bien agi, n’est-ce pas, cher Alban ? Je ne crois pas qu’elles acceptent, d’ailleurs, ayant l’intention de venir s’installer pour un grand mois avec leur vieille tante Séraphine ; celle-ci perd presque complètement la vue et elle vient se faire soigner à Paris.
Nous ne sommes guère sorties tous ces jours-ci. Yvonne est dans les malles depuis le matin ; la chère petite m’a bien rendu service ; tu sais combien j’ai de peine pour me baisser, et sans elle je me demande comment je serais venue à bout de toutes ces caisses. Enfin maintenant nous commençons à respirer. Je vais donc tâcher d’aller samedi à la Préfecture, comme tu me l’as tant recommandé ; mais, entre nous, je fais des vœux pour que la préfète ne reçoive pas, car, tu as beau dire, cette petite Mme Jambey du Carnage, c’est un genre de femme qui ne me revient pas ; et puis on sent si bien que si tu n’étais pas député…! Et, va, cela n’échappe pas non plus à ta fille, qui est fine…
Si tu as un instant, je voudrais bien que tu ailles voir pour des tentures, dont tu auras besoin dans ton cabinet, et aussi un tapis de table, car je n’emporterai pas le vieux, qui est usé. Tu pourrais faire un tour en te promenant jusqu’à la place Clichy, par exemple, parce que, de là, tu pousserais jusque chez les Tirebois, dont c’est, je crois, un peu le quartier (je te rappelle leur adresse, 88, boulevard Pereire). Tu leur feras certainement grand plaisir en y allant ; Yvonne a reçu une petite lettre charmante de Germaine, qui sera pour elle, je crois, une excellente et précieuse amie ; les Tirebois connaissent beaucoup de monde, et c’est un milieu qu’il me sera fort agréable de fréquenter. Donc, les tentures, le tapis de table, et les Tirebois.
Et surtout envoie-nous vite de tes nouvelles.
Vovonne et moi embrassons le député.
Antoinette.
P.-S. — Tu pourrais voir aussi, pendant que tu y seras, pour une grande lampe à pied (te rappelles-tu celle qui est à la Banque de France ?), et un abat-jour (vert mousse ou vieux rose). Je pense aussi qu’il faudra un filtre et un fourneau à gaz.
Monsieur Martin-Martin, député, Paris.
Mon cher monsieur Martin-Martin,
Il faut que je vous mette au courant de ce qui se passe. Vous savez qu’un comité vient de se former ici sous prétexte d’organiser un banquet en l’honneur de M. Syveton, qui aurait, paraît-il, débuté autrefois au lycée de La Marche comme maître répétiteur, et dont on fêterait les trente-huit ans.
Or, en réalité, c’est Alcide Caille qui agit sous main, avec toute sa clique ; ils veulent tout simplement chercher à vous compromettre, et embêter la Préfecture. En effet, ils ont recueilli les adhésions des Quesnay de Beaurepaire, Barrès, Jules Lemaître, Forain, Coppée, et autres sectaires, et ils comptent bien sur ces messieurs pour faire du boucan.
Alors, leur jeu est clair à comprendre : forcer le préfet à intervenir, le préfet qui vous a soutenu, et crier, après, par-dessus les toits, que toutes vos protestations n’étaient que duperie, que vous avez bel et bien été élu par les ennemis de l’armée, et que vous faites cause commune avec les cosmopolites et les sans-patrie. Tout cela, bien entendu, pour diminuer votre influence auprès des délégués sénatoriaux du mois de janvier, et ainsi faciliter les voies à Alcide Caille, qui, décidément, n’a pas assez de la veste que vous lui avez infligée pour la Chambre, et veut se porter au Sénat.
D’un autre côté, si vous vous laissez prendre à leur traquenard, et si vous acceptez leur invitation, ils auront des interrogations catégoriques, ils vous pousseront à des déclarations dangereuses, bref, vous mettront au pied du mur, et, de toute façon, interpréteront votre attitude, votre présence, de telle sorte qu’ils puissent vous placer en mauvaise posture auprès des socialistes. Or, vous n’ignorez pas que vous avez besoin de toutes les forces républicaines, que nous n’avons réussi en août dernier que grâce au concours de ces 900 voix socialistes, qui, un instant même, avaient failli s’égarer sur Tripette, et qu’un mot suffirait à nous faire perdre irrémédiablement.
Donc, voyez, mon cher député ; je vous crie casse-cou, comme c’est mon devoir, et je ne vous dissimule pas que la situation me paraît des plus délicates. Mais je suis persuadé qu’avec vos hautes qualités d’esprit et de cœur, vous saurez vous tirer de ce mauvais pas ; vous savez d’ailleurs que nous sommes un certain nombre, parmi lesquels je suis orgueilleux de me compter, qui vous sommes dévoués jusqu’à la mort, et de qui vous pouvez faire état comme vous l’entendrez.
Pour finir sur un sujet moins grave, mais dont vous me permettrez de vous entretenir aussi, j’ai mon fils qui a dû aller vous trouver, ou qui s’y apprête, si ce n’est déjà fait. Vous n’ignorez pas qu’il a été un des grands lauréats du lycée de La Marche, et que ses professeurs voulaient même le pousser à l’École normale. Mais le gamin n’a pas voulu entendre parler de professorat, et, après avoir passé par l’Institut agronomique, pour ne faire qu’un an de service militaire, le voilà qui vient de terminer sa licence en droit. Mon rêve serait, naturellement, de le voir faire carrière dans l’Administration, et vous pensez bien, mon cher député, que, le moment venu, nous vous demanderons un petit coup d’épaule ; mais peut-être est-il encore bien jeune, et puis Marc prétend qu’il aurait plus de chances en faisant d’abord son doctorat. Je vois bien que ce qui le séduit surtout dans le doctorat, c’est de rester à Paris, car mon garçon est devenu très Parisien. Enfin, j’y consentirais volontiers, mais à la condition qu’il aurait une petite occupation, quelque chose qui le retienne, tout en lui permettant de poursuivre ses études et de ne pas négliger les soins de sa carrière.
C’est alors que nous avons songé, ou plutôt qu’il a songé, à vous demander si vous ne pensiez pas à faire choix d’un secrétaire : il est certain en effet qu’avec la situation que vous allez prendre à la Chambre, le travail des commissions, les lettres, les pétitions dont vous devez déjà être accablé, la présence à vos côtés d’un garçon zélé et dévoué pourrait vous rendre d’utiles services. Sans vouloir faire l’éloge de mon fils, Marc me paraît avoir bien des qualités requises : vous le verrez, ce n’est pas parce qu’il est mon fils, mais c’est un garçon qui représente bien, qui, naturellement, connaît à merveille le département, enfin il sait rédiger, puisqu’il écrit même dans certaines petites revues, et, ce qui est plus sérieux, puisqu’il a failli, comme je vous le disais, entrer à Normale. Enfin je n’ai pas besoin de vous dire combien il est, par avance, attaché à vos idées, à votre personne ; mes opinions et ma vie tout entière vous sont, je crois, de suffisants garants d’un dévouement qu’il aura dans le sang.
Je n’insiste pas, mon cher député, et ne veux vous influencer en rien ; mais permettez-moi de vous dire qu’en accueillant mon fils auprès de vous, vous rendrez un service de plus, et une fois de plus vous ferez un gros plaisir, à un vieux républicain, fier de votre confiance et de votre amitié.
Nous présentons nos hommages à ces dames Martin-Martin, et pour vous, cher Monsieur Martin-Martin, mes sentiments les plus inébranlables.
Gélabert.
Professeur d’agriculture.
Au même.
Mon cher Alban,
Ce départ précipité, après une si longue attente, me donne la migraine ; c’est donc parfait puisqu’il est convenu que je dois être malade dès mon arrivée à Paris. Dieu merci, Vovonne ne l’est pas, malade, gaie comme pinson, et trouvant naturellement que tu es un grand capitaine, puisqu’une de tes ruses de guerre consiste à nous faire partir enfin, et dare dare.
Malheureusement, ce qui ne va pas dare dare, c’est l’acceptation de mon père. Il faut te dire que ces premiers froids d’automne l’ont assez fortement touché, il a attrapé une petite grippe qui augmente encore sa surdité, et dans ces cas-là, tu sais comme il est désagréable, ce qui, d’ailleurs, est bien permis à son âge, mais, en ce moment, ne facilite pas nos projets.
Enfin je lui ai bien expliqué que tu ne voulais pas, que tu ne devais pas assister à ce damné banquet, et que pour cela tu prétexterais ma santé compromise par le brusque changement d’air ; mais que, d’autre part, il était de première nécessité que lui y figure, de telle façon qu’on ne puisse pas dire que notre famille se désintéressait d’une manifestation en faveur de l’armée, et pour que la présence de Bedu-Martin à côté de leur monsieur Syveton témoignât des sentiments patriotiques des Martin-Martin… Mais le voilà qui parle de son estomac, de ses yeux fatigués, des courants d’air, et quand il m’objecte qu’il ne pourra pas même porter un toast, je ne peux pourtant pas lui dire que c’est bien là-dessus que tu comptes, et que, de cette façon, il n’y aura pas de paroles prononcées que tes ennemis puissent exploiter pour te compromettre.
Mais tu sais comme il est ; si j’avais le malheur d’en ouvrir la bouche, tu connais la tirade : — Est-ce que ton mari me prend pour un imbécile ? Je sais les choses qu’il faut dire et les choses qu’il ne faut pas dire ; je le sais mieux que lui ; je faisais de la politique avant qu’il fasse pipi tout seul ! Et Quarante-huit ; et Gambetta ; et que tout vieux qu’il est, il tiendrait encore mieux que toi sa place au Palais-Bourbon… — Car c’est sa rage, à ce pauvre cher père, chaque fois que sa surdité augmente, d’entamer des diatribes sur ton compte, et de se reprocher avec violence d’avoir, croit-il, sacrifié à la tienne, la situation politique que son âge et les services rendus lui avaient acquise.
Il vaut donc bien mieux ne pas l’exciter, et surtout ne pas lui recommander le silence qu’il serait capable de rompre exprès pour te faire une niche, et montrer qu’il est plus fort que toi ; tandis qu’en ne lui disant rien, et en le décidant simplement à assister au banquet, je suis persuadée qu’il s’en tiendra à son traditionnel : « Je bois aux républicains de Quarante-huit, et aux réformes ! » et rien de plus.
Seulement, il faut le décider, et, encore une fois, ce n’est pas une petite besogne. Heureusement, Vovonne est là ; cette enfant est étonnante, c’est un diplomate de première force : — Vous mettrez votre belle redingote, grand-père, et votre cravate blanche : j’ai envie de rester rien que pour lui faire un beau nœud, à votre cravate blanche ; pensez donc, tous les gens qui viendront de Paris, quand je les rencontrerai cet hiver dans les salons, il faut qu’ils me disent : La petite-fille de Bedu-Martin, du doyen des maires de France ? Nous avons vu votre grand-père, Mademoiselle, il est admirable ! Et je serai fière !… — Le moyen de résister à des arguments comme ceux-là ?…
Il paraît d’ailleurs que ce banquet s’annonce comme devant être parfaitement raté ; au Cercle, tes amis font courir le bruit que François Coppée ne viendra pas, et, en réalité, c’était lui le gros attrait, bien plus que ce Syveton qu’on connaît à peine. Beaucoup de gens ont souscrit, pas du tout pour manifester une opinion quelconque, mais uniquement pour voir de près le célèbre académicien : cette tournée, qui, cet été, a joué Severo Torelli au théâtre, lui a donné en effet à La Marche un grand regain de vogue ; Caille et les autres le sentent si bien que c’est en son honneur surtout que la manifestation paraît organisée, et ils s’appliquent même, ce qui est assez canaille, à lui donner un caractère surtout littéraire : c’est du moins ce que m’a affirmé Carbonel qui assure qu’à la mairie tous les employés sont occupés à confectionner de grands cartouches portant les titres de ses œuvres principales. Syveton est noyé au milieu de tout cela, sauf cependant une bande de calicot qu’on mettra devant la porte de l’hôtel de ville : — Honneur à Syveton ! La ville de La Marche.
Et voilà les nouvelles ; en attendant, je crois que le préfet est décidé à ne pas tolérer la moindre bêtise, et à marcher au premier signal ; il a des ordres, paraît-il, et le régiment sera consigné ; naturellement cela n’amuse pas messieurs les militaires, et cela m’expliquerait le regard que m’a jeté la colonelle Tissot-Lapanouille, que j’ai croisée hier devant la poste ; tous ces gens-là se figurent que c’est toujours notre faute, et que leurs ennuis doivent nous retomber sur le dos ; je voudrais seulement que Mme Tissot-Lapanouille ne s’occupe pas plus de moi que je ne m’occupe d’elle ; et il est tout de même fâcheux de penser que la femme d’un colonel n’est en somme que la femme d’un chef de service comme les autres, que c’est vous, messieurs les députés, qui votez les traitements des chefs de service, et que vous en payez un certain nombre, dont ceux-là, pour se moquer de la République, et de vous par-dessus le marché. J’ai l’esprit assez large, Dieu merci, pour ne pas prêter attention à toutes ces misères, mais j’avoue que je ne suis pas fâchée de m’éloigner un peu de cette atmosphère d’hypocrisie et de jalousies stupides.
A bientôt, nous avons hâte de t’embrasser. Olympe partira le matin avec la grosse malle et les petits colis. Nous te télégraphierons l’heure de notre arrivée.
Antoinette.
Du Petit Tambour :
[Au moment où les yeux du monde entier sont fixés sur la lutte héroïque engagée contre l’autocratie anglaise par la République sud-africaine, au moment aussi où certains sectaires de La Marche prétendent monopoliser à leur profit la défense de l’armée et l’amour de la patrie, nous sommes heureux de publier dans nos colonnes l’article, vibrant de foi militaire et de sincère patriotisme, que le sympathique leader du Plateau-Central, notre distingué représentant, M. Martin-Martin, a bien voulu écrire spécialement pour les lecteurs du Petit Tambour sur le Rôle de la France dans le conflit transvaalien.
N. D. L. R.]
… Je n’ai pas la prétention d’apporter ici des vues diplomatiques précises, et je connais assez mon excellent ami et collègue, M. Delcassé, pour être assuré par avance que tout ce qui doit être fait sera fait. Je voudrais simplement indiquer en quelques mots quel enseignement paraît, dès l’abord, se dégager de cette guerre dont nous voyons se dérouler, si loin de nous sur la carte, mais si près dans nos cœurs, les préliminaires émouvants.
Je n’ai pas besoin de souligner l’ironie particulièrement douloureuse de ce conflit sanglant qui éclate au lendemain même du jour où notre puissant ami et allié adressait à toutes les nations européennes son éloquent appel au désarmement.
Personne, pas plus mon éminent collègue et ami, M. Bourgeois, que moi ou les autres, ne pouvions nous faire illusion, — illusion généreuse et bien séduisante cependant, — sur les suites probables de la conférence de La Haye. Tout au plus cependant pouvait-on espérer en de moins brusques lendemains, et qu’aux feux d’artifice joyeusement tirés par les bourgeois de Hollande en l’honneur des délégués de la conférence, le canon des Anglais serait plus lent à répondre, écho sinistre, sous Prétoria.
Mais voici le point sur lequel il me paraît utile et intéressant d’insister : cette paix que l’on cherchait à établir sur des bases internationales, que tous se plaisaient à reconnaître désirable le plus longtemps, sinon possible toujours, quelle est, sur l’échiquier européen, la nation qui la première éprouve, on ne peut même pas dire le besoin, mais bien plutôt le désir, l’âpre désir de la rompre ?
Sans doute une nation où une armée trop lourde à entretenir, un esprit militaire développé avec trop d’acuité, à outrance, ont fait apparaître l’opportunité d’une guerre comme un contrepoids, ou, si je puis ainsi m’exprimer, comme une soupape nécessaire ?
Mais non : c’est, au contraire, de toutes les nations, celle où l’héroïsme n’est que vertu de second plan, celle où l’intérêt prime tout, c’est une nation, non de soudards et de capitaines, mais de banquiers et de marchands, qui se rue la première à la guerre, à la guerre des cargaisons pour leurs entrepôts, à la guerre de l’or pour leurs banques !
Quel démenti plus topique pour ceux qui, en critiquant l’organisation de notre armée, ont prétendu faire le procès de son esprit ?
Oui, ce qu’on se refuse à voir, c’est qu’il y a deux choses, deux choses bien distinctes ; il y a notre organisation militaire qui peut, assurément, présenter certaines défectuosités, comme toutes les organisations : mais alors c’est tâche aux législateurs d’y remédier, et je sais que pour ma part je m’y emploierai volontiers de toutes mes forces ; mon cher et distingué collègue Mirman n’ignore pas déjà combien ma collaboration lui est acquise sur ce point.
Et puis, il y a l’esprit militaire, qui, lui, bien compris, sans exagérations dangereuses ni déviations malsaines, est irréprochable et admirable, car il est l’esprit même de la France, de la Patrie.
J’ai dit sans exagérations ni déviations, — et c’est ici que je m’explique :
Vous connaissez l’adage latin : Si vis pacem para bellum, si tu veux la paix, prépare la guerre ; oui, prépare la guerre, c’est-à-dire développe tes armements, exerce tes soldats, instruis tes chefs. Mais, ce n’est pas tout : surveille l’esprit de ces chefs et de ces soldats, fais en sorte que rien ne vienne altérer dans leur âme le filon de tous ces sentiments élevés, qui sont leur plus précieux patrimoine : amour de la gloire, certes, et de l’héroïsme, mais aussi amour du Bien et du Juste, car c’est cela aussi que signifie l’amour de la Patrie.
Et c’est ainsi qu’en préparant la guerre tu assureras la paix, tu l’assureras dans les limites du juste et du bien, tu ne t’embarqueras pas dans une aventure déloyale, tu ne feras pas usage de ta force et de tes armes pour un profit honteux, dans l’attente d’un gain illicite, contre le droit et la légalité.
Si les Anglais avaient cet esprit militaire, comme je viens de l’expliquer, comme je le comprends, comme il est et doit être en effet l’esprit de notre belle et vaillante armée de France, — ils n’imposeraient pas à l’Europe le spectacle vil et révoltant de cette guerre que si exactement l’expression vengeresse et incisive de Mme Adam stigmatise : « la guerre Chamberlain, Rhodes et Cie » !…
Martin-Martin,
Député.
Du Petit Tambour :
LACHE AGRESSION
Notre rédacteur en chef vient d’être victime d’un inqualifiable attentat. Assis à la table du café Fougères avec quelques amis, M. Antonin Canelle parcourait, en les commentant selon son habitude, les diverses feuilles parisiennes que le courrier venait d’apporter.
Soudain un forcené s’est approché de lui, et, brusquement, par derrière, lui a asséné un violent coup de poing.
Grâce aux consommateurs qui se sont immédiatement interposés, l’agresseur a pu, par une fuite précipitée, éviter les justes représailles auxquelles s’apprêtait notre ami.
Quant au nom de cet énergumène, l’ignominie du procédé le proclame assez haut, et tous nos lecteurs ont déjà compris qu’il s’agit du valet de plume aux gages des jésuites, du cacographe de la feuille clérico-cafarde.
Quelque habitude que nous en ayons pu prendre au cours de la dernière période électorale, ces mœurs de cannibales nous produisent encore un haut-le-cœur de surprise et de dégoût.
Ajoutons que M. Antonin Canelle a immédiatement adressé au Parquet la lettre suivante :
« Monsieur le Procureur,
« Puisque la libre circulation dans les rues de La Marche et les endroits publics n’est plus assurée aux honnêtes gens, j’ai l’honneur de vous faire connaître qu’à partir de ce jour je sortirai armé.
« Veuillez, etc. »
A bon entendeur, salut !
De la Localité :
MAITRESSE CORRECTION
Depuis le triomphe (??) de leur candidat, les laquais de Martin-Martin se croient tout permis.
Hier, entre cinq et six, notre rédacteur en chef, M. Robinet, prenait tranquillement son absinthe au café Fougères, quand son attention fut tout à coup appelée sur un groupe d’individus au milieu desquels pérorait l’exécuteur des basses-œuvres, le vidangeur de la Préfecture, Antonin Canelle.
Le jugeant aisément pris de boisson selon son habitude, M. Robinet se désintéressait des propos de ce triste pochard ; mais des éclats de voix le forcèrent à dresser l’oreille : Canelle, agitant les journaux, le fixait d’un air goguenard et provocant, et commentait en termes odieux l’admirable et retentissant article que M. Quesnay de Beaurepaire venait de publier dans l’Écho de Paris : le Testament d’un franc-tireur.
M. Robinet, qui, comme on sait, est officier de réserve, ne put tolérer plus longtemps un pareil langage, et s’approchant, seul, au milieu du groupe, très calme, il se planta bien en face d’Antonin Canelle, et lui administra une magistrale paire de gifles.
— Gardez tout ! — a-t-il ajouté spirituellement ; et il s’est retiré au milieu des rires de toute l’assistance, visiblement amusée et ravie par l’attitude couarde et la mine penaude du bel Antonin.
Il va sans dire qu’à l’heure présente notre sympathique rédacteur en chef attend encore les témoins du giflé Canelle.
De la Localité :
M. le Préfet Benoiton.
M. le Préfet est parti pour Paris, hier soir, par l’express de 10 h. 40.
Un de nos amis, qui s’occupe de statistique à ses moments perdus, veut bien nous communiquer la curieuse information suivante : depuis onze mois que nous avons la bonne fortune d’être administrés par M. Jambey du Carnage, c’est la vingt-troisième fois que la Localité a mission de faire connaître à ses lecteurs le départ de M. le Préfet par l’express de 10 h. 40.
Il va sans dire que, personnellement, nous ne voyons aucun inconvénient à ce que M. le Préfet aille prendre l’air du boulevard, et la présence de sa redingote et de son haut de forme dans les rues de La Marche ne saurait manquer à notre bonheur.
Nous ne pouvons cependant nous empêcher de trouver étrange la façon d’administrer de ce surprenant fonctionnaire, et, tout en comprenant fort bien que la besogne qu’il fait ici n’ait rien de particulièrement attachant, nous nous demandons si l’État, avec l’argent des contribuables, paie aussi grassement MM. les Préfets, uniquement pour qu’ils se promènent en chemin de fer, où ils ont d’ailleurs le transport gratuit.
Il nous semblait que la place d’un administrateur, soucieux de ses devoirs et de sa dignité, était dans son cabinet, comme le pilote à son gouvernail, contrôlant avec un soin constant et jaloux la gestion des finances départementales, stimulant ses agents, conseillant ses chefs de service, sage économe des deniers dont il a la charge, gardien scrupuleux et éclairé de la légalité.
Il paraît que nous nous trompons. Ce « tuteur des communes », comme la loi l’appelle, est un tuteur complaisant, qui n’aime pas ennuyer ses pupilles, et se plaît à les surveiller de loin ; M. le Préfet n’est là que pour présider aux tripotages et aux gaspillages électoraux ; la comédie finie, bonsoir ! Les maires peuvent venir du fond du département, faire des lieues et des lieues en patache ou en carriole, pour heurter l’huis préfectoral : — M. le Préfet est parti à Paris par l’express de 10 h. 40 !
Au reste, et bien que nous n’ayons pas l’honneur de ses confidences, nous croyons savoir que le voyage actuel de M. le Préfet n’est pas un simple voyage d’agrément. Il n’y a pas besoin, en effet, d’être grand clerc pour s’apercevoir que M. Jambey du Carnage a hâte de quitter le Plateau-Central, où, s’étant fait l’homme-lige de Martin-Martin, il se trouve compromis à fond dans une politique, dont à l’heure présente, les instants sont comptés. M. Jambey a suffisamment de flair pour sentir que le torchon brûle, et il ne veut pas être pris sans vert.
Les ministères passent, comme le vent d’automne,
En allant solliciter prestement son changement auprès de Waldeck-Rousseau, M. le Préfet montre que la prévoyance est une qualité de son caractère, sinon de son administration.
Pour nous, qui ne voulons pas la mort du pécheur, nous ne demandons pas mieux qu’on exauce les désirs de M. Jambey du Carnage, — bien au contraire ! On peut même lui donner de l’avancement, il le mérite, il a fait un assez vilain métier pour cela ! Qu’on le nomme donc n’importe où, qu’on le nomme préfet de police ! — Mais, pour Dieu ! qu’on en débarrasse notre pauvre département !
Hier, pour la vingt-troisième fois, M. le Préfet a quitté La Marche par l’express de 10 h. 40 : puisse cette fois être la bonne !
Juvénal.
Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central, 74, boulevard de Latour-Maubourg, Paris.
Mon cher Ami,
Le bruit court à La Marche, avec persistance, que Jambey du Carnage va être changé ; tu as même dû voir dans le canard de Caille une note tendancieuse à ce sujet. (Et à ce propos, pour ta gouverne, c’est bien Toupin qui signe Juvénal, je suis très exactement renseigné.) J’ignore ce qu’il y a de fondé là dedans, mais je tiens à t’avertir que tous nos amis considéreraient comme désastreux le départ du préfet dans les circonstances actuelles.
Je t’accorde volontiers que Jambey n’est pas un aigle, et qu’il y a peut-être des préfets plus éloquents, ou plus forts en droit administratif.
Mais tu sais aussi bien que moi qu’il n’y a pas besoin d’être un puits de science, ni un Mirabeau, pour réussir à la tête de ce département, et tu te rappelles l’expérience récente du préfet Laforgue, de néfaste mémoire, qu’on nous avait expédié du Conseil d’État, homme très fort, assurément, mais gaffeur de première classe, et qui, avec toute sa science, s’était fait si proprement rouler par défunt Lambusquet.
Jambey a d’abord une qualité, c’est qu’il ne fiche pas les pieds dans son cabinet, ou le moins possible, et qu’ainsi du moins il évite de se compromettre ; Laforgue avait cette rage d’être toujours là, de recevoir tout le monde, et cela avait naturellement pour résultat de lui mettre à dos tous ceux à qui il avait dû refuser quelque chose ; sans compter qu’avec l’esprit des gens de ce pays, qu’il connaissait imparfaitement, il se laissait embobeliner par un tas de crapules, qui lui arrachaient des promesses, que nous avions ensuite toutes les peines du monde à l’empêcher de tenir.
Et puis quand on veut tout voir par soi-même, c’est le vrai moyen de tout embrouiller et de laisser échapper le plus important ; tandis qu’en s’en remettant tout bonnement à des chefs de division comme Travers et Belleuil, qui sont de vieux routiers et qui connaissent toutes les ficelles, un préfet n’a qu’à laisser courir, et il est sûr qu’il n’y aura d’accrocs ni d’embêtements ni pour lui, ni pour ses amis. A la session d’août, Jambey est arrivé de Royan, le jour de l’ouverture du Conseil général, sans avoir ouvert son rapport, et sans avoir lu le premier mot de ce que le père Travers avait mis dedans : tout a marché admirablement, et le projet du pont de Trembles, qui traînait dans les cartons depuis cinq années, a passé comme une lettre à la poste ; au lieu qu’un Laforgue, pour étaler ses lumières, et son labeur, et sa conscience, nous aurait rasé pendant des heures avec des détails techniques et des considérations budgétaires, et, au bout du compte, aurait réussi à tout flanquer à bas.
Enfin Jambey du Carnage a un autre mérite, c’est d’avoir de la fortune, et une maîtresse femme. Car, on aura beau dire, cela ne fait pas de mal qu’un préfet se montre, autrement qu’en locatis, dans un bon landau avec de bons chevaux qui lui appartiennent ; et il n’y aura pas un maire socialiste pour trouver mauvais que le champagne de la Préfecture soit autre chose que de la blanquette à vingt-cinq sous.
Avec cela Mme du Carnage est une maîtresse de maison exceptionnelle, qui aime à recevoir, et qui reçoit admirablement. A-t-on assez daubé sur ces pauvres Bavolet, qui, pendant les quatre ans qu’ils sont restés ici, prétextaient toujours des deuils au bon moment, et n’ont pas offert un verre d’eau dans les salons de la Préfecture ! Assurément Bavolet avait d’autres qualités, mais il n’en est pas moins évident que tout le monde, à La Marche, a béni leur départ, sans oublier la grosse Mme Piédegorge, la femme du juge, tu te rappelles, si désespérée de ne pouvoir produire à la Préfecture, sous l’œil de gendres éventuels, les trois demoiselles Piédegorge, et qui venait faire ses doléances à ta femme, et concluait : — Des préfets comme ça, ça ne fait pas aimer la République ! — Et il est certain qu’elle avait raison, Mme Piédegorge, et qu’en ce moment, par exemple, Fantin, le restaurateur, et Latour, le pâtissier, et, d’une façon générale, tous les boutiquiers de la rue Grande, dont la Préfecture fait marcher le commerce, doivent aimer infiniment mieux la République que du temps des Bavolet.
Mais il y a plus : voici que certaines familles de la haute ville, et du faubourg du Moustier, qui avaient toujours battu froid à la Préfecture, gagnées par le charme et la bonne grâce, et, disons le mot, par le chic de la préfète, commencent à faire des avances ; il se trouve précisément que le nouveau général de cavalerie, La Camuzarde, est allié à la famille de Mme du Carnage, ce qui naturellement contribue à rallier l’élément militaire, qui boudait un peu, et cela ne laisse pas, à l’heure actuelle, que d’avoir son importance ; la préfète, qui est une femme extrêmement fine, joue de tout cela supérieurement : en sorte que, le mari pour les radicaux, la femme pour les conservateurs, tout La Marche rayonne autour de la Préfecture, dont l’influence est considérable.
C’est cette influence qu’Alcide Caille voudrait bien ne pas trouver en face de lui le jour des élections sénatoriales, car il sent parfaitement que le Préfet, — et aussi la Préfète, — auront tous les délégués dans la main, et qu’avec un tel appoint, Moulin ne ferait de lui qu’une bouchée. Tandis que si Jambey s’en va, le Préfet qui viendra, si zélé et si malin soit-il, ne connaissant personne, pourra peu de chose ; les groupes formés grâce à la diplomatie préfectorale se désagrégeront, Caille reprendra du poil de la bête, et, réduit à ses seules ressources, le père Moulin, qui est, je te l’accorde, un très honnête homme et le candidat nécessaire, mais qui, — nous ne nous faisons pas d’illusions, n’est-ce pas ? — est un vieil imbécile, risquera fort de rester sur le carreau.
Il faut donc à tout prix que Jambey du Carnage soit maintenu dans le Plateau-Central ; son départ compromettrait le succès des élections de janvier, et j’ajoute qu’on l’interpréterait à ton encontre comme un échec personnel, puisqu’on sait que le Préfet est ton homme, que tu dois par conséquent y tenir et le retenir. C’est donc à toi d’agir au ministère pour que Jambey ne soit pas déplacé, et auprès de Jambey lui-même si, comme la Localité l’insinue, il est exact qu’il soit en train de solliciter son changement. Raisonne-le, cet homme : en somme, le Plateau-Central n’est pas un département difficile, sa situation y est solide, et, par le temps qui court, cela vaut peut-être mieux que d’aller ailleurs risquer de se casser le cou ; et puis quoi ? La Marche est une jolie troisième, résidence agréable, huit heures de Paris seulement et les trains sont commodes ; tu pourrais peut-être lui faire promettre sa seconde classe personnelle, ou la décoration, car il ne doit pas tenir à l’argent. Et puis, en fin de compte, quand on est préfet, on est préfet, on doit obéir à d’autres considérations que ses convenances, et quand, dans un endroit, on se trouve par hasard être bon à quelque chose, il ne faut pas en profiter pour demander à ficher le camp immédiatement !…
Mes hommages à tes dames, et bonne poignée de main de ton
J. Carbonel.
Madame Paul J. du Carnage, hôtel de la Préfecture, La Marche (Plateau-Central).
Ma chère Amie,
Quelle sale boîte que ce Ministère ! J’espérais voir Waldeck ce matin, j’arrive à dix heures place Beauvau, je me fais inscrire, nous étions relativement peu nombreux, tombe une pluie de délégations, députés en tête, qui nous passent sur le dos comme il convient lorsqu’on représente le peuple souverain ; si bien qu’à une heure je n’avais ni vu le ministre, ni déjeuné.
J’ai déjeuné, mais je ne pourrai voir le grand chef que demain ; juste retour des choses d’ici-bas, j’en arrive à plaindre les gens à qui je fais, quelquefois, faire antichambre : il est vrai que, ceux-là, je ne les avais pas priés de venir. D’ailleurs ce matin, un spectacle a diverti mon impatience : dans le salon d’attente, ma chère, dans le salon d’attente du ministère de l’Intérieur, un solliciteur comme moi était installé à la table du milieu, et, pour charmer les loisirs que lui imposait le bon vouloir du ministre, — je n’invente pas, ce ne serait pas drôle, — il copiait de la musique ! Ne trouvez-vous pas, chère amie, qu’il y a là une philosophie du sacrifice, une résignation préconçue, fort impressionnantes ? Très certainement cet homme était là hier, et je l’y retrouverai demain, continuant sa besogne mystérieuse ; car sans doute il n’y a pas d’apparence que celui-là voie jamais le ministre, et peut-être n’en a-t-il aucun désir, ni même aucun dessein : cet homme est un symbole et c’est un sage ; en somme, je ferais tout aussi bien de copier de la musique, que de m’embêter à courir après le ministre, et à droguer pour une audience qui n’y fera ni chaud ni froid. Tout dépend de votre oncle Gourdey ; il est évident qu’en ce moment les sénateurs peuvent beaucoup, et si l’oncle voulait se donner la peine de pratiquer un léger chantage à notre profit, nous ne tarderions pas à secouer nos sandales sur La Marche, ses pompes et ses habitants ; mais sait-on jamais de quoi il retourne avec ce vieux ramolli ?
Maintenant, il y a quelque chose d’admirable ; j’ai vu au Cabinet, où j’étais allé faire un tour pour serrer la main du petit Destrem, Destrem m’a appris que le Martin-Martin s’opposait absolument à mon avancement ; d’ailleurs j’en avais un vague soupçon, et Martin, que j’avais vu hier, tout en protestant qu’il m’était acquis (je te crois !), avait eu une façon d’insister sur l’intérêt supérieur du département, l’attachement que j’inspire aux populations républicaines… Ces gens-là sont étonnants ! Ainsi voilà Martin-Martin, qui certes n’est pas un aigle, mais qui n’est relativement pas un malhonnête homme ; je me donne un mal de chien pour faire un député de cet imbécile, et quand, la besogne finie, je demande à passer à d’autres exercices, il est le premier à me mettre des bâtons dans les roues, uniquement parce qu’il est content de moi, qu’il a besoin de moi, et qu’il n’ose pas marcher tout seul, gros égoïste ! Je ne peux pourtant pas servir éternellement de bonne d’enfants à tous les députés que j’aurai fait élire ! Heureusement que, si Gourdey se remue un peu, Martin-Martin n’y pourra rien ; il n’a aucune espèce d’influence, et Waldeck a d’autres chiens à fouetter en ce moment, que d’écouter les petites histoires de ce fantoche.
Ah ! ils sont gais pour les préfets, les élus du peuple ! Destrem me racontait ce mot d’un député du Centre (il n’a pas voulu me dire lequel, mais tous en sont capables), venant demander la tête de son préfet : — Nommez-le à une trésorerie générale, confiez-lui une caisse, c’est ce que je souhaite ; comme cela je suis bien sûr qu’avant deux mois il aura passé aux assises !… — Douce confiance, charmant pays, joli métier !
Je vais aller flâner tout à l’heure à l’exposition des chrysanthèmes ; j’ai rencontré avant-hier l’amiral Verdure, et cet horticulteur vénérable en sortait enthousiasmé : — Vous verrez, dans le fond, il y en a de ces fleurs, c’est tellement gros, on dirait des choux !…
Hier soir, je voulais aller à Tristan et Yseult, mais je n’ai pu avoir de place ; alors j’ai passé la soirée aux Mathurins, avec le petit Destrem ; je ne l’ai pas regretté, Tarride et Deval sont toujours drôles, tandis qu’à ce qu’il paraît, Tristan et Yseult sont crevants…
Tendresses.
P.-J. Du C.
Du Petit Tambour :
Coupons immédiatement les ailes au nouveau canard échappé de la volière de la rue Piquebœuf : jamais, à aucun moment, il n’a été question de déplacer notre honorable préfet, pas plus que ce haut fonctionnaire n’a eu l’intention de demander son changement.
Nous comprenons fort bien que le maintien du statu quo gêne certains calculs, et que certaines personnes, promptes à prendre leurs désirs pour des réalités, aient eu intérêt à répandre un bruit dénué de toute consistance.
Mais les jésuites de la Localité doivent décidément en faire leur deuil ; M. Jambey du Carnage, solidement attaché à ce département où il a su conquérir de si vives sympathies, restera à la tête du Plateau-Central, pour continuer, avec l’appui de tous les honnêtes gens, son œuvre d’assainissement républicain.
Du Petit Tambour :
Notre député
Au lendemain de l’élection de M. Martin-Martin, nous écrivions :
« … A coup sûr, le nouvel élu ne suivra pas les errements de son prédécesseur : M. Martin-Martin n’est pas de ceux qui remettent aussi bénévolement les destinées de la France aux mains des maires du Palais ; dans la période de troubles et de désorganisation sociale et morale que nous traversons, il nous sera réconfortant de penser qu’il y a encore au Parlement, travaillant et veillant, quelques personnalités de la valeur et de l’activité de M. Martin-Martin. Nul doute, en tout cas, que nous n’ayons bientôt à nous en féliciter, non seulement pour la France, mais aussi pour notre pauvre département, jusqu’à ce jour si laissé à l’écart et déshérité : M. Martin-Martin sera là pour rappeler que le Plateau-Central existe, et nous aurons enfin quelqu’un, auprès des gouvernants, en situation d’exposer nos plaintes et de faire valoir nos justes droits… »
Les documents suivants, que l’on veut bien nous communiquer, montreront à nos lecteurs si nous étions bons prophètes :
1o
MINISTÈRE DES FINANCES
DIRECTION DU PERSONNEL
Mon cher Collègue,
Vous avez bien voulu appeler mon attention sur l’opportunité qu’il y aurait à créer, dans la commune de Saint-Landry un deuxième débit de tabac. Je m’empresse de vous faire connaître que j’ai aussitôt chargé M. le directeur des contributions indirectes de votre département d’étudier la question au point de vue technique, et, dès que son rapport m’aura été transmis, avec l’avis de M. le préfet du Plateau-Central, je serai heureux d’examiner s’il m’est possible d’accorder satisfaction à la commune de Saint-Landry.
Veuillez, etc.
Le Ministre des Finances,
Caillaux.
A M. Martin-Martin, député du Plateau-Central.
2o
SOUS-SECRÉTARIAT DES POSTES
ET TÉLÉGRAPHES
CABINET DU SOUS-SECRÉTAIRE D’ÉTAT
Mon cher Collègue,
Vous avez bien voulu appeler mon attention sur les heures des courriers qui desservent la commune de La Rémolade, et appuyer auprès de moi une pétition des habitants de cette commune, demandant qu’une levée supplémentaire soit faite après quatre heures du soir par le facteur de Malvoisin. J’ai l’honneur de vous informer que, conformément au désir que vous m’aviez verbalement exprimé, la question est en ce moment soumise à l’examen du service compétent, et qu’aussitôt qu’une solution sera intervenue, je m’empresserai de la porter à votre connaissance.
Veuillez, etc.
Le Sous-Secrétaire d’État des Postes
et Télégraphes,
Mougeot.
A M. Martin-Martin, député du Plateau-Central.
3o
MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
CABINET DU MINISTRE
Mon cher Député,
Vous avez bien voulu appeler mon attention sur la situation précaire d’un groupe de cultivateurs, habitant l’agglomération des Gorgerettes, dont la récolte et une partie des habitations, non assurées, viennent d’être détruites par un incendie violent. J’ai le plaisir de vous faire connaître que, par courrier de ce jour, et à titre tout à fait exceptionnel, je fais ordonnancer au nom de M. le préfet de votre département une somme de 40 francs, pour être répartie entre les familles les plus nécessiteuses et les plus éprouvées.
Veuillez, etc.
Pour le président du Conseil,
ministre de l’Intérieur,
Le chef du Cabinet,
Ulrich.
A M. Martin-Martin, député du Plateau-Central.
A tous ceux qui n’ont pas oublié l’époque néfaste où les intérêts de notre département étaient abandonnés aux mains débiles et dédaigneuses du baron Lambusquet, — celui-là même qui se vantait de n’avoir jamais mis les pieds dans un ministère, — à tous nos lecteurs nous laissons le soin de dégager la moralité des lettres ci-dessus : pour notre part, nous n’aurions garde d’en atténuer l’éloquence par aucun commentaire. Dans sa profession de foi, M. Martin-Martin avait écrit : — Je ne vous fais pas de promesses : Je demande que vous me jugiez à l’œuvre, et sur mes actes ! — Les honnêtes gens, les gens éclairés et impartiaux, ont déjà jugé.
Antonin Canelle.
Du Journal de Mlle Yvonne Martin-Martin :
Dimanche. — Le matin, nous avons été, Mère et moi, à la messe de onze heures ; c’est l’abbé Launois qui a quêté ; il a toujours sa tête qui penche sur son épaule, et une main dans sa poitrine, mais il est fort bien quand même. Il faisait si froid déjà que Mère m’avait permis de mettre mon boléro en fourrure, ce dont je n’ai pas été fâchée, car, à la messe, j’étais précisément devant ces personnes dont nous ne savons pas encore le nom, mais qui sont pour nous si désagréables, et qui sont si mal mises. Elles n’ont fait que me regarder tout le temps. Nous sommes rentrées juste pour le déjeuner. Père, très absorbé, n’a pas dit un mot, et Mère respectait son silence, de telle façon que le déjeuner a été expédié vivement. J’ai lu dans ma chambre jusqu’à quatre heures le livre de Mme Hector Malot que Germaine Tirebois m’a prêté.
Il me passionne énormément ; que cette Félicie est intéressante, et que son fiancé a tort ! Je n’en suis qu’au milieu du volume, mais déjà on sent ce qui va advenir ; c’est réellement passionnant. Mère, à quatre heures, m’a appelée. Elle était prête à sortir, et il m’a fallu laisser là mon livre ! Nous avons été aux Champs-Élysées, où j’ai eu la chance de rencontrer Germaine, accompagnée de sa fidèle Mlle Pauline. Nous nous sommes assises toutes deux un peu à l’écart pour causer plus librement ; d’ailleurs Mère sympathise beaucoup avec Mlle Pauline ; Mère est si bonne qu’elle se laisse raconter pour la vingtième fois les mêmes histoires, que cette vieille Mlle Pauline aime tant à narrer, surtout les exploits de son oncle le capitaine Michelot ; je crois aussi que Mère en profite pour penser à autre chose. Germaine m’a dit confidentiellement avoir entendu son père et sa mère parler l’avant-veille de son futur mariage : sa mère était d’avis qu’elle se mariât jeune, le plus tôt possible, M. Tirebois préférait attendre. Germaine riait en me disant cela, mais j’ai bien vu qu’au fond elle était très émue. Elle doit avoir son idée, je pense. Peut-être même l’aurais-je confessée immédiatement, si Mlle Pauline ne s’était rapprochée de nos chaises, sournoisement. Nous avons fait chemin ensemble jusqu’aux grands boulevards, où il y avait un monde énorme ; Mère et moi sommes rentrées à pied, Germaine, qui était pressée, en omnibus. Nous avons dîné tard. Père ayant eu à travailler, moi j’ai lu jusqu’à onze heures dans ma chambre.
Lundi. — Mère et moi, à dix heures, avons été au Bon-Marché, c’était l’Exposition des vêtements ; maman en a essayé plusieurs, mais sans en choisir aucun. J’ai acheté pour moi des jarretelles roses et un corset maïs ; Mère ne voulait pas, mais j’ai fait mes yeux suppliants, alors… Nous avons été ensuite chez le pâtissier, j’ai mangé trois galettes ; il y avait un jeune homme qui m’a souri, probablement il trouvait que j’étais un peu affamée ; quand nous sommes sorties, il est sorti derrière nous ; Mère, très mortifiée, a pris une voiture, et nous sommes rentrées. L’après-midi, rien de neuf. Nous n’avons pas bougé. J’ai fini mon livre : Félicie ne se marie pas avec Valentin, c’est bien là ce que je pensais ; la fin est encore plus passionnante que le début.
Mardi. — J’ai étudié mon chant une bonne partie de la matinée ; après mes sons filés, j’ai chanté une petite mélodie de Chaminade qui a vraiment beaucoup de caractère, très gentille, et bien dans ma voix ; il y a un contre-si que je donne de tête, et qui est doux, doux, doux… si doux même que maman qui comptait l’argenterie dans la pièce à côté m’a crié : — Vovonne, c’est idéal ce que ta voix me fait plaisir !… — J’ai été l’embrasser pour la remercier, mais déjà elle disait à Olympe que le manche à gigot manquait, et elle n’était plus du tout à mon contre-si de tête… L’après-midi, restées. Père seul s’est absenté, il n’est même pas rentré, un petit bleu qu’il nous avait envoyé nous prévenait qu’il dînait avec des messieurs de la Chambre, et le préfet, qui est à Paris.
Mercredi. — Nous avons été, à cinq heures, rendre visite à Mme Tirebois dont c’était le jour. Germaine portait une robe assez échancrée, et un tablier rose à bavolets, elle offrait le thé quand nous arrivions ; il y avait beaucoup de monde, et comme Germaine était très affairée, j’étais assise seule, et un peu intimidée par conséquent. Mme Tirebois avait une traîne à sa robe, et des saphirs énormes aux oreilles ; elle causait tout bas à un monsieur âgé, décoré ; je pense même qu’il avait une perruque, car, quand il buvait son thé, ses oreilles remuaient, et on apercevait un vide entre elles et le crâne. Germaine m’apporta une tasse et des gâteaux, une grande jeune fille qui la suivait avec le sucrier et le pot au lait me sourit si gentiment que je sympathisai tout de suite avec elle ; pour lui être agréable, je sucrai mon thé beaucoup plus que de coutume, et, par la suite, j’en ai eu un peu mal au cœur ; elle s’appelle Marthe Gérard, m’a dit Germaine plus tard, elle est orpheline, et vit avec son parrain, un goutteux millionnaire. Comme Germaine s’asseyait enfin avec moi sur le canapé, il entra en coup de vent dans le salon une grosse dame et son fils, un long jeune homme pâle, qui portait une serviette sous le bras ; Germaine l’appela pour me le présenter ; c’était son cousin Alfred ; il s’assit près de nous, assez gauchement, et nous entendîmes alors distinctement un tintement de grelot qui venait de son côté. Comme Germaine, Marthe et moi le regardions, surprises, il rougit affreusement, et se tint immobile. Je sus par la suite que c’était le grelot de sa bicyclette, qu’il avait par mégarde dans une de ses poches ; et, n’osant bouger, par crainte de faire du bruit, il n’accepta ni thé, ni gâteaux. Rentrées à la maison en voiture, il pleuvait beaucoup.
Jeudi. — J’ai reçu, le matin, un mot de Germaine qui me dit que son père l’emmène ce soir chez Marck le dompteur, à la fête de Montmartre, et elle me demande si Mère me permettrait de les y accompagner. J’ai la permission et je saute de joie ! Toute l’après-midi, je suis restée à la maison. Vers huit heures du soir, on a sonné, c’était M. Tirebois et Germaine qui venaient me prendre. Père a dit à M. Tirebois : — Je ne vous accompagne pas à cette ménagerie, la Chambre me suffit ! — ce qui a beaucoup fait rire M. Tirebois. Moi, j’étais prête déjà, et nous n’avons eu qu’à partir. Ça sent très fort quand on entre dans la ménagerie, qui est pourtant admirablement tenue. Au premier rang, des fauteuils étaient réservés, derrière lesquels nous nous sommes installés. Il y avait un lion magnifique assis tout contre les barreaux, il nous regardait bien en face, en passant sa langue sur ses babines, j’ai été si intimidée que je ne l’ai plus regardé. Il y avait trois adorables petits lionceaux tout jeunes ; c’est comme de gros chats, ça joue, ça se couche si gentiment ! Il y avait le plus petit qui s’est mis sur le dos, les pattes en l’air, et il nous regardait avec des yeux si câlins, le pauvre chéri… Dans un coin, il y avait aussi deux singes, dont l’un ne faisait qu’aller et venir de long en large dans sa cage, il avait des yeux brillants et de véritables petites mains roses avec lesquelles il attrapait les barreaux, et se serrait contre ; il y avait un perroquet et un ara, il avait l’air stupide comme tout, cet ara ! M. Tirebois s’en est approché pour lui faire dire quelque chose, mais il a tourné son dos et est monté le long du perchoir en se dandinant, et en nous regardant de côté, comme s’il riait de nous. Nous avons été nous rasseoir sur nos chaises, et alors nous avons vu que les fauteuils réservés étaient pour des Chinois, on disait autour de nous que c’était l’ambassadeur de Chine, toute une famille composée de l’ambassadeur, sa femme, ses deux filles, et de plusieurs autres jeunes gens, tous vêtus à l’européenne ; il n’y avait que l’ambassadeur et trois autres chinois qui portaient le costume ; il y avait un tout petit garçon chinois assis juste devant Germaine, il était coiffé d’un béret bleu et vêtu d’une capote de collégien, il avait des joues énormes et des yeux imperceptibles ; le spectacle ne l’amusait pas du tout, il se tint tout le temps le visage contre le dossier de sa chaise, à regarder derrière lui, malgré les protestations du Chinois à lunettes placé à son côté et qui lui tenait la main. Les jeunes filles chinoises étaient très gentilles, une surtout, très coquette, lançant des œillades à droite, à gauche : elle avait du rouge sur les lèvres et les joues, les yeux tirés sur les tempes et noirs comme des grains de café. Le spectacle a commencé ; il y avait des ours, des hyènes, des loups, qui ont travaillé avec un dompteur polonais, frisé comme un caniche, et bête comme une oie probablement, car, après chacune des prouesses de ses animaux, il envoyait des baisers aux Chinois. Marck (le dompteur mondain, me souffle Germaine) est un jeune homme très décoré et brillant, il avait des gants blancs, et des moustaches noires frisées très légèrement. Il salua dignement en entrant dans la cage, et fit travailler à la fois deux lionnes, et l’énorme lion qui m’avait tant impressionnée ; il faisait comme s’il était dans le désert : il tirait des coups de revolver, et excitait les bêtes à rugir et à sauter toutes ensemble ; c’était un vacarme épouvantable, et pourtant le petit garçon chinois ne tournait pas la tête, il avait l’air aussi tranquille que si rien ne s’était passé de terrible à deux pas de sa chaise ; il regardait Germaine qui se bouchait les oreilles et fermait les yeux, il la regardait curieusement, et l’air positivement narquois, ce mioche… Pour finir, une jeune femme outrageusement décolletée vint danser, avec des castagnettes, dans la cage, pendant que Marck fixait des yeux terribles sur son gros lion, accroupi dans un coin à côté des trois lionnes réellement abruties par tout ce bruit du diable. La danseuse espagnole faisait les yeux langoureux aux Chinois, qui n’en avaient jamais tant vu, je pense ; mais elle ne courait aucun risque avec les lions, naturellement, dansant devant la porte, et derrière le dompteur Marck. Nous sommes sortis à onze heures, très contentes de notre soirée, Germaine et moi. Germaine et son père m’ont accompagnée, et sont montés dans l’appartement où Mère nous attendait, et a proposé de faire du thé ; mais M. Tirebois n’a rien voulu prendre. J’ai raconté les Chinois à Père, il ne savait pas si c’était vraiment l’ambassadeur, mais il m’a dit qu’il le demanderait à M. Delcassé.
Vendredi. — Le matin j’ai écrit quelques lettres à mes amies de La Marche ; Marthe Benoît m’avait envoyé un long journal de ce qu’elle avait fait dans la quinzaine, j’ai été obligée de lui répondre aussi une fort longue missive ; sans ça elle m’aurait tenu rigueur et aurait dit qu’étant à Paris, je faisais ma fière, et la dédaignais. J’ai écrit aussi aux demoiselles Rodrigues, mais deux pages seulement. Le soir nous avions à dîner M. Gélabert, et son fils Marc qu’on nous présentait. C’est un petit jeune homme court et avec un certain embonpoint ; il avait une superbe cravate rouge et une épingle représentant un pied de biche. Son père a été fort attentionné pour moi, il m’a fait des compliments sur ma toilette et sur mes boucles de cheveux. Il avait apporté à Mère une superbe gerbe de chrysanthèmes jaunes, que j’ai placés tout de suite sur la petite table, devant la fenêtre du salon. Pendant le dîner j’étais entre M. Gélabert et son fils, qui me passait à chaque instant la moutarde et les cure-dents, j’avais très envie de rire, naturellement, mais mère ne me quittait pas des yeux, et m’obligeait à être sérieuse malgré moi ; je me suis bien rattrapée dans ma chambre, par exemple ! On a pris le café dans le salon de maman, et alors on m’a priée de faire un peu de musique. J’ai chanté ma petite mélodie de Chaminade, et mon contre-si a produit son effet habituel ; M. Marc me tournait les pages et, son père nous ayant dit qu’il touchait un peu de piano, nous l’avons forcé à jouer à quatre mains avec maman. Père et M. Gélabert se sont alors retirés dans le cabinet de travail pour causer affaires, et j’ai été plus libre avec maman et le fils Gélabert. Mère ne joue vraiment pas mal, elle a du sentiment, même… Ils ont à eux deux fort bien rendu la sérénade de Pierné, puis, sur la demande de M. Marc, j’ai encore chanté une de mes anciennes romances de Massenet. Après avoir fait de la musique, nous avons causé, nous aussi ; ce jeune homme est fort intéressant dans sa conversation, il fait beaucoup de bicyclette et d’escrime, — pour maigrir, a-t-il ajouté en souriant ; nous nous sommes récriées, mère et moi : — Mais vous êtes très bien comme ça ; voyons, à votre âge, il vaut mieux être un peu solide, voyez donc votre père à qui vous ressemblez tant, eh bien ! il est magnifique, etc… — Mère était lancée et elle ne s’est arrêtée que pour servir le thé qui refroidissait dans la salle à manger. Nous avons parlé voyages ; il m’a avoué qu’il adorerait visiter l’Afrique, qu’il avait deux camarades de lycée qui y étaient, et qui lui écrivaient des lettres enthousiasmées, qui lui donnaient chaque fois plus envie de partir. Notre soirée a passé très vite et il était plus de onze heures quand ces messieurs se sont retirés.
Samedi. — Je me suis levée tard ce matin. Olympe avait beau cogner à ma porte, je n’avais pas la moindre envie de répondre. Mais mère est venue en personne et il m’a fallu aller ouvrir ; j’ai bu mon chocolat au lit, par exemple. L’après-midi, Germaine et sa mère nous ont fait la bonne surprise de venir nous voir. Maman, elle, n’était pas très enchantée, à cause du salon qui n’était pas tout à fait en ordre comme elle aurait voulu ; ces dames venaient pour la première fois, nous aurions évidemment tenu à les mieux recevoir ; mais elles sont si simples, si aimables, que nous aurions mauvaise grâce de leur en vouloir de ne nous avoir pas averties. Mère et Mme Tirebois sont restées dans le boudoir. Germaine et moi sommes allées dans ma chambre. J’avais à lui montrer ma photographie que j’ai fait faire il y a quinze jours, et un petit meuble que père m’a offert pour mon anniversaire de naissance. Germaine s’est extasiée sur le portrait et a absolument exigé que je lui en donne un avec une dédicace derrière ; le petit meuble lui a beaucoup plu également. Je lui ai raconté ma soirée de la veille, elle m’a posé une quantité de questions sur le fils Gélabert, à la plupart desquelles je ne savais que répondre. Quand elle a eu fini d’être indiscrète (si gentiment, chère Germaine !), elle m’a embrassée en riant, et je n’ai jamais pu savoir ce qui la faisait rire de la sorte. Elle m’a raconté des choses inouïes sur son cousin Alfred, que j’avais vu l’autre jour chez elle ; lui qui a l’air d’un petit saint, eh bien ! il passe ses nuits à jouer aux cartes, et il est l’amant de la femme d’un professeur ; c’est inouï, je trouve ! Germaine m’a dit qu’elle savait bien d’autres choses encore sur lui et son ami Edward, mais qu’elle ne pouvait me les confier. Je n’ai pas insisté, naturellement, mais il faudra bien qu’elle me les dise, un jour ou l’autre. Nous avons ri de tout notre cœur lorsqu’elle m’a raconté que Mlle Pauline écrivait ses mémoires et ceux de son oncle le capitaine Michelot et qu’elle allait les faire paraître très prochainement : — Elle passe des nuits, ma chère, m’a dit Germaine, et elle soupire, et elle parle toute seule, c’est un vrai bonheur que de l’entendre : nous sommes censés ignorer tout ça, bien entendu, mais père commence à en avoir assez, et il parle déjà de la remplacer ! pour moi, j’en aurai du chagrin, car elle m’amuse beaucoup, et elle est si distraite dans la rue ! — Mme Tirebois et mère sont venues voir ce que nous complotions toutes les deux ; Mme Tirebois a trouvé très bien notre appartement, beaucoup d’air, de soleil, a-t-elle dit, pas de voisins, le rêve enfin… — Il est probable que nous déménagerons au printemps, a-t-elle ajouté : si rien n’est survenu d’ici là… — et elle a regardé Germaine. Elles sont parties toutes deux à sept heures passées. Je voulais finir cette tapisserie qui traîne partout, et qui fait le désespoir de mère si ordonnée ; mais j’ai un nouveau livre de Mme Hector Malot, et je crois bien qu’il va me passionner autant que l’autre, probablement…
Dimanche. — Été à la messe de 11 heures, mère et moi, il pleuvait à torrents, nous y sommes allées en voiture. Vu encore les personnes désagréables, elles avaient des chapeaux nouveaux, mais quels chapeaux : des bérets de velours chaudron à plumes écarlates, quel goût pour des Parisiennes, mon Dieu ? Aperçu aussi Marthe Gérard et sa gouvernante : elle m’a saluée de la tête très aimablement…
De la Localité :
PAYE, PAYSAN !
… Le budget de 1900 s’équilibrera avec cinquante millions d’impôts en augmentation sur le précédent exercice. Voilà le résultat le plus clair, le plus net, auquel devait aboutir l’impéritie de nos gouvernants. Sera-t-il permis de se demander alors à quoi bon envoyer à la Chambre des gens qui sont censés représenter et défendre nos intérêts, si le premier de nos intérêts, qui est notre bourse, se trouve entre leurs mains aussi mal gardé et lésé ? Il nous semblait que le devoir essentiel d’un député honnête et conscient des obligations de son mandat serait de monter à la tribune et de crier : — Halte-là ! Le pays a assez de ce régime de bon plaisir, il a assez de servir de proie quotidienne aux sangsues de toute sorte qui l’épuisent et qui l’oppriment, sous prétexte de l’administrer : halte-là, vous dis-je ! — Mais sans doute sommes-nous bien naïfs ! Lorsqu’une majorité faussée ou aveuglée fait un député d’un Martin-Martin, je suppose que personne ne doit s’attendre à ce que le Palais-Bourbon retentisse de pareils accents, éloquents et vengeurs. Les électeurs de Martin-Martin ont ce qu’ils méritent : qu’importe que leur bas de laine se vide jusqu’au dernier écu, leur cher député ne s’en portera pas plus mal ; il est à Paris, confortablement installé, il peut se promener sur les boulevards, boire des bocks, aller aux Folies-Bergère, il visitera à l’œil l’Exposition universelle : qu’est-ce à côté de cela que cinquante millions d’impôts ? Et puis il faut bien que quelqu’un paie les vingt-cinq francs par jour qui lui sont alloués pour ses frais de cigares…
Jean le Contribuable.
A Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central, au Palais-Bourbon, Paris.
Monsieur le Député,
Sera-t-il permis à un humble desservant d’oser prétendre détourner à son profit l’attention d’un législateur, et vous enlever un instant à vos graves et multiples travaux ? Mais je m’enhardis en songeant qu’au milieu des études et des occupations les plus sérieuses que vous avez assumées pour le bien et la grandeur de notre cher pays, vous condescendez à garder une oreille bienveillante et attentive aux affaires de ce Plateau-Central que vous représentez avec une si parfaite dignité, et un éclat auquel, je puis bien le dire, vos prédécesseurs étaient si éloignés d’atteindre.
Peut-être n’ignorez-vous point que la cure de Monistrol, qui compte parmi les plus importantes de votre arrondissement, est vacante par suite du décès du vénérable et regretté archiprêtre, monsieur le curé Grubillot. Lors d’un voyage récent que je fis à la Marche et où j’eus l’honneur de m’entretenir avec M. le chef du Cabinet de M. le préfet, ce haut fonctionnaire avait bien voulu me laisser entendre que l’Administration verrait d’un œil favorable ma venue dans cette paroisse, que M. le Préfet avait l’intention de s’en entretenir avec Monseigneur, et qu’en un mot j’étais, si je puis m’exprimer sur moi-même en ces termes, j’étais persona grata à la Préfecture.
Malheureusement, je ne pouvais guère me faire d’illusions sur le sort que ma pauvre candidature rencontrerait à l’Évêché, non pas, certes, que j’aie la coupable témérité d’incriminer Monseigneur, mais je sais trop qu’à ses côtés, dans la personne de M. le vicaire général Foing, tous les prêtres indépendants et d’idées libérales ont un adversaire intraitable et souvent écouté.
Je ne suis pas un ambitieux, Monsieur le député, et si j’avais pu souhaiter, un moment, remplacer M. l’archiprêtre Grubillot, c’était, j’ose le dire, dans l’unique espoir d’apporter dans cette paroisse de Monistrol, encore en proie aux passions de certains dévots exaltés, cet esprit d’apaisement et de tolérance qui doit être, selon moi, celui du prêtre dans son église : ainsi ai-je agi dans ma modeste cure du Trou-Madame, où je me réjouis d’avoir peut-être contribué à faire reporter sur votre nom, lors des élections dernières, les trente-cinq voix qui d’habitude allaient à M. le baron Lambusquet.
Or, il me revient qu’à la suite d’intrigues, auxquelles M. le vicaire général Foing ne semble pas être demeuré étranger, Monseigneur aurait nommé, et présenterait à l’agrément de l’Administration, M. l’abbé Barigoule, actuellement desservant à Fraizes. Il répugne à mon caractère, comme à la robe que je porte, d’avoir à dénoncer certaines manœuvres honteuses et la bassesse de certains calculs, mais, pour le bien d’une commune à laquelle vous vous intéressez, je crois de mon devoir de vous avertir. Il ne m’appartient pas de juger M. l’abbé Barigoule, que d’aucuns cependant représentent comme un prêtre sectaire, un intrigant et un brouillon. Mais ce que je dois vous faire connaître, ce sont les dessous ténébreux de sa nomination. Vous savez qu’en commençant l’édification d’une église sous le vocable du bienheureux Saint-Trophime, M. le curé Grubillot avait compromis à ce point les finances de la fabrique de Monistrol, que l’église reste inachevée, ses fondations à peine sorties, et que la fabrique, sans un sou vaillant, plaide avec l’entrepreneur, et a déjà perdu un premier procès. C’est pour tirer la fabrique de ce mauvais pas que l’on a songé à M. Barigoule ; M. Barigoule a en effet, — et tout le monde à Monistrol chuchote par quels moyens, — réussi à capter la confiance de la dame Berlain, la propriétaire du beau domaine des Mauminettes, chez qui descendait le baron, quand il venait à Monistrol en tournée électorale ; et alors on escompte, et l’abbé Barigoule a donné à entendre, que, s’il est nommé à la cure vacante, la dame Berlain fera don des soixante mille francs qui sont nécessaires pour sauver la fabrique.
Je ne doute pas qu’il suffira de vous avoir signalé un pareil état de choses pour que votre haute intervention, tant auprès de M. le préfet du département qu’auprès de M. le directeur des cultes, empêche l’agrément d’une nomination dont les effets présenteraient tous les caractères d’un scandale public. Peut-être dépendrait-il alors de votre influence que l’Administration, en opposant mon nom à celui de l’abbé Barigoule, en en faisant même au besoin une question de principes, parvînt à triompher, auprès de Monseigneur, de l’hostilité de M. le vicaire général Foing ? Mais croyez qu’en ce moment j’écarte loin de moi toute idée d’un bénéfice personnel, dans une circonstance où je n’ai en vue que la bonne renommée de l’Église à laquelle j’appartiens, et qui doit réprouver ces compromissions ; en vue aussi des dangers que de semblables sectaires menacent de faire courir aux institutions établies, auxquelles je m’honore de me proclamer fervemment et respectueusement attaché.
Veuillez agréer, Monsieur le député, l’hommage de votre dévoué serviteur,
Jolly, curé.
Monsieur Jambey du Carnage, Préfet, La Marche.
Ci-joint une lettre que je reçois au sujet de la cure de Monistrol. Qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ? Et qu’est-ce que ce curé qui m’écrit ? Il m’a tout l’air d’un garçon assez débrouillard, mais je me défie des prêtres si malins, et surtout si dévoués : les abbés sont dévoués quand ils veulent être curés, les curés quand ils veulent être évêques, et les seuls évêques républicains sont ceux qui prétendent à l’archevêché ; d’ailleurs vous connaissez mes sentiments là-dessus ; agréez qui vous voudrez à Monistrol, je m’en désintéresse ; la seule chose à laquelle je tienne, et vous le savez aussi bien que moi, c’est que le curé ne nous embête pas et ne se mêle que de ce qui le regarde ; après cela, qu’il ait ses opinions, et qu’il ne vote pas pour moi, ça m’est égal ; mais qu’il dise sa messe, qu’il reste dans son église, et qu’il nous fiche la paix.
Sentiments dévoués,
Martin-Martin.
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
PRÉFECTURE DU PLATEAU-CENTRAL
Cabinet du Préfet.
A Monsieur Martin-Martin, député,
Monsieur le Député,
Comme suite à la demande de renseignements que vous aviez bien voulu m’adresser concernant M. l’abbé Jolly, je m’empresse de vous faire connaître que ce desservant a eu son traitement suspendu en 1895 à la suite de paroles violentes prononcées en chaire contre M. le président de la République Félix Faure.
Déplacé et envoyé dans la paroisse du Trou-Madame, cet ecclésiastique paraît s’être amendé, et, lors des dernières élections législatives, il a voté, à bulletin ouvert, pour le candidat républicain.
Veuillez agréer, Monsieur le député, l’assurance de ma considération la plus distinguée,
Le Préfet du Plateau-Central,
Jambey du Carnage.
P. S. Cet abbé Jolly vient assez souvent à la préfecture demander des secours pour aller aux eaux ; comme il est le cousin du secrétaire de l’évêque, le grand rival de l’abbé Foing, il peut quelquefois renseigner d’une façon assez précise mon chef de cabinet sur ce qui se passe à l’évêché : mais il n’est pas intéressant.
Ce qu’il vous a écrit de la nomination de Barigoule est exact ; mais il ignore que cela a été combiné par moi, d’accord avec l’évêque. L’abbé Barigoule est un garçon très intelligent, et qui ne nous créera aucun ennui ; sa nomination me permet d’obtenir, — donnant, donnant, puisque nous ne pouvons rien traiter autrement avec l’évêché, — le déplacement du curé de Cantelles ; enfin il est entendu que, si la fabrique a les soixante mille francs, les délégués sénatoriaux de Monistrol, qui sont fabriciens, voteront pour notre candidat.
Croyez, mon cher député, à mes meilleurs sentiments,
Jambey.
Extrait du Journal Officiel (Chambre des députés, Compte rendu in extenso des débats. Séance du 7 décembre).
M. Tourgnol… les jésuites de toute robe, de tout calibre, et de tout poil ! (Violentes protestations au centre ; ricanements sur les bancs de droite.)
M. Martin-Martin essaie de prononcer quelques paroles qui se perdent dans le tumulte.
M. Coutant. M…!
M. le Président. Le parti-pris est évident !
De la Localité :
L’ÉCŒUREMENT
Nous recevons la lettre suivante :
Monsieur le Rédacteur,
Une surexcitation facile à comprendre agite en ce moment notre population de Chaumettes ; voici les faits : l’instituteur Moulineau, qui vient de perdre une petite fille de deux ans et demi, a annoncé publiquement qu’il voulait un enterrement civil. Assurément toutes les opinions sont libres, même les moins respectables ; mais il y a cependant des limites où le scandale ne devrait pas être permis. On frémit en effet en pensant que c’est à de semblables hommes, aveuglés par l’esprit de parti, caudataires et prisonniers de la franc-maçonnerie, ce sont eux à qui nous devons confier le soin de former le cœur et l’âme de nos enfants. On frémit en songeant aux générations qu’un semblable enseignement nous prépare, et l’on ne peut s’empêcher de relever dans les annales de la criminalité, depuis que Dieu est banni de l’école, la précocité de jour en jour plus effroyable dont font preuve les plus récentes recrues de l’armée du vice. Mais, en ce moment, ce que nous voulons simplement constater, c’est que l’instituteur Moulineau est la créature de Martin-Martin, et que l’enterrement civil de la petite Moulineau prend une signification toute particulière, au lendemain du jour où, dans la discussion du budget des cultes, Martin-Martin s’est affirmé avec l’attitude violente dont le Journal Officiel nous apportait hier les lamentables échos. A coup sûr, nous serions les premiers à déplorer qu’un enterrement, quel qu’il soit, pût servir de prétexte à des manifestations toujours regrettables ; mais j’ai cru devoir vous signaler ce qui se passait, pour que les responsabilités, le cas échéant, soient bien établies, et que les honnêtes gens de tous les partis voient et sachent de quel côté est venue la provocation.
Un père de Famille.
Du Petit Tambour :
TOUCHANTE MANIFESTATION
On nous écrit de Chaumettes :
Monsieur le Rédacteur,
L’enterrement de Mlle Moulineau, la charmante enfant de notre pauvre ami, le distingué instituteur de Chaumettes, a eu lieu ce matin au milieu d’un concours considérable, d’une foule respectueuse et recueillie venue pour témoigner de sa sympathie à la douleur de M. Moulineau, et aussi à la fermeté et à la dignité de sa conduite dans cette douloureuse circonstance. Disons tout de suite que, contrairement aux bruits qui avaient été répandus, nulle note discordante n’est venue troubler cette manifestation à la fois imposante et touchante, et qu’en dépit des provocations souterraines de certaines personnalités dont il serait aisé de soulever le masque, les sectaires les plus intransigeants ont eu la sagesse ou la pudeur de ne pas bouger.
Au cimetière, un éloquent discours a été prononcé par M. Bedos, conseiller municipal à Marseille, et ami personnel de M. Moulineau. Nous regrettons de ne pouvoir reproduire cette superbe improvisation, où, dans un langage élevé et vibrant d’émotion, M. Bedos a montré la marche ascendante de l’esprit humain, se dégageant progressivement de toute mainmise, de toute superstition mesquine et avilissante, pour affirmer un Idéal supérieur que réalisera l’Individu parfait et tel que l’aura conçu et formé la Société égalitaire.
L’assistance s’est retirée profondément impressionnée.
Un habitant.
MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
COMMISSARIAT SPÉCIAL
DES CHEMINS DE FER
No …
Le Commissaire spécial de La Marche,
à Monsieur le Préfet du Plateau-Central.
Conformément aux instructions que vous m’aviez données, je me suis rendu hier à Chaumettes, où certaines manifestations paraissaient à craindre, à l’occasion des obsèques de la petite Moulineau, fille de l’instituteur. J’ai l’honneur de porter à votre connaissance qu’il ne s’est produit aucun incident de nature à motiver mon intervention. Dans le cortège, assez peu nombreux, j’ai relevé la présence de tous les fonctionnaires de Chaumettes, à l’exception du receveur d’enregistrement et du conducteur des ponts et chaussées. Sur la place de l’église, où le convoi est forcé de passer, un groupe formé de MM. Coulon, l’ancien adjoint au maire, Tardieu, notaire, et Boulet, maréchal-ferrant, ont affecté de ne pas se découvrir devant le cercueil ; je dois dire que cette attitude est généralement blâmée.
Au cimetière, un conseiller municipal de Marseille, M. Bedos, camarade d’enfance de M. Moulineau, et qui était de passage pour son commerce, a prononcé un discours, où je ne vois rien de particulier à signaler ; j’ajouterai que cette allocution, bien qu’elle ne m’ait point paru dépourvue de qualités littéraires et même oratoires, n’a pas semblé produire un grand effet. Un incident plutôt comique a marqué la fin de la cérémonie ; quand M. Bedos a eu terminé de parler, un vieillard s’est approché, qui paraissait extrêmement ému, mais légèrement pris de boisson ; il avait l’air de vouloir, à son tour, prononcer quelques mots ; mais tout à coup, il s’est borné à jeter violemment dans la fosse ouverte son chapeau qu’il tenait à la main en s’écriant : — N… de D…! — puis s’est retiré en sanglotant. Ce vieillard serait un nommé Gourd, receveur buraliste, père de Mme Moulineau et qui adorait sa petite-fille et filleule, la petite Moulineau. En résumé, les cléricaux en ont été pour leurs menaces, qui n’ont atteint personne, et j’estime même qu’il sera inutile de déplacer l’instituteur Moulineau, ainsi que vous en aviez bien voulu examiner l’éventualité, avant les vacances de Pâques.
Le Commissaire spécial,
Laflize.
PRÉFECTURE
DU PLATEAU-CENTRAL
CABINET DU PRÉFET
Le Préfet du Plateau-Central
à Monsieur le Ministre de l’Intérieur.
Sous ce pli, j’ai l’honneur de vous adresser, conformément à vos instructions, mes propositions concernant la promotion du 1er janvier dans l’ordre de la Légion d’honneur. J’ai réduit à quatre, selon les termes de votre circulaire de décembre, le nombre des candidats proposés : ce sont MM. Bedu-Martin, Collombier, Lajambe et Jolivet. Chacun de ces candidats me paraît, à des titres divers, digne de la haute distinction que j’ai l’honneur de solliciter pour eux ; mais je crois devoir présenter en première ligne M. Bedu-Martin, doyen des maires de mon département, que son grand âge et les services rendus depuis près de cinquante ans à la cause démocratique me semblent désigner plus qu’aucun autre aux faveurs gouvernementales ; j’ajouterai que M. Bedu-Martin est le beau-père de M. Martin-Martin, député, et que sa décoration ne pourrait que produire l’impression la plus favorable auprès des électeurs de M. Martin-Martin.
1o Notice concernant M. Bedu-Martin
M. Bedu-Martin a déjà fait l’objet de nombreuses propositions ; la première remonte à 1885 ; depuis cette époque, tous les préfets qui se sont succédé, à la tête du Plateau-Central se sont fait un devoir et un honneur de signaler la vie, toute de probité et de dévouement à la cause républicaine, de M. Bedu-Martin, et de demander pour lui une récompense à laquelle applaudiraient tous les républicains et tous les honnêtes gens. Le préfet du Plateau-Central, en renouvelant la proposition de ses prédécesseurs en faveur de M. Bedu-Martin, tient à signaler en outre la parenté du postulant avec M. Martin-Martin, le nouveau député, son gendre, en insistant sur ce fait que, si M. Martin-Martin a été assez heureux pour grouper autour de son nom toutes les énergies républicaines et ramener à la République une circonscription qui jusqu’alors avait toujours voté pour les bonapartistes, une grande part en revient à la notoriété et aux sympathies qui avaient toujours entouré le nom de son beau-père, M. Bedu-Martin.
2o Notice concernant M. Collombier
M. le Dr Collombier dirige depuis quinze ans l’asile d’aliénés de La Gélinotte, près La Marche. Praticien habile et administrateur consommé, le Dr Collombier a su, dans l’accomplissement de ses fonctions délicates, se concilier l’estime et la sympathie de tous. M. le Dr Collombier est un enfant du département, où il ne serait pas impossible qu’il fût appelé quelque jour à jouer un rôle politique ; il est très apprécié, pour son tact et sa grande droiture, des diverses municipalités qui se trouvent en relations avec lui ; sincèrement attaché aux institutions républicaines, les républicains du Plateau-Central accueilleraient avec satisfaction la distinction que je sollicite en faveur de ce postulant.
3o Notice concernant M. Lajambe
M. Lajambe est un des plus riches propriétaires terriens du Plateau-Central ; fondateur et président d’une société coopérative, l’Abeille Marchaise, on le trouve toujours disposé à apporter le concours de sa grande fortune et de son activité organisatrice à toutes les œuvres de bienfaisance et de mutualité. Par son Abeille Marchaise qui compte d’importantes ramifications dans les milieux tant agricoles qu’industriels, et aussi parce qu’il se trouve avoir un pied dans la plupart des associations et sociétés du département, M. Lajambe est une force avec laquelle il est bon de compter ; le jour en effet où il plairait à M. Lajambe de faire de la politique, et plusieurs personnalités le poussent vivement dans ce sens, nul doute qu’il n’acquière rapidement une situation prépondérante ; M. Lajambe a toujours été gouvernemental, mais, pour le soustraire à certaines influences qui le travaillent en ce moment, j’estime qu’une distinction honorifique viendrait à son heure, justifiée par les nombreuses fonctions gratuites qu’il a toujours acceptées volontiers, et de nature à être accueillie favorablement par les populations du Plateau-Central, sans distinction de partis.
4o Notice concernant M. Jolivet
M. Jolivet, agent voyer en chef du Plateau-Central, est un fonctionnaire intelligent et zélé, et au dévouement duquel mes prédécesseurs, comme moi-même, se sont toujours plu à rendre hommage. Sous son habile direction, le réseau vicinal a été considérablement développé durant ces dix dernières années, et les études d’importants travaux d’art, celles notamment du pont de Trembles, ont été poussées activement. M. Jolivet est un républicain de la veille, qui s’applique à maintenir son nombreux personnel dans une voie fermement républicaine. Très estimé des différentes personnalités politiques du Plateau-Central, avec lesquelles il se trouve en constantes relations d’affaires, et dont il a su se concilier les sympathies par son caractère loyal et obligeant, la décoration de M. Jolivet, digne couronnement d’une carrière honorablement remplie, serait accueillie avec faveur dans tout le département.
Le Préfet du Plateau-Central,
Jambey du Carnage.
Monsieur Martin-Martin, député, Paris.
Mon cher Monsieur Martin-Martin,
Deux mots seulement : Vous savez sans doute ce dont il s’agit, ou vous le devinez ; je viens vous rappeler ce que vous m’aviez dit lors de mon dernier voyage à Paris : — Nous allons faire rougir cette boutonnière-là ! — Y a-t-il du nouveau ? Vous êtes témoin que je n’y songeais pas, mais vous y avez mis une insistance si affectueuse : — J’en fais mon affaire ! m’avez-vous répété. Et puis, n’est-ce pas ? pas besoin de poser à la petite bouche devant vous : il est certain que, maintenant que je me suis un peu fait à cette idée que je pouvais être décoré, cela me serait une grosse déception de ne pas l’être, non seulement pour moi, mais pour mon fils, pour ma fille aussi quand je la marierai ; or, je sens bien que si ce n’est pas maintenant, où j’ai cette chance de pouvoir compter sur votre haute influence, si ce n’est pas maintenant ce ne sera peut-être jamais. C’est pourquoi je viens vous prier, mon cher député, d’agir vigoureusement au ministère, d’autant qu’à ce que je crois comprendre, ma décoration arriverait dans un bon moment pour vous et pour le parti, car on sait que je vous suis tout dévoué, et cela serait de nature à porter un grand coup, et à vous rallier bon nombre de suffrages, de voir que vous m’avez fait décorer.
Excusez le décousu de cette lettre, mon cher député, et croyez-moi votre inaliénable.
Gélabert,
Professeur d’agriculture.
Peut-être ne sera-t-il pas mauvais de rappeler au Ministre qu’en 1870 j’ai fait partie des mobilisés du Plateau-Central comme capitaine, et qu’à la revision des grades, après la guerre, on m’avait offert de me conserver dans l’armée régulière comme sous-lieutenant, ce qui fait que, si j’avais accepté, je serais probablement commandant à l’heure actuelle, et sûrement décoré.
Du Petit Tambour :
UN NOUVEAU LÉGIONNAIRE
Nous croyons savoir que la prochaine promotion de la Légion d’honneur comprendra le nom de M. Aristide Gélabert, notre sympathique compatriote, le distingué professeur d’agriculture du département. Tout le monde au Petit Tambour applaudira à une décoration qui récompensera si justement l’homme de bien, le fonctionnaire irréprochable, le républicain convaincu, et aussi, ne l’oublions pas, le vaillant officier de l’Année terrible. De semblables distinctions honorent à la fois le citoyen qui les reçoit et le Gouvernement qui les donne, et nous nous plaisons à deviner ici la main discrète et délicate, l’intervention puissante et toujours efficace de notre éminent député M. Martin-Martin, qui mieux qu’aucun autre était à même de rendre et de faire rendre justice à la valeur de M. Gélabert, à son dévouement politique, et à l’inébranlable fermeté de ses sentiments républicains.
Monsieur Martin-Martin, député, Paris.
Mon cher Ami,
Tu connais mon opinion sur les décorations, Légion d’honneur, ou autres balivernes ; du moins faut-il que cet attrape-nigauds nous serve à prendre des imbéciles de quelque utilité, de quelque importance ; or ce qui est pour toi, en ce moment, de première importance, ce sont les élections sénatoriales, et il ne faut pas te dissimuler que cela ne va pas tout seul ; à tort ou à raison, vous vous êtes entêtés sur la candidature de ce pauvre Moulin dont le titre le plus clair à faire un sénateur est d’être à demi gâteux, par avance. Il faut pourtant que nous le fassions réussir, et il réussira ; seulement il convient d’y mettre le prix. Pour cela, il faut que nous ayons Lajambe avec nous, et un bout de ruban rouge nous attache Lajambe ; je sais parfaitement tout ce que tu peux dire sur le compte de cette vieille fripouille, qui fait de la bienfaisance à 60 p. 100, et qui ne préside les sociétés ouvrières que pour embrasser des petites ouvrières de moins de quinze ans. Mais, n’est-ce pas ? à la guerre comme à la guerre ; Lajambe, d’abord, c’est de l’argent ; et puis, si nous ne l’avons pas avec nous, nous l’aurons contre nous, tous les amis de Caille le travaillent actuellement pour qu’il se porte concurremment avec leur patron dont il ferait le jeu au second tour. Je crois que le préfet a indiqué cela timidement dans son rapport ; mais ces rapports-là ne signifient rien ; ce qu’il faut, c’est faire une démarche collective au ministère et enlever la chose, d’assaut ; voilà huit ans qu’il n’y a pas eu de décorations dans le Plateau-Central, le ministère doit t’accorder cela comme don de joyeux avènement, et à part Lajambe, je ne vois pas trop qui décorer ? Je ne parle pas de ce pauvre Gélabert, dont l’article du Petit Tambour (car cet article émanait très visiblement de lui) a provoqué un long éclat de rire. Ce brave Jolivet est un excellent agent voyer, mais, que diable ! il n’y a pas péril en la demeure : c’est déjà très bien qu’il soit proposé ; la politique d’abord, les fonctionnaires ensuite, plus on attendra, plus il aura fait de ponts, et mieux il méritera son ruban ; j’ai aussi entendu prononcer le nom du Dr Collombier. — Collombier est déjà presque fou ; si on le décore, il le deviendra tout à fait. Reste ton beau-père ; mais tu connais l’aimable caractère de ce vieillard ; le père Bedu a formellement déclaré qu’il refuserait la croix si on la lui donnait maintenant, qu’il ne voulait à aucun prix avoir l’air de te devoir quelque chose, qu’il avait déjà attendu seize ans, et qu’il pouvait donc bien attendre deux ans encore que tu ne sois plus député. La situation est ainsi bien nettement posée et délimitée ; à toi d’agir.
Mes hommages à tes dames, et bien à toi.
Carbonel.
De la Localité :
… L’homme s’agite, le ruban le mène ! Nous écoutons impassibles s’élever, des marécages d’une politique de boue, les coassements de toutes les grenouilles panamistes gonflées vers le chiffon écarlate. Et nous songeons que c’est pour la jeter en pâture aux appétits des laquais électoraux qu’un gouvernement de lâches et de cosmopolites arrache la croix d’honneur à cette même poitrine que notre grand et cher Déroulède offrait jadis, bouclier de la Patrie, aux balles et aux lances des uhlans prussiens !…
Juvénal.
M. Bédu-Martin, à La Marche.
Mon cher Grand-Papa,
C’est la première fois, depuis sa naissance, que votre petite-fille Vovonne n’est pas auprès de vous, le jour de l’an, pour vous embrasser bien fort et vous souhaiter la bonne année. Savez-vous que j’en ai un gros chagrin, malgré ma joie d’être à Paris ; ah ! grand-papa, pourquoi n’être pas ici avec vos enfants qui seraient si heureux tous de vous avoir ! Mère ne cesse de me le répéter chaque jour : — Si bon papa était ici, Vovonne, nous serions vraiment trop contents !… — Et elle a bien raison, je trouve, moi : car, allez cher grand-père, à présent que je connais bien Paris, je vous en ferais voir de belles choses, et faire de longues promenades, nous en ferions chaque après-midi, tous les deux, et ce que nous serions contents, allez, je vous le garantis, vous ne penseriez plus à vos méchantes douleurs rhumatismales. Enfin, cher bon papa, si vous nous aviez accompagnés à Paris, comme on vous en avait tant prié, eh bien ! au lieu de vous écrire comme je fais, je serais venue moi-même demain matin dans votre chambre, vous crier comme toujours : — Bonne et heureuse année, cher grand-père ! — J’ai aussi le cœur gros en songeant que ce n’est qu’au printemps que je vous embrasserai, les occupations de père ne nous permettront pas de nous éloigner de Paris avant mai, et vous-même je vois bien que vous ne viendrez pas cet hiver, alors… — Mais, ne nous attristons pas, n’est-ce pas, cher bon-papa !
Savez-vous que je deviens tout à fait Parisienne, et mère aussi ; nous sortons beaucoup, beaucoup, nous allons quelquefois au théâtre, et fort souvent en visite ; j’ai été vendeuse à une grande vente de charité, j’aidais ces dames Tirebois qui avaient un buffet ; nous avons eu un monde énorme ; beaucoup de jeunes gens : ils aiment beaucoup les gâteaux, je vous assure, bon-papa ! A lui seul, le cousin de Germaine Tirebois a avalé pour quinze francs de beurres-mokas, j’en avais mal au cœur pour lui ! Je me suis, naturellement, énormément amusée, Germaine est si gaie, si boute-en-train, et sa mère réellement très aimable. Ce sont là de très bonnes amies que nous avons, et nous nous voyons fréquemment. Mère a pris un jour de réception ; nous commençons à avoir pas mal de relations, et comme nous rendons beaucoup de visites, les mercredis de maman sont très courus. J’ai des amies très gentilles ici, mais je n’ai de réelle affection que pour Germaine. C’est elle d’abord que je connais le plus, et depuis très longtemps, et ensuite nous avons deux natures qui sympathisent parfaitement. Son père et sa mère sont aussi, il faut l’avouer, des gens réellement aimables, et fort liés avec mes parents, de cette façon l’amitié que j’ai pour Germaine ne fera qu’aller en augmentant. Elle ne vous a vu qu’une fois à La Marche, il y a quatre ans, pour la fête du 15 août, vous rappelez-vous, cher bon-papa ? eh bien ! elle a gardé un très bon souvenir de vous, et elle se souvient parfaitement que vous lui avez offert une belle fleur de votre petit jardin…
Cher bon-papa, je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps de mon bavardage, et je me sauve bien vite. Encore une fois, bonne et heureuse année, et de bons et affectueux baisers de votre petite-fille bien aimante,
Yvonne Martin-Martin.
Maman me charge de vous dire qu’elle vous écrira demain, mais qu’elle fait partir pour vous une petite caisse de fruits confits.
Mademoiselle Yvonne Martin-Martin,
chez Monsieur Martin-Martin, député, Paris.
Chère Yvonne,
Vous avez peut-être su par M. Bédu-Martin, votre grand-père, que nous nous étions absentés de La Marche pendant quinze jours, et, de là, chère amie, le retard de ma lettre ; excusez-moi, je vous en prie ; je serais tout à fait ennuyée que vous ayez pu penser un moment que je vous oubliais ! Pourtant votre longue missive, si détaillée, si intéressante, demandait une réponse immédiate ; mais, vous savez ce que c’est, chère amie, et c’est pourquoi je compte beaucoup sur votre indulgence à mon égard : quand on voyage, on ne s’appartient plus !
Ma mère et moi avons été chez une vieille amie qui a une magnifique propriété à trois heures de La Marche. Nous n’avons pas eu lieu du reste de le regretter, car ces quinze jours ont passé trop rapides à mon avis, je me suis tellement amusée, chère Yvonne !
Nous étions très nombreux, beaucoup de jeunes filles, par conséquent beaucoup de gaîté ! J’ai eu le plaisir de faire là la connaissance de votre charmante cousine, Mlle Jane Roche, nous avons beaucoup causé de vous, elle m’a dit avoir reçu un long journal de votre vie parisienne, et elle a même eu la gentillesse de m’énumérer tous les plaisirs que vous avez eus ces dernières semaines. Je vois avec bonheur que, quoique vous amusant bien, vous ne nous négligez pas, nous autres petites provinciales…
Nous avons passé chez la vieille amie de ma mère juste quinze jours, et si papa ne nous avait pas écrit lettre sur lettre qu’il voulait absolument que nous rentrions à La Marche, je crois bien que nous serions encore dans cet agréable séjour… Croiriez-vous, chère Yvonne, que nous avons même joué la comédie ! La vieille amie de ma mère a un cousin, substitut à Saint-Geniès, et fort original ; il fait des comédies de salon ; c’est sous sa direction que nous avons joué une petite pièce de lui tout à fait charmante, intitulée : Qui s’y frotte s’y pique ! Nous avons eu un grand succès, je vous assure, chère amie, il y avait même quelques couplets que j’ai chantés, et qui ont eu les honneurs du bis ! Nous avions eu de nombreuses répétitions qui avaient été autant de parties de plaisir ; les parents n’étaient pas autorisés à y assister, de cette façon vous comprenez quelle franche gaîté a présidé à ces répétitions ! Il y avait surtout le frère d’une jeune fille, qui ne savait jamais son rôle, il avait des mines impayables, et, rien qu’à le voir, nous riions sans nous arrêter… Les costumes aussi avaient été très réussis. Le mien était en drap rouge, bordé de velours noir ; j’avais un petit bonnet de dentelles, et un petit tablier rose avec des poches ; je tenais une corbeille toute garnie de rubans roses et bleus, dans laquelle se trouvaient des fleurs artificielles que je devais jeter devant le premier rôle qui était une marquise. Après la comédie, on a dansé jusqu’à une heure du matin, et on a soupé très gaîment. Quel malheur que vous n’ayez pas été avec nous, chère Yvonne, car alors la fête aurait été complète ! Mais, j’y pense, peut-être que ces plaisirs de campagne vous touchent peu, chère amie, habituée que vous êtes depuis trois mois (déjà !) à ceux de Paris, si dissemblables, je crois, des nôtres… C’est égal, il me semble que, même devenue Parisienne, je n’aurais garde d’oublier ce qui autrefois me réjouissait tant : n’ai-je pas un peu raison, chère amie ?…
Depuis ma dernière lettre, rien de bien extraordinaire ne s’est passé à La Marche ; il y a eu deux bals à la Préfecture ; on a beaucoup jasé sur la toilette de la préfète ; nous avions une invitation, et j’aurais assez aimé à assister à un de ces bals, mais justement mon père se trouvait un peu grippé, et puis je crois qu’il n’était pas fâché d’avoir un prétexte pour refuser au préfet, je ne sais pourquoi, bref, nous ne pouvions songer à aller seules, ma mère et moi…
Je passe fréquemment, en me rendant à mon cours de solfège, devant votre ancienne habitation qui n’est pas encore louée. J’aperçois, à travers la grille du jardin, le buisson de houx tout rempli de belles petites boules, et ça me donne envie, chaque fois, d’entrer et de les cueillir. Vous rappelez-vous, chère Yvonne, il n’y a pas plus de quatre ou cinq ans, les jolis colliers que nous faisions à nos poupées avec ces petits fruits rouges ? Que tout cela est loin, mon Dieu ! Nous voici de grandes et sérieuses personnes, à présent, — bonnes à marier, comme dit M. le vicaire !… Allons, ma chère Yvonne, que je vous souhaite, en terminant cette longue lettre, une bonne et heureuse année ! Faites bien nos meilleures amitiés à Mme Martin-Martin, sans oublier M. Martin-Martin à qui mon père doit, je crois, écrire prochainement. Mille affectueux baisers de votre amie,
Marthe Benoit.
Du Petit Tambour :
UNE LETTRE DE M. MARTIN-MARTIN
Nous sommes heureux de reproduire dans nos colonnes la lettre suivante, que notre rédacteur en chef, Antonin Canelle, a reçue de notre distingué député, M. Martin-Martin :
Mon cher Canelle,
J’ouvre le Petit Tambour, et j’y lis le leader-article que vous consacrez à l’étude des douzièmes provisoires. Je n’ai pas besoin de vous dire que je m’associe entièrement aux critiques si pleines de sens que vous faites de ce que vous avez spirituellement dénommé : l’anse du panier gouvernemental, le sou du franc ministériel ! — comme vous, je suis l’ennemi déclaré du système des cotes mal taillées et des demi-mesures, et j’estime qu’un gouvernement qui gouverne devrait être suffisamment fort, suffisamment prévoyant et armé, pour ne point se laisser acculer à des expédients qui ne tranchent rien, à des compromis où il ne saurait y avoir que des dupes… C’est précisément parce que mes convictions sont telles, et pour qu’il n’y ait pas de malentendu, même apparent, entre nous au sujet de cette apparente divergence, que je tiens à vous expliquer en deux mots et vous faire toucher du doigt, dans quel esprit je viens de voter les deux douzièmes provisoires demandés par le Gouvernement, et je m’empresse d’ajouter : appuyés par la Commission du budget.
Seules les situations exceptionnelles, et vous allez être de mon avis, expliquent et excusent les mesures exceptionnelles ; or, ce qui me paraît exceptionnel au premier chef, c’est l’imminente Exposition. Au moment où Paris se couvre de palais, au moment où la France s’apprête pour des hospitalités augustes, j’estime que des soucis budgétaires ne doivent pas apparaître dans nos discussions, et altérer, ne fût-ce qu’un moment, la sérénité qui convient à des hôtes ; je reprends votre image de tout à l’heure, mon cher ami : quand on attend du monde à dîner, il ne faut pas que les invités puissent vous entendre vous plaindre d’être volé par la cuisinière… Dieu merci, la France est encore assez riche pour demeurer lorsqu’il s’agit de sa dignité, de son prestige jamais terni auprès des autres nations, pour demeurer, dis-je, au-dessus d’un sacrifice financier, qui, dans l’espèce, ne saurait être d’ailleurs qu’un sacrifice momentané. Il a toujours été de notre crânerie, de notre gloire, à nous autres Français, de nous montrer beaux joueurs, qu’il s’agisse d’argent ou de sang ! Lorsque le renom chevaleresque du pays est en jeu, sans compter nous dépensons l’un, comme nous avons su verser l’autre. Que certains nous traitent de jobards ; cette jobarderie-là, c’est l’honneur, c’est le patrimoine glorieux de la France ; et il nous reste quand même assez d’or encore pour que nous n’ayons pas besoin d’aller voler celui du Transvaal !
Mes sentiments les plus cordialement dévoués, mon cher Canelle, et, puisque nous sommes à la veille du 1er janvier, mes meilleurs vœux pour vous, pour le Plateau-Central et pour la France !
Martin-Martin,
Député.
Du Journal de Mademoiselle Martin-Martin.
… Je me suis levée d’assez bonne heure, j’ai tant à faire aujourd’hui ! J’ai vivement déjeuné, je me suis habillée, coiffée (ce qui est le plus long), et j’ai été embrasser papa qui lisait la Localité, dans son lit. J’aurais aussi bien fait de me tenir tranquille, car il n’était pas de très bonne humeur : il m’a fait l’observation que mes cheveux étaient trop lâches, et que j’avais de la poudre de riz sur le nez ; pour essayer de le dérider, je me suis frottée contre sa barbe, en l’appelant mon oiseau bleu, mais rien n’a fait, il était réellement de méchante humeur… Je ne sais trop pourquoi, par exemple !
J’ai été alors demander à maman qui causait à Olympe dans l’antichambre, si on sortait ce matin ; elle m’a répondu que son intention était d’aller seule faire quelques courses pressées ; je n’ai eu garde d’insister, sachant de quoi il s’agissait : aux alentours de Noël, mère sort toujours seule un matin, je sais ce que cela veut dire…
Je ne sais trop, par exemple, ce que ma petite maman pourra bien me donner cette fois-ci ; d’ordinaire elle tâtait le terrain quelques jours à l’avance, mais cette année, rien du tout, pas d’allusions, pas de sous-entendus. Je voudrais bien pourtant qu’elle eût deviné qu’un peigne en écaille blonde me comblerait de joie, je meurs d’envie d’en avoir un depuis que j’en ai vu porter à Germaine ; c’est délicieux avec des cheveux châtain clair comme sont les miens ; peut-être aura-t-elle vu mon désir, j’ai souvent complimenté Germaine à ce propos devant ma mère… et un peu à dessein, même ; aussi ai-je de l’espoir ! Si par hasard c’était autre chose, eh bien ! avec l’argent que grand-père va m’envoyer, je m’en offrirai un magnifique, voilà !
De dix heures à onze heures, j’ai été au salon étudier mon chant : consciencieusement, même ! Ma voix prend beaucoup de force dans le médium, je trouve ; c’est le médium qui me faisait le plus défaut, au dire de mesdemoiselles Turquet, eh bien ! si elles m’entendaient à présent, je crois qu’elles seraient satisfaites… Oh ! j’étonnerai mon monde à La Marche, cet été !…
De onze heures à midi, j’ai travaillé à mon napperon russe, dont Germaine m’a demandé le modèle ; j’ai fait tout autour des effiloches de soie lavande et turquoise, ce qui est d’un effet idéal !
Maman n’est rentrée qu’à midi et demi, elle n’a sonné qu’un coup et Olympe s’est précipitée pour lui ouvrir ; je suis restée discrètement dans ma chambre…
Tout de suite après le déjeuner, j’ai été mettre mon chapeau et mon manteau : puis nous sommes sorties, nous avons pris une voiture à cause du dégel et nous nous sommes fait conduire au Louvre. Il y avait un monde fou, partout, principalement aux jouets exposés dans le grand hall du bas ; c’était un brouhaha fantastique, et une telle cohue que j’ai perdu maman deux fois dans la foule. Nous avons acheté, pour les enfants de M. Gildard, des jouets très jolis, un cinématographe qui marche merveilleusement, et un bébé incassable brun, aux yeux bleus, avec un costume de matelot, tout à fait idéal. Ça m’amuserait encore de jouer avec une poupée, et de la coiffer et de l’habiller ; il y a des fois où je me sens encore tout à fait fillette !…
Nous avons regardé différents objets pour offrir à Germaine, et notre choix s’est fixé sur une petite crédence japonaise, réellement idéale, tout incrustée d’ivoire imitant des chimères et des fleurs de lotus : je pense qu’elle sera tout à fait contente, cette chère Germaine ! Pour Marthe Benoît, j’ai pris un buvard en étoffe ancienne et peluche grenat, avec un petit encrier en métal anglais, d’un goût charmant. Pour les demoiselles Turquet, mère était d’avis qu’on leur envoyât une boîte de chocolats, mais j’ai pensé qu’un service à thé leur ferait un grand plaisir. Nous avons donc été à la porcelaine et nous avons trouvé un tel assortiment de services, que nous avons hésité entre un chinois, et un en porcelaine anglaise, d’une finesse extraordinaire ; décidément, nous avons pris le chinois. Maman a regardé une robe pour Olympe ; mais elle préfère la consulter d’abord sur la couleur. A cinq heures seulement nous avions fini nos emplettes. Nous avons été goûter chez notre pâtissier habituel de l’avenue de l’Opéra, et j’ai décidé maman à faire quelques pas dans Paris, si agréable à cette heure-là. Les petites boutiques s’installent déjà et on n’avance que lentement sur les boulevards ; c’est égal, c’est joliment amusant tous ces gens affairés, avec des paquets plein les bras ; on sent bien qu’une grande fête approche, et que tout le monde en est très content. Moi, rien que de les voir, je riais toute seule ; j’aurais bien désiré traverser aussi un de ces grands passages qui donnent sur les boulevards, mais maman n’a jamais voulu…
Du Petit Tambour :
A LA PRÉFECTURE
Les réceptions du Premier Janvier ont eu lieu hier matin à la Préfecture avec le cérémonial accoutumé.
M. le Préfet a reçu les autorités civiles à 9 heures, et, à 10 heures et demie, les autorités militaires.
Répondant au général Pommier, qui lui présentait les officiers de la garnison, M. le Préfet s’est exprimé en ces termes :
« Je vous remercie, mon Général, des sentiments que vous voulez bien exprimer au représentant du gouvernement de la République. C’est l’honneur de la République de pouvoir mettre sa confiance dans une armée vaillante et dévouée, comme c’est l’honneur de l’armée de savoir qu’elle peut compter sur la République respectée et forte ! Merci encore, mon cher Général, et merci, Messieurs ! »
Tout l’après-midi a été, comme d’habitude, consacré aux visites de corps, et les habits noirs et les uniformes donnaient aux rues de La Marche une animation extraordinaire, malgré la pluie torrentielle qui n’a pas discontinué de tomber.
Monsieur Martin-Martin, député, Paris.
Mon cher Ami,
Moulin ne se porte plus au Sénat, voilà la nouvelle : officiellement, il se désiste pour raison de santé. Il y a là-dessous une assez vilaine histoire, une famille d’ouvriers, soutenue par l’évêché, la petite, couturière, à qui le fils Moulin aurait fait un enfant, scandale imminent, chantage, le tout habilement exploité par cette fripouille de Caille et par les curés. Je l’avais toujours dit que les magistrats de La Marche nous claqueraient dans la main à la première occasion, cela n’a pas manqué ; au lieu de calmer tous ces gens et de les inviter à se tenir tranquilles, le procureur Quillet est monté sur ses grands chevaux, sacerdoce, intégrité, austérité : si la belle madame Quillet avait toujours été aussi austère, on connaît pourtant un grand dadais de procureur qui se morfondrait encore comme juge suppléant ; Quillet a fait venir dans son cabinet Moulin père et fils ; tu sais que le père Moulin ne se sent jamais très en sûreté au Palais de justice, vieil atavisme de banqueroutier et de commerçant failli : on n’a pas eu de peine à lui faire peur ; et quand des émissaires de l’évêché sont venus après cela lui offrir d’étouffer l’affaire, et que la Localité ne soufflerait mot, s’il ne se présentait pas contre Caille, il a promis tout ce qu’on a voulu.
Cela nous apprendra à nous mettre en campagne avec de pareilles chiffes molles ; en attendant le parti est désemparé, la Préfecture ne sait où donner de la tête, nous voici à pas trois semaines de l’élection, le bec dans l’eau, sans candidat, perdant sottement le bénéfice de tous les tripatouillages auxquels on s’était livré, de tout le remue-ménage en faveur de cette vieille brute de Moulin. Comment improviser une autre candidature ? D’autre part, nous ne sommes pas ici pour nous en conter, n’est-ce pas : Caille élu sénateur, sans concurrent sérieux, c’est ton renouvellement à l’eau, aussi sûr que deux et deux font quatre.
Il n’y a pas deux moyens de sauver la mise : il faut que ce soit toi qui te présentes au Sénat ; tout ce qui avait été fait pour Moulin l’ayant été, en somme, en ton nom, tu as toutes les chances que nous lui avions acquises, et en plus, bien entendu, les chances personnelles que te donnent tes relations, ton expérience, ta situation ; car, enfin, les électeurs sont de rudes imbéciles, mais tout de même on ne peut dire qu’ils t’auraient préféré Moulin, simplement parce que, sans te flatter, tu es moins bête…
Je t’écris tout cela au galop, mais il me paraît de la dernière importance que tu arrives ici sans tarder, pour causer avec tes amis, voir le préfet, tâter le terrain et te rendre compte. Au demeurant, puisque tu n’as pas besoin de donner ta démission de député, et qu’une élection sénatoriale coûte à peine cinquante louis de circulaires et d’affiches, tu joues sur le velours : si tu échoues, eh bien ! mon Dieu, ta réélection n’en sera ni plus ni moins compromise à la Chambre, tu auras même pour toi, à ce moment-là, d’avoir « rallié les troupes républicaines à l’heure difficile, ramassé le drapeau, combattu le bon combat », etc., etc., et toutes les balançoires qui valent toujours ce qu’elles valent dans les journaux et les réunions publiques…
Si tu es élu, et cela me paraît, je le répète, non seulement possible mais probable, te voilà débarrassé des soucis et des frais de l’élection législative, installé au Sénat pour neuf ans, au lieu de deux qui te restent à faire au Palais-Bourbon, et, par-dessus tout, infiniment plus tranquille.
Réfléchis, mon vieux, ou plutôt ne perds pas ton temps à réfléchir : arrive.
Carbonel.
De la Localité :
RISUM TENEATIS !
Risum teneatis, amici ! La montagne franc-maçonnique et panamiste accouche enfin de son candidat sénatorial, et voilà qu’une fois de plus nous allons revoir dans la lice l’ineffable Martin-Martin. Ce Maître Jacques de la politique, ce larbin à tout faire des officines ministérielles et des Loges, ne demande qu’une chose, c’est qu’on ne le casse pas aux gages : pour cela, vous pensez bien que ses capacités universelles lui permettraient de passer indifféremment de la Chambre au Sénat, des écuries à l’office…
D’ailleurs, il n’en est pas à un camouflet près, et après la gifle retentissante et magistrale que vont lui appliquer les vaillants délégués sénatoriaux, il n’en sera que plus frais et dispos pour tendre l’autre joue au suffrage universel, lors du renouvellement législatif : Jocrisse s’entraîne.
Au fond, pas si Jocrisse : Martin-Martin est un malin compère qui calcule que, pour le moment, il ne risque rien, puisque l’assiette au beurre, encore que le beurre commence à sentir l’huile, lui est encore assurée pour deux ans : et il calcule aussi que, pour l’avenir, plus il aura endossé de vestes, sous le fallacieux prétexte de sauver la République, plus il aura de titres à quelqu’une de ces grasses sinécures qui sont la honte et la ruine d’une nation dite démocratique, mais qui font à merveille l’affaire de ces terre-neuve intrépides, prêts surtout à sauver la caisse.
Madame Martin-Martin, député, Paris.
Ma chère Amie,
Je viens de déjeuner à la Préfecture : nous avons encore passé une heure avec Jambey et son chef de cabinet à faire les pointages les plus serrés : mon élection est absolument assurée à cent quarante-six voix de majorité, chiffre minimum ; maintenant nous venons d’imaginer avec le Préfet un coup merveilleux : par ce même courrier, je donne ma démission de député ; remarque, ma bonne, que je joue absolument sur le velours, comme disait Carbonel, puisque je ne peux pas ne pas être élu, les chiffres sont là, et les chiffres sont les chiffres. Et, d’autre part, tu vois l’attitude que cela me donne vis-à-vis des délégués sénatoriaux : non, mes amis, non, je ne veux rien être : que par vous ! — Il n’y a pas ici de député, pas de pression administrative, il n’y a qu’un candidat comme les autres, qui remet sa fortune entre vos mains, qui attend tout de votre esprit de justice, de votre républicanisme éclairé, etc. ; tu vois tout ce qu’il y a à dire ! — Je t’assure qu’ils vont faire une tête, ce soir, Caille et l’Évêque, et leurs amis !
Ce qui me réjouit de cette élection, c’est que nous allons pouvoir nous installer maintenant bien tranquillement à Paris sans plus avoir cette perspective énervante d’un changement possible dans deux ans. Et puis je me dis que, pour ma réélection à la Chambre, il fallait toujours compter une trentaine de mille francs, qui se trouveront fort à propos pour arrondir d’autant la dot d’Yvonne. Eh ! dame, ma bonne amie, il va bien falloir songer à la marier, cette petite : le Sénat, me voilà un vieux papa !
Je vous embrasse toutes les deux bien tendrement.
Ton vieux sénateur,
Alban.
A Messieurs les délégués sénatoriaux du Plateau-Central.
Monsieur …, délégué sénatorial à…
Monsieur le Délégué,
J’apprends que, par suite d’une inadvertance de mon secrétaire, la lettre-circulaire que j’avais eu l’honneur de vous adresser vous a été remise insuffisamment affranchie.
Je m’empresse de vous adresser ci-joint, en timbres-poste, le montant de la surtaxe que vous avez dû acquitter, et, en vous priant d’agréer toutes mes excuses pour cet incident malencontreux, je vous renouvelle, mon cher délégué, l’assurance de mon attachement inébranlable et de mon plus entier dévouement.
Martin-Martin.
Préfet La Marche, à Intérieur, Paris
Résultats élection sénatoriale : Inscrits, 747. — Votants, 740. — Suffrages exprimés, 737. — Majorité absolue, 369.
1er tour : Martin-Martin, 324. — Alcide Caille, 187. — Lajambe, 179. — Gélabert, 42. — Drumont, 2. — Déroulède, 1. — Lieutenant-colonel Marchand, 1. — Jaurès, 1.
2e tour : Martin-Martin, 331. — Alcide Caille, 194. — Lajambe, 205. — Gélabert, 4. — Déroulède, 1. — Jaurès, 1.
3e tour : Lajambe, 370 voix, élu. — Martin-Martin, 369. — Jaurès, 1.
MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
AFFAIRES POLITIQUES
1er bureau : Élections.
Le Préfet du Plateau-Central à M. le Ministre de l’Intérieur.
Comme suite à mon télégramme concernant l’élection sénatoriale qui a eu lieu hier dans mon département, j’ai l’honneur de vous confirmer l’élection de M. Lajambe, candidat de la concentration indépendante, élu à une voix de majorité contre M. Martin-Martin, ancien député.
Ainsi que le faisaient prévoir mes précédents rapports, M. Martin-Martin arrivait en tête au premier tour, avec près de 150 voix d’avance sur son concurrent conservateur, Alcide Caille.
Une première défection a eu lieu au second tour : M. Gélabert, après avoir été, lors des élections législatives, un des agents les plus zélés de M. Martin-Martin, ne pardonne pas à ce dernier d’avoir fait nommer M. Julien Tirebois, au lieu de son fils, conseiller de préfecture à La Marche ; plus récemment, lorsque M. Lajambe, qu’on espérait ainsi empêcher de se présenter, a été décoré, la croix, sur laquelle M. Gélabert comptait absolument et qu’il n’a pas obtenue, a été l’objet pour lui d’une déception plus amère encore. Aussi s’est-il désisté purement et simplement, et ses 42 voix, chiffre très supérieur à celui que nous prévoyions, et qu’il avait réussi à grouper, grâce à une campagne acharnée auprès des électeurs agricoles qu’il connaît de longue date, les voix de M. Gélabert se sont presque toutes portées sur M. Lajambe.
C’est alors qu’au troisième tour s’est produite une manœuvre absolument inattendue ; les conservateurs, sentant impossible le triomphe de leur candidat, ont voulu à tout prix faire échouer M. Martin-Martin ; M. Alcide Caille s’est désisté, en engageant secrètement les électeurs à voter pour M. Lajambe ; une trentaine de républicains, appartenant presque tous au groupe Gélabert, ne voulant pas faire le jeu de la réaction, ont alors reporté leurs suffrages sur M. Martin-Martin. Mais la majorité n’a pas suivi : il faut dire que M. Martin-Martin, en plus des mécontents que fait nécessairement un homme au pouvoir, s’était aliéné bon nombre de délégués sénatoriaux par sa démission prématurée de député : les délégués avaient vu là, en effet, une marque de présomption déplacée, et comme une suspicion outrageante de leur indépendance, puisqu’on semblait escompter leurs suffrages avec une telle sécurité.
Quoi qu’il en soit, en dépit de toutes ces coalitions, M. Lajambe n’a obtenu qu’une voix de majorité, et il y a lieu de remarquer que M. Martin-Martin arrivait à égalité et eût été proclamé au bénéfice de l’âge, si, plutôt que de lui donner sa voix, M. Bedu-Martin, avec un entêtement de vieillard, ne s’était obstiné à voter jusqu’au dernier tour, à bulletin ouvert, pour M. Jaurès, dont il fait grief à son gendre de partager les idées.
Cet échec empêchera vraisemblablement M. Martin-Martin de jouer de longtemps aucun rôle politique dans le Plateau-Central : nous ne pensons pas d’ailleurs qu’il songe à se représenter au siège de député que sa démission rend vacant, et pour lequel il n’aurait, maintenant, aucune chance de succès.
Quant à M. Lajambe, bien qu’il se soit présenté comme indépendant, c’est-à-dire antigouvernemental, le fait qu’il ne doit son élection qu’à l’appoint des voix d’Alcide Caille, le déterminera sans doute à accentuer ses premiers votes vers la gauche, pour se garder du reproche d’être l’élu de la réaction et de l’évêché, et j’estime qu’au moins dans les questions de principes son appui sera facilement acquis au Gouvernement.
Le Préfet du Plateau-Central,
Jambey du Carnage.
Du journal d’Yvonne Martin-Martin :
Triste journée, hier. Mère et moi n’avions pas quitté la maison, dans l’attente de la dépêche que père devait nous envoyer de La Marche pour nous annoncer son élection ; elle n’est arrivée qu’à près de huit heures ; nous nous sommes précipitées toutes deux, si angoissées que nous ne pouvions ni l’ouvrir, ni lire son contenu qui, hélas ! nous a faites bien désolées, bien malheureuses ! Père était si sûr pourtant d’être élu ! Quel échec pour lui et pour nous ! Nous n’avons pu ni dîner, ni dormir de la nuit, tant l’épouvantable nouvelle nous avait causé d’émotion. Moi, j’étais surtout triste à la pensée de quitter Paris tout à fait, d’abandonner mes habitudes, mes goûts parisiens, et Germaine que j’aime tant et avec qui nous nous entendons si bien ; bien sûr que tout cela me causait encore plus de peine que l’échec de père… Quant à mère, son premier chagrin passé, ce qu’elle m’en a dit sur l’imprévoyance, la naïveté de ce pauvre papa ! Heureusement qu’il était loin, sans cela il aurait été bien affligé ! C’est égal, dans le fond, je trouvais que maman avait raison ; pour moi, je n’aurais certes pas agi de cette façon, il ne faut pas courir deux lièvres à la fois, c’est ce que père a fait malheureusement, et il en voit maintenant la conséquence… J’appréhende surtout notre retour à La Marche : tous ces gens que nous connaissions doivent être si contents de nos ennuis, et quel accueil il nous va falloir recevoir ! Je vois d’ici les mines contrites, les airs de fausse commisération… Dieu ! que c’est bête, tout de même ! l’élection de Père tenait à si peu de chose, pourtant ! Enfin, ce qui est fait est fait, il n’y a pas à revenir ; et le mieux est de paraître prendre, de tout cela, gaîment son parti, — sans quoi ils seraient tous trop contents !
Ce matin j’ai écrit à Germaine qu’elle vienne nous voir ainsi que sa mère. Je ne lui ai parlé de rien, mais déjà elles savent, j’en suis sûre, la triste nouvelle. Maman a une mine de déterrée aujourd’hui, et moi-même, étant si absorbée, j’ai oublié de mettre hier soir mes bigoudis, et me voilà mal coiffée pour la journée entière. Il faudra pourtant que nous sortions acheter nos chapeaux de demi-saison ; je veux révolutionner La Marche : quand papa était encore quelque chose, il fallait ménager les susceptibilités des femmes d’électeurs et de leurs filles ; mais maintenant, je m’en moque ; je vais choisir des chapeaux qui les feront toutes crever de jalousie, c’est bien le moins, — et ça me consolera un peu…
Du Petit Tambour :
J’ai le devoir de remercier ici les électeurs vaillants, les démocrates convaincus, dont la confiance inébranlable m’a soutenu jusqu’au bout dans la lutte que nous tentions ensemble contre les forces coalisées de la réaction.
Je n’ai pas à m’arrêter aux inqualifiables manœuvres qui ont assuré le succès momentané de nos adversaires ; j’ai été l’élu de tous les honnêtes gens, cela me suffit : de semblables échecs sont la gloire d’un parti, et je proclame fermement mon droit d’en être fier.
Mais si je me suis toujours montré disposé, quand sonnait l’heure du danger, à affronter les fatigues, les charges et les responsabilités de la vie publique, abandonnant mes travaux et la gestion de mes intérêts, dépensant sans compter mon temps et mes forces, pour l’accomplissement d’un mandat d’honneur, permettez-moi de résister aux mille sollicitations qui m’assiègent, et de jouir enfin d’un repos que je crois bien gagné.
Non pas que j’abandonne la lutte ; mais je réclame la faveur de rentrer dans le rang, et simplement, je viens reprendre au milieu de vous mon poste de soldat obscur, mais toujours irréductible et dévoué, soldat de la cause démocratique dans notre cher et beau Plateau-Central.
Martin-Martin.
Du Journal officiel :
M. Touchard, sous-préfet du Havre, est nommé préfet du Plateau-Central, en remplacement de M. Jambey du Carnage, mis en disponibilité.
FIN