Le Pays de l'Instar
LE PAYS DE L’INSTAR
Paris est Paris.
Il est inexact que le pays de l’Instar soit entouré d’une muraille, comme la Chine, et qu’une seule porte y donne accès, surmontée de cette inscription en lettres gothiques :
ENTRÉE DE L’INSTAR
En réalité, bien loin que le génie des hommes l’ait jalousement séparé des autres terres, ce pays ignore même les frontières naturelles : nul cours d’eau, nulle chaîne de montagnes qui le délimite : le pays de l’Instar n’a pas de situation géographique précise, et simplement peut-on affirmer qu’il est éminemment français.
Ainsi se distingue-t-il de la Province, avec qui l’on a tendance à le confondre mal à propos. La Province emprunte encore à ses paysages, à son climat, à ses origines, une couleur spéciale, des mœurs souvent particulières ; on pourra relever certaines différences de caractère, d’habitudes, de costume et de langue même, entre les autochtones de Rennes et les indigènes de Béziers ; et lorsque nous parlons de nos vaillantes populations de l’Est, cette épithète, Dieu merci, n’est pas encore vide de tout sens et périmée !
Ethnologiques ou climatériques, le naturel de l’Instar ne subit, lui, aucune de ces influences, il est le même à Béziers ou à Rennes, dans le centre, au nord, au midi ; de partout et de nulle part, indifférent à l’air qu’il respire, à la nature environnante aussi bien qu’à toutes manifestations d’un Art local, aucun site riant ou pittoresque ne chante en sa mémoire ; il n’a point gardé le souvenir d’un vieux château, couvert de lierres et de mousses, but choisi pour les promenades, ni de la statue branlante d’un saint familier, auquel, enfant, il eût demandé des pralines… Il semble d’ailleurs qu’il n’ait jamais été un petit enfant aux étonnements charmés, aux curiosités toujours éveillées, mais qu’il soit né tel, et tout d’une pièce, avec l’unique souci d’un avenir administratif : et en cela ne saurait-on l’appeler même un déraciné.
Le pays de l’Instar est un bloc ; il n’a pas d’histoire ; ses habitants n’ont pas de passé, et leur présent comme leur avenir se confondent en un seul rêve : — se rapprocher de Paris.
Nous n’aurons donc pas à nous préoccuper d’établir une géographie physique du pays de l’Instar, à étudier la formation du sol, le relief et l’hydrographie ; il n’est ici ni prairies ni vallons, ni rien de ce qui constitue les aspects de la nature ; ce pays est artificiel et sans campagnes : d’un mot, le pays de l’Instar est moins une expression géographique qu’une fiction administrative.
Le pays de l’Instar est formé essentiellement et exclusivement d’un certain nombre de groupements ou de centres, dont la composition se répète identique sur tous les points de son territoire.
Topographiquement on y relève :
La Préfecture ;
La Trésorerie générale ;
L’Hôtel de la subdivision militaire ;
La Succursale de la Banque de France ;
La Grande Rue (rue du Commerce ou de la République) ;
La Promenade (Jardin, Cours, Parc, Boulevard, Allées ou Mail) ;
Le Cercle (de l’Industrie, du Progrès, de l’Agriculture) ;
Le Café (Grand Café, café Glacier, café des Colonnes, ou de la Terrasse) ;
Le Café chantant et la Maison publique ;
La Gare.
La population qui gravite autour de ces monuments, ou circule dans ces diverses artères, est répartie en quatre classes principales :
La Noblesse ;
L’Élément militaire ;
Le Commerce ;
Les Fonctionnaires.
Cette division est surtout rendue flagrante par l’institution des jeux de tennis ; on distinguera toujours, au pays de l’Instar, le tennis de la Noblesse et le tennis de la Préfecture ; les officiers vont de l’un à l’autre, suivant les rapports du colonel avec le préfet, et, principalement, suivant l’arme ; même ambiguïté pour les titulaires des professions libérales, avocats, notaires ou médecins, que guideront des relations de famille, leurs ambitions politiques, les opinions et l’intérêt de leur clientèle. Quant aux commerçants, ils jouent entre eux, et seulement au croquet.
Il faut prendre soin de noter ici que le fait d’être de la noblesse n’implique nullement, au pays de l’Instar, l’usage habituel d’une particule nobiliaire ; on range simplement sous cette rubrique un certain nombre de personnalités nettement hostiles au gouvernement établi, fréquentant avec ostentation les églises, et, les jours de marché, se montrant, en vêtements de chasse, au milieu de groupes d’électeurs notoirement réactionnaires ; il est vrai de dire qu’ils habitent souvent des métairies environnantes, ou, dans un quartier spécial (vieille ville, haute ville, faubourg), d’antiques hôtels aux fenêtres grillées, avec une grande porte en chêne massif, à lourd marteau ; mais rien n’empêche que leur nom de famille soit Brossard, Planchot ou Camus, Bertrand ou Raton.
Il n’y a, bien entendu, aucunes relations entre la Noblesse et les Fonctionnaires, mais on feint de s’ignorer, sans plus ; entre les Fonctionnaires et les Commerçants, cette ignorance se double de mépris. C’est en effet une des curiosités les plus caractéristiques du pays de l’Instar que la dédaigneuse insolence du fonctionnaire pour le commerçant, avec, en échange, la jalousie sournoise du commerçant pour le fonctionnaire. Le fonctionnaire peut gagner trois mille francs par an, pendant que le commerçant en gagne trente mille : jalousie et dédain ne sont moindres ; non que la question d’argent n’existe pas au pays de l’Instar : mais il semble qu’en ce pays l’argent n’ait de valeur qu’autant que c’est l’État qui l’aura donné. Ajoutons qu’il n’est point rare, cependant, que le fonctionnaire compte dans le commerce quelques membres de sa famille, parfois même ses ascendants ; mais il évitera toujours d’en parler ; et s’il arrive que des alliances se contractent entre les deux classes, on est assuré que le commerçant, du fait seul de cette alliance, se transformera aussitôt, sur les cartes et dans la conversation, en un riche industriel.
Entre la noblesse, dont l’éloignent ses obligations professionnelles et sa foi politique, et le commerce, qui pour lui n’a pas d’existence sociale, le Fonctionnaire apparaît donc comme l’émanation directe, le naturel-type du pays de l’Instar ; lui seul en connaît tous les rouages et tous les rites, en incarne les mœurs et les habitudes essentielles : c’est donc à l’étudier que devra s’appliquer tout l’effort de l’explorateur et de l’analyste.
En dehors du décret de Messidor, et avant toute classification administrative, il y a, au pays de l’Instar, les fonctionnaires qui reçoivent, les fonctionnaires qu’on invite, et, en dernier lieu, ceux que l’on n’a pas à inviter et que l’on n’invite nulle part.
Et c’est ici le lieu de signaler au lecteur l’existence peu connue de cet organisme fondamental du pays de l’Instar, élite mystérieuse, caste fermée entre toutes : les CHEFS DE SERVICE. Chefs de qui ? et pour quels services ? Pourquoi tel, qui n’a sous ses ordres qu’un garçon de bureau, est-il chef de service, tel autre ne l’est-il pas, qui commande à cent employés ? Est-ce une question d’appointements ? pas davantage ; il ne faut pas chercher à s’expliquer ces nuances ; mais le fait brutal est là : et s’il arrive que des considérations étrangères, les intrigues de la mère, la voix de la fille, ou le joli talent du père sur le violoncelle, permettent parfois à une famille de s’insinuer de la catégorie de ceux qu’on n’invite pas, dans la catégorie de ceux qu’on invite, une porte du moins reste infranchissable : celle de la salle à manger de la Préfecture où personne ne saurait s’asseoir que les chefs de service, au dîner du Conseil général et au dîner du mois de janvier.
C’est là que nous trouverons le préfet entouré de ceux qu’il se plaît à nommer son état-major. Car, tout en affirmant avec autorité leur suprématie, les représentants du pouvoir civil aiment ces assimilations militaires : le chef de cabinet se considère volontiers auprès du préfet comme son officier d’ordonnance ; et aussi le receveur rédacteur de l’enregistrement, auprès de son chef, le directeur des domaines et du timbre, — qui aurait grade de général de brigade.
Je viens de citer quelques titres : tous abondamment fleurissent en ce pays de l’Instar, dernier terrain de culture pour les contrôleurs, conservateurs, receveurs, inspecteurs et sous-inspecteurs d’un tas de choses obscures et singulières, et où seulement pouvaient s’acclimater ces deux êtres énigmatiques : le vérificateur des poids et mesures et l’entreposeur des tabacs.
Au demeurant, cette surprenante variété n’est que dans les étiquettes et le modus vivendi et les mœurs ne sont, en réalité, sensiblement différentes d’un conservateur ou des hypothèques, ou des forêts. Exception faite de ceux qui constituent la jeunesse dorée du pays de l’Instar : — ces jeunes gens de la Préfecture (conseillers et secrétaires), les attachés au parquet, les surnuméraires (de l’enregistrement), parfois aussi certains expéditionnaires de la Banque de France, — le costume est presque uniforme, dans sa dignité simplement un peu surannée. Et nous touchons encore du doigt une des différences profondes de la Province et du pays de l’Instar ; l’habitant de la province a réputation de se vêtir en grotesque ; la scène ou la caricature représenteront toujours la « pecque provinciale » sous des soies criardes et des cascades de plumes. Les habitants de l’Instar, eux, ne s’habillent jamais d’une façon ridicule : tout au plus s’habillent-ils mal, ou mal à propos, ce qui n’est pas la même chose, et leurs femmes sont toujours tenues soigneusement au courant des modes par de petits journaux spéciaux, ou les catalogues des grands magasins.
Il en est de la littérature comme des modes. On aurait grand tort de croire que tel romancier désuet, tel feuilletonniste dénué de style, règnent sans partage sur les cerveaux de l’Instar ; qu’on sache bien au contraire que, du pays de l’Instar, M. Hugues le Roux, M. Marcel Prévost, reçoivent le meilleur de leur correspondance ; si la place est encore à prendre de M. Francisque Sarcey, et, toujours chaude, hélas ! de M. Jules Lemaître, des magazines à bon marché renseignent et dirigent le goût, Annales politiques et littéraires, Illustré Soleil du Dimanche. Enfin, il n’est point rare qu’au moment du Salon on fasse apporter du Cercle le supplément de l’Illustration, pour voir les tableaux de M. Béraud, dont on parle tant, de MM. Henner, Bonnat, Carolus-Duran, et de M. Dagnan-Bouveret.
Il y a donc une vie artistique et intellectuelle au pays de l’Instar, et si on peut lui reprocher seulement d’être un peu étroite, et, en quelque sorte, de seconde main, il convient de mettre en regard les obligations multiples et insoupçonnées de la vie locale. Nous avons parlé du dîner à la Préfecture ; on relève en outre :
Les visites du premier janvier ;
Le bal de la Trésorerie, réserve faite des années où le trésorier général est en deuil, ou célibataire : on parle alors, et l’on date les événements, de « l’année où il y a eu un bal à la Trésorerie » ;
La représentation de l’« Aiglon » par une troupe de passage ;
Le concert militaire du dimanche : de trois à quatre, en hiver, après quoi l’on ira se promener dans la rue, et peut-être même manger un gâteau chez le pâtissier ; l’été, la musique joue le soir, et l’on a vu des femmes de chefs de service aller ensuite s’asseoir à la terrasse du Café, et prendre des glaces ;
Le marché, où les jeunes filles de l’Instar, accompagnées de leurs bonnes, viennent, sous les yeux des surnuméraires et des sous-lieutenants, témoigner de leurs dispositions à devenir d’accomplies maîtresses de maison ;
La revue du quatorze juillet, où l’élément civil affirme sa prérogative, de contempler, une fois par an, l’élément militaire, du haut d’une tribune réservée ;
Le départ des fonctionnaires déplacés, que l’on accompagne à la gare ; il va sans dire qu’on n’accompagne pas un préfet révoqué, ou un directeur envoyé en disgrâce ; mais, en cas d’avancement, on viendra souhaiter que « les hasards de la vie administrative » fassent qu’à nouveau l’on se rencontre, ou mieux que l’on puisse quelque jour « se retrouver à Paris » ; — Paris : le Boulevard, et la brasserie Pousset…
Résultat naturel de cette vie régulière en commun, il existe en effet, entre chaque groupement du pays de l’Instar, une solidarité analogue à celle des passagers d’un même paquebot ; et l’image sera complète si nous représentons tous ces paquebots cinglant à pleines voiles vers Paris.
Paris ! Se rapprocher de Paris, — comme nous prenions soin de le noter au commencement de cette étude. Au juste, on peut s’en rapprocher tout en en demeurant assez loin : le fonctionnaire de l’Instar (groupe de Digne), que l’on nomme dans le groupe d’Aubusson, se rapproche de Paris : cela suffit.
D’ailleurs, disons-le, l’avantage est obscur que les habitants de l’Instar prétendent retirer d’une effective proximité de Paris ; il est établi qu’à quatre heures de distance ils n’y viendront pas davantage, ils ne se déplaceront pas sensiblement plus souvent, que lorsque, pour s’y rendre, il leur fallait onze heures d’express. Et si un concours de circonstances les appelait à Paris même, outre que des conditions de vie fort désavantageuses bouleverseraient péniblement leurs habitudes matérielles, plus grand encore serait le risque que courraient leurs habitudes d’esprit : l’habitant de l’Instar n’est pas armé pour différencier, à leur valeur, M. Jean Rameau et M. Léon Dierx ; mais, d’autre part, à la terrasse du café Napolitain, conçoit-on quel abîme sépare un conservateur des forêts d’un contrôleur des contributions directes ? Et je pressens, tous comptes faits, un lamentable désarroi.
Je voudrais qu’au sortir d’une de ces solennités qui leur sont propres, disons le vernissage, ou une répétition générale aux Variétés, il prît fantaisie à nos boulevardiers de venir passer quelques heures en ce pays de l’Instar ; qu’après avoir communié avec tant de personnalités bien parisiennes, on assistât au dîner des chefs de service, par exemple, ou au départ d’un ancien préfet. Du voyage en Instar se dégagerait alors le véritable enseignement, la petite leçon philosophique : et l’on reviendrait de là plus intimement persuadés, non pas que les choses, occupations et préoccupations des gens, et les gens eux-mêmes, sont sans importance (ce ne serait vraiment pas la peine), mais que les gens et les choses (et j’entends ceux de là-bas comme ceux d’ici) — n’ont vraiment d’importance qu’à l’endroit précis où on leur en donne, ou, plus exactement, n’ont que l’importance qu’ils se donnent.
J’imagine que l’on se convaincrait également, voyant les uns en quittant les autres, que la vérité n’est pas plus de vivre en Instar que dans le pays d’à côté, — ici ou là, pas davantage, mais bien ailleurs : — c’est-à-dire chez soi.