Le Pays de l'Instar
ACTE TROISIÈME
Au jardin public. A gauche, un coin du kiosque couvert où joue la musique : l’escalier par où l’on y monte, et à côté de l’escalier, face au public, la porte basse du hangar sous le kiosque, qui sert pour les chaises. — Au lever du rideau, les enfants Ramage crient et trépignent sur le kiosque.
SCÈNE PREMIÈRE
Mme RAMAGE, Mme BÉDU, Mlle BÉDU
Mme RAMAGE, appelant les enfants.
Yvonne ! Édouard ! Vovonne, Doudou ! voyons ! voulez-vous bien descendre !… oh ! insupportables !… (Aux dames Bédu qui arrivent.) Ah ! bonjour, chère madame, bonjour mademoiselle : vous venez prendre vos chaises ? Gérôme n’est pas encore là… Vovonne ! Doudou !… Je vous demande pardon : ces enfants me rendront folle !…
Mme BÉDU.
Ils sont délicieux ! Amélie, va les embrasser…
Amélie rejoint les enfants sur le kiosque.
Mlle BÉDU.
Vovonne !… Doudou !…
Mme BÉDU.
Alors, M. Ramage y est allé lui aussi ?… se présenter à cette préfète ?
Mme RAMAGE.
Mais oui… et aussi M. Bédu ?…
Mme BÉDU.
Oh ! vous pensez ! du moment qu’il s’agit d’aller faire la roue devant une péronnelle…
Mme RAMAGE.
Mais, chère amie, je vous trouve sévère !… En somme, cette dame a été victime d’une erreur regrettable, et je trouve très bien qu’en manière d’hommage et de protestation ces messieurs se soient donné le mot pour aller corner leur carte.
Mme BÉDU.
Corner !… je ne vous le fais pas dire !
Mme RAMAGE.
Après tout, c’est la préfète !
Mme BÉDU.
Je ne dis pas non ; c’est tant mieux pour elle : autrement elle s’en serait tirée à moins bon compte ! Le commissaire reconnaît qu’il s’est trompé, c’est une chose entendue ! Mais ce qui ne trompe pas, c’est notre instinct d’honnête femme.
Mme RAMAGE.
Alors, vous croyez qu’il y avait quelque chose ?
Mme BÉDU.
On ne m’enlèvera pas de l’idée que cette dame était parfaitement la maîtresse du petit Lanvornay. D’abord, qu’est-ce que ces façons ? Elle cause un quart d’heure avec ma fille, et quand j’arrive, elle n’a même pas un regard pour moi, moi la mère ? Vous trouvez que ce sont des procédés de femme bien élevée ?
Mme RAMAGE.
Enfin, une préfète est une préfète…
Mme BÉDU.
Vous en êtes encore là ? Mais, chère madame, dans les Basses-Alpes, nous avons connu un préfet qui avait épousé la fille d’un contrebandier espagnol, après l’avoir enlevée d’un cabaret à matelots : tout le monde savait cela, à Digne !
Mme RAMAGE.
Vous me bouleversez ! Celle-ci aurait assez le type espagnol, ne trouvez-vous pas ?
Mme BÉDU.
Toutes ces femmes-là ont le type espagnol ! En attendant, nous sommes forcées de laisser nos maris, trop contents de l’aubaine, se galvauder auprès de cette personne ; et nous-mêmes, il faut que nous venions attendre ici, afin que, s’il lui prend fantaisie de venir s’afficher à la musique, elle trouve les femmes des hauts fonctionnaires prêtes à la saluer, à la face de la ville, pour pallier l’effet de son algarade, et lui constituer une garde d’honneur : pour la réhabiliter !
Mme RAMAGE.
Mais mon mari, en m’envoyant, m’avait dit que c’était vous-même qui aviez eu l’idée…
Mme BÉDU.
Mais certainement, chère amie : j’ai fait la bêtise de me marier à un fonctionnaire, je ne tiens pas à ce que mon mari meure dans la peau d’un sous-inspecteur, j’ai une fille. Mais quand je songe que j’aurais pu épouser un officier, et qu’alors je me serais moquée de la préfecture, de la préfète, et de tous ces croquants !…
SCÈNE II
Les mêmes, GÉRÔME
GÉRÔME.
Je vous demande pardon, Mesdames, je suis un peu en retard pour les chaises. Mais vous vous expliquez sans doute : j’étais allé corner ma carte, comme serveur à la préfecture.
Tout en parlant, il a ouvert la porte basse et tiré quelques chaises.
Trois chaises, n’est-ce pas, à la place habituelle, du côté du jet d’eau. Ne vous donnez pas la peine, je vais les porter.
Il s’éloigne avec les chaises.
Mme RAMAGE, appelant.
Vovonne… Doudou !…
Mlle BÉDU, descendant du kiosque avec les enfants.
Les voilà ! dites que vous vous êtes bien amusés avec votre amie Amélie…
Mme RAMAGE.
Vous n’embrassez pas la dame ; allons, embrassez la maman de votre amie Amélie…
Les enfants hurlent.
Mme BÉDU.
Mais non, mais non, laissez-les donc jouer !
Mlle BÉDU.
Je songeais à une chose : si le commissaire spécial ne s’était pas trompé, si la personne qu’on a arrêtée à l’église avait été coupable, c’est le substitut qui l’aurait jugée ?
Mme BÉDU.
Tu ferais mieux de t’occuper des enfants : tiens, ils vont jeter toutes les chaises par terre…
Mme RAMAGE.
Ce sont des diables ! ce sont des diables !…
Mme BÉDU.
Ils sont délicieux ! (A part.) S’ils étaient à moi, ce que je leur flanquerais des gifles !… (Haut.) Ils sont délicieux !…
Ils s’éloignent.
SCÈNE III
CALFA, GÉRÔME
CALFA, arrivant suivi de deux agents. Il leur montre la cave.
Là ! vous serez très bien là-dedans : c’est parfait ! (A Gérôme qui revient.) Ah ! Gérôme, je réquisitionne votre hangar pendant la musique, c’est là que se tiendront mes agents !
GÉRÔME.
Comment ? ça n’est pas fini ! Eh ! bien, vous en avez un ressort ! Est-ce que vous comptez encore sur quelque chose, Monsieur Calfa ?
CALFA.
Je vous l’ai déjà dit, mon cher Gérôme, c’est notre profession de toujours faire comme si nous comptions sur quelque chose : et il faut bien que ça finisse par arriver, un jour ou l’autre.
GÉRÔME.
Mais, justement, après ce qui vous est arrivé hier, ça ne vous suffit pas ?
CALFA.
Quoi ? vous admettrez bien qu’il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances pour que cette personne ne fût pas la préfète : il s’est trouvé que c’était la préfète, eh ! bien, mon Dieu, c’était la chance à courir ; sans cela, on ne ferait jamais rien. J’ajouterai d’ailleurs que l’événement n’a pas été pour me déplaire : comme cela, dès son arrivée, le nouveau préfet saura, et de première main, qu’il a un commissaire spécial qui ne craint pas d’ouvrir l’œil.
GÉRÔME.
Selon vous, ça lui sera égal, au préfet, que vous ayez arrêté sa femme ?
CALFA.
Ça ne lui sera pas égal : il sera enchanté, — si du moins c’est un homme intelligent, comme je l’espère.
GÉRÔME.
Il peut être intelligent, et ne pas aimer à être cocu, ou du moins que cela se sache. Car enfin, monsieur Calfa, de vous à moi, l’idée m’était venue, et je crois bien qu’elle est venue à d’autres : de ce que cette dame est la préfète, cela ne prouve pas qu’elle ne soit aussi la maîtresse de M. Lanvornay.
CALFA.
Qui est-ce qui vous dit le contraire ? Mais vous mélangez les questions ; l’aventure pourra lui être désagréable comme homme, mais comme préfet, elle ne lui offre que des avantages, et je n’ai affaire qu’au préfet. En donnant à la préfète l’auréole de l’arrestation arbitraire, je me trouve avoir déterminé en son honneur, et en l’honneur de l’administration préfectorale par conséquent, un courant d’opinion, un mouvement de sympathie considérable ; vous savez bien qu’en ce moment tous les fonctionnaires défilent à l’Hôtel du Midi pour témoigner de leur loyalisme : ça aura été une entrée exceptionnelle !
GÉRÔME.
Entre deux agents. Ce n’est pas l’entrée de tout le monde.
CALFA.
Et tout à l’heure, quand la préfète paraîtra à la musique, ce ne sont plus seulement les fonctionnaires, c’est toute la ville, c’est l’opinion publique qui va se manifester, et nous allons pouvoir juger d’un coup quels sont, dans la population, les éléments hostiles, et quels sont ceux sur qui nous pouvons compter…
GÉRÔME.
Vous croyez qu’on va manifester ?
CALFA.
Pour la préfète et contre moi, certainement ! Vous voyez bien que j’établis ici une permanence. D’ailleurs, je ne crois pas à des manifestations violentes, vous n’avez rien à craindre pour vos chaises.
GÉRÔME.
Oh ! ça m’est égal, la municipalité les assure. Et même, j’y pense, il y en a de vieilles que j’avais laissées à l’église pour la cérémonie de tantôt, je vais aller les chercher…
CALFA.
Je vais également du côté de l’église. Il habite par là un certain entreposeur des tabacs qui ne m’a jamais paru bien catholique, chair ou poisson : il faut que je sache s’il est allé se faire inscrire chez la préfète.
GÉRÔME.
Ah ! les fonctionnaires n’ont qu’à bien se tenir avec vous : toujours prêt à les surprendre ; vous vous cacheriez dans leur encrier !
CALFA.
Je considère cela comme une mission.
Ils s’éloignent ensemble.
SCÈNE IV
LAMBERT, GUIBAL
GUIBAL.
C’est que nous allons nous embêter, là-dedans, il est embêtant le patron avec ses idées.
LAMBERT.
Enfin, ce qu’il y a toujours, c’est qu’on peut s’asseoir… Et j’espère, toujours, que nous entendrons bien la musique.
GUIBAL.
Nous n’entendrons rien du tout, c’est une cave : on est en dessous.
LAMBERT.
A la maison, il y a une machine à coudre au-dessus de la chambre, on entend très bien… Tiens, monte un peu ; tu vas chanter pour que je me rende compte.
Guibal monte sur le kiosque, fait une roulade, et redescendant :
GUIBAL.
Eh bien ?
LAMBERT.
Rien.
GUIBAL.
Maintenant c’est peut-être aussi que j’étais tout seul. Quand toute la Philharmonique y sera, avec la caisse et les cuivres, peut-être que ça s’entendra davantage ?…
LAMBERT.
Oui. Et puis tu as la voix faible. Écoute un peu moi. (Montant sur le kiosque.) Il me semble que j’aurais aimé à être chanteur, ou à parler sur des estrades… (Roulade.) Eh bien ?…
GUIBAL.
Eh bien ! mon vieux, voilà qu’il pleut !…
LAMBERT.
Farceur ! C’est vrai qu’il tombe des gouttes… Enfin ce qu’il y a toujours, c’est qu’on sera à l’abri.
SCÈNE V
Les mêmes, JEUNHOMME
JEUNHOMME.
Décidément, quand ce n’est pas vous qui me trouvez, c’est moi qui vous trouve…
LAMBERT.
Et définitivement qu’il se trouve qu’on se trouve toujours, monsieur Jeunhomme…
JEUNHOMME.
Seulement, ce que je ne trouve pas, c’est mon bouton de manchette… c’est très désagréable, d’autant que je n’en avais qu’un : et comme j’ai achevé la nuit là, la nuit dernière, je venais voir s’il n’y serait pas resté, par négligence.
LAMBERT.
Voilà ce que c’est que de coucher toujours où c’est défendu.
GUIBAL.
Enfin, si nous mettons la main dessus, nous vous ferons signe.
LAMBERT.
C’est que ça doit bien vous manquer, hein ? Vous soignez votre tenue, monsieur Jeunhomme, maintenant que vous frayez avec des dames de la haute administration !
GUIBAL.
C’est pas de reproche ; puisqu’elle était l’amie, cette préfète, de M. Lanvornay, qu’est réactionnaire, c’est bien juste qu’elle ait des bontés pour vous qu’êtes anarchiste : ça rétablit l’équilibre.
LAMBERT.
L’équilibre opportuniste, quoi !
JEUNHOMME.
Imbéciles !
LAMBERT.
Eh ! là, Jeunhomme, vous insultez les agents.
JEUNHOMME.
Vous insultez bien une femme.
GUIBAL.
C’est complètement différent !
LAMBERT.
Et puis, je ne vois pas ce qui vous fâche, au contraire : une dame du gouvernement qui se conduit mal, c’est le commencement de l’anarchie.
JEUNHOMME.
Et dire que c’est Calfa qui a imaginé toutes ces petites histoires !
GUIBAL.
Et ce n’est pas fini ; car, si le patron nous a mis de service là-dessous, pendant la musique, bien sûr que c’est encore pour en voir !
LAMBERT.
Bien sûr !
JEUNHOMME.
Comment, vous êtes de service sous le kiosque ?
GUIBAL.
Dame, nous n’y sommes pas venus pour notre plaisir !…
LAMBERT.
Pour la promenade !…
JEUNHOMME.
Calfa continue, alors ! Encore ! toujours ? Il est donc enragé ! Mais cette fois, il n’aura pas le dernier mot ! Ah ! il vous met de service sous le kiosque pendant la musique : vous savez pourquoi ?
LAMBERT.
Bien sûr que non !
GUIBAL.
Il ne nous dit pas ses secrets, bien sûr !
JEUNHOMME.
A moi non plus. Mais ça n’est pas malin à deviner.
LAMBERT.
Nous ne devinons jamais.
JEUNHOMME.
Eh bien ! ne devinez pas, je vais vous le dire : Il vous a mis là, parce qu’on doit venir le gifler ici, dans vingt-cinq minutes.
GUIBAL.
On doit gifler le patron ?
LAMBERT.
Mais s’il le sait, pourquoi viendra-t-il ?
JEUNHOMME.
Il ne peut pas faire autrement, pour son avancement.
LAMBERT.
Mais qui donc doit le gifler ?
JEUNHOMME.
Qui ? le nouveau préfet. Là ! (A part.) Il ne faut pas que ce soit toujours cette brute qui invente. C’est bien notre tour ! Et puis je lui dois bien ça, à la pauvre préfète !
LAMBERT.
Ah ! sacrebleu ! je m’asseois !
GUIBAL.
Le fait est que, depuis hier, ce qu’on en apprend : on ne sait plus comment on vit : c’est extraordinaire !
LAMBERT.
On se croirait à Paris !
JEUNHOMME, à part.
Allons-y ! (Haut.) Vous comprenez bien que ça ne pouvait pas se passer comme ça. La préfète n’a rien dit sur le moment, mais elle mijotait, n’est-ce pas, elle pouvait pas garder cet affront sur le cœur, c’te femme. Elle a télégraphié à son mari, qui doit arriver par le train de Paris, en pleine musique, où il a convoqué Calfa, pour lui flanquer une paire de calottes, au débotté : ça lui apprendra. Et voilà. Et je m’en vais.
GUIBAL.
Vous partez : ça ne vous tente pas de voir ?
JEUNHOMME.
Peuh ! quand j’étais plus jeune, peut-être, mais maintenant j’en ai tant vu. Et puis je vais au train, précisément, chercher les journaux. C’est moi le crieur aujourd’hui ; Reboul est enrhumé, il me passe la casquette et la trompe…
LAMBERT.
Toujours des suppléances, Jeunhomme, toujours du provisoire !…
JEUNHOMME.
Il n’y a que le provisoire qui dure. (Gérôme paraît, traînant une petite charrette remplie de chaises.) Ah ! ah ! M. Gérôme prend ses précautions : vous allez refuser du monde !…
GÉRÔME.
Au lieu de badiner, vous feriez mieux de me donner un coup de main.
JEUNHOMME.
Excusez, je suis attendu ; mais ces messieurs sont là. Bonsoir, Messieurs !
SCÈNE VI
Les mêmes, moins JEUNHOMME
GÉRÔME.
C’était bien la peine que je me fatigue à traîner cette charrette : le garçon de l’hôtel du Midi vient de me dire que la préfète faisait ses malles et ne venait pas. Je l’aurais juré, parbleu, maintenant que son Lanvornay va partir en voyage de noce. Avec cela qu’il va pleuvoir : sacré Calfa, avec ses histoires ! Mais vous ne paraissez pas bien en train…
GUIBAL.
C’est que nous venons d’apprendre des choses !
LAMBERT.
Oui, on n’a de courage à porter les chaises que pour s’asseoir dessus.
GÉRÔME.
Qu’est-ce qu’il y a encore ?
LAMBERT.
On doit, tout à l’heure, flanquer ici des gifles au patron.
GÉRÔME.
Ah ! diable ! ceci paraît plus sérieux.
GUIBAL.
Oh ! c’est sérieux : Jeunhomme est très renseigné.
LAMBERT.
D’abord, n’est-ce pas, un anarchiste, il y a à penser qu’il fait partie de la Sûreté.
GUIBAL.
Et puis il était tout le temps avec la préfète.
GÉRÔME.
C’est la préfète qui doit gifler Calfa ?
LAMBERT.
Oh ! il ne se laisserait pas gifler par une femme !
GUIBAL.
Non : c’est le préfet, qui arrive exprès dans vingt minutes, par le train de Paris.
GÉRÔME.
Le nouveau préfet ? Cela ne m’étonne pas. Je m’étais toujours douté que ça finirait de cette façon-là. Calfa ne voulait pas me croire. Alors le préfet doit venir le gifler à la musique ?
LAMBERT.
Oui ! sans doute pour que ça se fasse devant plus de monde.
GÉRÔME.
Malheureusement, ça ne se sait pas assez. Et la pluie va même éloigner tous les amateurs.
Paraissent Bédu et Ramage au coin d’une allée.
GUIBAL.
En voilà deux, cependant.
LAMBERT.
Redingote et chapeau de soie : ce sont peut-être les témoins ?
GÉRÔME.
Un duel par là-dessus : Oh ! ne soyons pas trop gourmands.
LAMBERT.
Renseignez-vous toujours. Nous rangeons vos chaises pour ne pas donner l’éveil.
Les deux agents dans le hangar prennent les chaises que leur tend Gérôme.
SCÈNE VII
Les mêmes, RAMAGE, BÉDU
RAMAGE.
Je crois que nous arrivons juste pour l’ondée.
BÉDU.
Je vous avouerai que je tremblais pour mon chapeau haut de forme.
RAMAGE.
Vous vous rappelez l’enterrement du père Moulins, où il pleuvait tant !
BÉDU.
Précisément, — il y a cinq ans. — J’ai eu mon ancien chapeau confondu. Et c’est embêtant d’acheter un chapeau haut de forme tous les jours.
RAMAGE.
Enfin, nous ne les remettrons plus qu’au premier janvier.
BÉDU.
Et les réceptions, vous oubliez qu’il y aura les réceptions du nouveau préfet.
RAMAGE.
C’est vrai, sacrebleu ! nous n’avons encore vu que la préfète… Avec cette façon de ne pas arriver ensemble, c’est la ruine de nos chapeaux hauts de forme !…
BÉDU.
Ce n’est pas seulement ça. Mais on se serait contenté de la préfète, hein, Ramage ?
RAMAGE.
Ah ! ce Bédu ! toujours la bagatelle ! Le fait est qu’elle a de la branche, du montant : c’est bien la République aimable !
BÉDU.
Oui ! et cet animal de Lanvornay qui est peut-être réactionnaire !
RAMAGE.
Chut ! chuuut ! Il y aura des ralliés, cet hiver, aux soirées de la Préfecture !
BÉDU.
Mais nous ne jouerons pas à l’écarté avec le préfet !
RAMAGE.
Craignons le coup de la Préfecture : le coucoup… ah ! ah ! ah !
BÉDU.
Avec tout cela, nous ne savons toujours pas quand il arrive, ce cocu-là ?…
GÉRÔME, qui s’est rapproché.
Il m’a semblé que ces messieurs parlaient de l’arrivée de M. le Préfet ?
BÉDU.
Hein ? Ah ! oui, il y a un moment, — tout à l’heure…
RAMAGE.
Au fait, vous savez peut-être cela, Gérôme, vous qui êtes un peu de la Préfecture ?
GÉRÔME.
C’est-à-dire, je suis de la Préfecture, comme de la cathédrale, comme de tout : j’ai mon indépendance. Mais je vous croyais renseignés. Le préfet sera ici, à l’arrivée du train de Paris, dans vingt minutes.
BÉDU.
Pas possible ?
GÉRÔME.
Je le tiens de quelqu’un qui touche de près à la personne qu’il se propose de gifler.
RAMAGE.
Le préfet vient gifler quelqu’un ?
BÉDU.
Je parie que c’est un journaliste ?
GÉRÔME.
Vous n’y êtes pas : il vient gifler le commissaire. Vengeance de femme.
RAMAGE.
Ça, c’est épatant !
BÉDU.
Dites donc, nous n’allons pas rater celle-là, hein, Ramage ?
GÉRÔME.
Je me permettrai de vous conseiller d’autant plus de rester, que peut-être M. le Préfet ne sera pas fâché d’avoir là deux fonctionnaires honorables, deux témoins tout trouvés, sous la main…
RAMAGE.
Sous la main ? eh ! là, eh ! là : c’est assez du commissaire.
GÉRÔME.
Monsieur Ramage a toujours le mot pour rire ; mais ces messieurs entendent ce que je veux dire…
BÉDU.
Oui, oui. — « Les témoins étaient, pour M. le préfet, M. Bédu et M. Ramage… » Dites donc, Ramage, c’est ça qui embêterait Gilotte, lui qui a fait tant d’histoires au cercle, parce qu’il était témoin au mariage Lanvornay…
RAMAGE.
C’est un autre genre. Mais, dites-moi, Gérôme, connaissez-vous les intentions du commissaire, êtes-vous sûr aussi qu’il ne nous fera pas faux bond ?
GÉRÔME.
Ce serait fou de sa part ; raisonnons un peu : cette gifle lui crée une situation exceptionnelle : il devient « le commissaire que le préfet a giflé », et on est forcé de le déplacer avec avancement. Calfa est trop fin pour ne pas le comprendre.
RAMAGE.
Une gifle est toujours une gifle.
GÉRÔME.
L’avancement est toujours de l’avancement. D’ailleurs, je sais où il est, je vais causer de tout cela avec lui.
RAMAGE.
Vous allez vous mouiller.
GÉRÔME.
La chose en vaut la peine. Je vous dirai ce qu’il en est.
Il s’en va.
SCÈNE VIII
Les mêmes, moins GÉRÔME, puis Mme RAMAGE, Mme BÉDU, Mlle BÉDU et les enfants.
RAMAGE.
Croyez-vous que nous avons bien fait de mettre nos chapeaux hauts de forme ?
BÉDU.
Quand on occupe une certaine situation, on ne devrait jamais sortir sans chapeau haut de forme. Voyez les médecins.
RAMAGE.
Ce n’est cependant pas une raison pour ne pas mettre les nôtres à l’abri.
BÉDU.
Ce kiosque couvert nous coûte assez cher, à nous contribuables.
Ils montent sur le kiosque.
RAMAGE, regardant au loin.
Voilà de pauvres dames qui veulent faire comme nous. Eh ! parbleu, c’est Mme Bédu qui vient en courant.
BÉDU.
En courant ? c’est bien invraisemblable. C’est pourtant vrai.
Accourent, se garant de la pluie, Mme Ramage, Mme Bédu, Amélie et les enfants.
Mme RAMAGE.
Eh bien, Messieurs, vous n’êtes guère galants.
Mme BÉDU.
Avec nous, mais avec leur préfète…
RAMAGE, à sa femme.
Nous n’avions pas de parapluie ; nous ne pouvions pourtant pas vous apporter le kiosque.
BÉDU.
Nous ne pouvions pas apporter le kiosque.
Mme BÉDU.
Oh ! toi, je te conseille de faire de l’esprit, ça te complète. Mais tu ferais mieux de me répondre, et ta préfète ?
BÉDU.
Mais, ma bonne amie, nous ne savons pas, nous ne l’avons pas vue.
Mme BÉDU.
Charmant ! alors vous ne savez pas si elle va venir ?
RAMAGE.
Dame, maintenant, c’est peu probable : avec la pluie…
Mme BÉDU, à Bédu.
C’est parfait ! Nous autres, que nous fassions le pied de grue — le pied de grue — sous la pluie, c’est tout naturel ; que ta fille, — je ne dis pas moi, — que ta fille risque d’attraper une pleurésie…
Mlle BÉDU.
Pourtant, maman…
Mme BÉDU.
Occupe-toi des enfants, — une pleurésie : c’est sans importance. Tout cela pour attendre le bon plaisir d’une personne de mœurs équivoques, auprès de laquelle M. Bédu ira faire le joli cœur !
BÉDU.
Mais, ma bonne amie, je ne te comprends pas : toi-même étais la première…
Mme BÉDU.
C’est cela, reproche-moi maintenant de sacrifier à ton avancement… problématique, ma dignité et mes révoltes d’honnête femme…
RAMAGE, à sa femme.
C’est ennuyeux que nous ne puissions pas nous en aller.
BÉDU.
Mais, ma bonne amie, je t’assure que tu as tort de parler ainsi. D’abord une préfète est la femme du préfet comme nous sommes les fonctionnaires du préfet : la femme de César ne doit pas être soupçonnée.
RAMAGE.
Et puis quoi ? tromper un représentant du gouvernement, c’est comme voler l’État : ça ne compte pas. Et à tout prendre, en admettant que cette personne soit un peu légère, aime à s’amuser ? Cela nous promet quelques réceptions brillantes pour l’hiver prochain. Vous en plaindrez-vous, Mesdames ? Mademoiselle Amélie s’en plaindra-t-elle ?
BÉDU.
Sans parler du commerce local.
RAMAGE.
D’ailleurs, il se peut très bien qu’elle ne soit pas ce que vous pensez. Elle n’est pas cause de ce qui arrive.
BÉDU.
Et il faut bien reconnaître ceci en sa faveur, c’est que le préfet, son mari, mandé par elle, sera ici d’un moment à l’autre pour corriger ce commissaire maladroit, qui a pris sa femme pour une cocotte.
Mme BÉDU.
Qu’est-ce encore que cette histoire ?
RAMAGE.
Ce n’est pas une histoire. Vous ne comprenez pas que cette dame ait été furieuse, outrée, contre cet imbécile de commissaire qui, dans son zèle intempestif, l’a si sottement arrêtée ?
Mme RAMAGE.
Moi, d’abord, je lui aurais crevé les yeux.
RAMAGE.
Bien, Clotilde ! Et tout naturellement, le mari, prévenu, accourt pour venger sa femme indignement traitée ; j’en ferais tout autant.
Mme RAMAGE.
Merci, Paul !
RAMAGE.
Tous les maris en feraient autant : si le commissaire avait arrêté Mme Bédu, est-ce que Bédu, lui aussi, ne voudrait pas tirer les oreilles du commissaire ?
BÉDU.
Ou tout au moins tiendrais-je à lui faire entendre mon vif mécontentement.
Mme BÉDU.
Moi, je dis qu’une honnête femme commence par ne pas se mettre dans le cas qu’on la prenne pour une grue.
A ce moment on entend des cris épouvantables poussés par les enfants qui étaient descendus jouer en bas du kiosque et ont disparu.
Mme RAMAGE.
Oh ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a encore ? Vovonne ? Doudou ?
Mme BÉDU, à Amélie.
Je t’avais dit de surveiller les enfants, au lieu d’écouter ce que tu n’as pas à apprendre.
RAMAGE.
Laissez donc, chère madame, je vais voir.
Par la porte basse, sous le kiosque, sortent les agents tenant les enfants.
BÉDU, à Mme Bédu.
Ah ! des agents : tu vois que c’est sérieux.
LAMBERT, aux enfants.
Allons, allons, criez pas comme ça : ces enfants s’attendaient pas à nous trouver là-dessous, et, dans le noir, ils ont pris peur.
RAMAGE.
C’est votre métier, il faut bien que vous fassiez peur à quelqu’un.
LAMBERT.
Oui, mais nous ne sommes pas méchants. (Jouant avec les mioches.) Allons, tu veux mon képi ? tiens…
GUIBAL.
Faut pas toucher au grand sabre : ça ne coupe pas, mais c’est égal…
LAMBERT.
Là, vous voyez, messieurs et dames, nous sommes tout à fait bons amis maintenant. A dada ? vous voulez jouer à dada ?
Chaque agent prend un bébé sur le dos, et se met à trotter autour du kiosque.
LAMBERT.
Hop ! hop !
GUIBAL.
Hop ! hop !
Mme RAMAGE.
Oh ! du moment que ces messieurs ont des uniformes ! Vovonne et Doudou passeraient leur vie sur les genoux de leur oncle le capitaine télégraphiste, et le capitaine leur passerait tout.
BÉDU.
C’est curieux cette affinité des bébés et des militaires…
RAMAGE.
C’est que les militaires sont de grands enfants.
Mme BÉDU.
Vous avez la rage d’appeler les agents des militaires !
LAMBERT.
Hop ! hop !
GUIBAL.
Hop ! hop !
RAMAGE.
Les agents sont de braves gens !
SCÈNE IX
Les mêmes, GÉRÔME, CALFA
CALFA, survenant avec Gérôme.
Eh bien ! Lambert, Guibal ! voyons, ce n’est pas pour cela que je vous ai mis de service. Comment arriver à un résultat sérieux avec un pareil personnel !… Où sont les brigades centrales, mon Dieu !
RAMAGE.
Pardonnez-leur, ils ont bien gagné un moment de distraction.
CALFA.
Permettez : aujourd’hui, les circonstances sont particulièrement graves : il y a temps pour tout.
RAMAGE.
Oui, oui, nous savons !…
TOUS, avec mystère.
Nous savons !…
Et tous chuchotent, groupés sous le kiosque, cependant que Calfa a emmené Gérôme à l’écart.
CALFA.
Alors je n’en dis pas davantage. Dites donc, Gérôme, il n’y a personne.
GÉRÔME.
Qu’est-ce que vous voulez ? d’un temps pareil…
CALFA.
C’est très désagréable. Et s’il allait ne pas y avoir musique ?
GÉRÔME.
Quant à cela, vous pouvez être tranquille. Autrefois, à la première goutte d’eau, les musiciens filaient. Mais, maintenant que nous avons un kiosque couvert, la musique joue quelque temps qu’il fasse…
CALFA.
Mais le public ?
GÉRÔME.
Ah ! dame, on ne peut pas construire un kiosque aussi pour le public. Alors, maintenant, c’est lui qui s’en va.
CALFA, montrant les Bédu et les Ramage.
Diable ! et si ceux-là s’en vont aussi…
GÉRÔME.
C’est que, justement, je crains bien que tout à l’heure les musiciens qui vont prendre leurs places ne les forcent à partir…
CALFA.
Mais ce serait un désastre : vous m’annoncez que le préfet doit me gifler ici, j’accours ; on n’a pas deux aubaines comme cela dans sa carrière : mais à condition que ça se voie : s’il n’y a personne pour le voir, cet acte perd toute signification ; et il n’y a plus de raisons pour qu’on me déplace. D’ailleurs, on ne se gifle jamais qu’en public ; s’il n’y a pas de public, on se flanque des coups de poing, et ces procédés répugnent à des gens bien élevés. Il ne faut pas que ces personnes s’en aillent. Vous n’avez pas de parapluies, Messieurs ? Voulez-vous que je vous en envoie chercher ? Si si, je vais en envoyer chercher pour ces dames… Lambert, Guibal, au lieu de ne rien faire, allez donc d’une course prendre des parapluies pour Mme Bédu et Mme Ramage. Au trot !
GÉRÔME.
Voulez-vous que j’aille en chercher deux ou trois à offrir, si par hasard il venait encore du monde ?
CALFA.
Merci, mon cher Gérôme, merci. Moi, je vais marcher un peu : cette attente me surexcite…
GÉRÔME.
On ne vous a jamais giflé ?
CALFA.
Des femmes, quelquefois ; mon père, quand j’étais gamin, et aussi à l’école des frères… Mais un préfet, jamais !
GÉRÔME.
Alors, un peu d’émotion est bien compréhensible. C’est égal, ne vous énervez pas trop.
SCÈNE X
Les mêmes, moins GÉRÔME et CALFA
Mme BÉDU.
Vous voyez bien que ce commissaire est très bien élevé, quand il sent qu’il a affaire à des femmes comme il faut…
RAMAGE.
Sans vous offenser, je crois que ses amabilités s’adressent plutôt à nous, n’est-ce pas, Bédu ?
Mme BÉDU.
Oh ! certainement, M. Bédu n’admettra jamais qu’on puisse être aimable avec sa femme.
RAMAGE.
Vous vous calomniez, belle dame. Mais, en réalité, Calfa voudrait que si, après la gifle, il y a un duel, c’est à lui que nous servions de témoins.
Mme RAMAGE.
Paul, je te défends de te battre en duel !
RAMAGE.
Mais il ne s’agit pas de cela…
BÉDU.
Les témoins ne sont jamais que du déjeuner…
Mme RAMAGE.
Oui, oui, on dit cela. Mais rappelle-toi l’histoire que racontait toujours ce pauvre oncle Gustave…
RAMAGE.
Mais, ma chère amie, ça se passait sous la Restauration, et il était question de sous-officiers de hussards.
BÉDU.
Ici, il n’y a pas eu de duel depuis la fameuse affaire entre Rochefort et Galibert, le marchand de nouveautés de la rue Creuse, qui est mort il y a quatre ans.
RAMAGE.
Oui, ils s’étaient battus là-haut dans la propriété Brunet. La balle de Rochefort cassa une cloche à melons : je me rappelle qu’il y a deux ans, Brunet la montrait encore.
BÉDU.
Oui, mais comme il avait fortement grêlé, on n’était pas bien sûr que ce fût la même.
RAMAGE.
Bah ! c’était toujours une cloche !
Mme BÉDU.
Je trouve le duel une invention stupide et barbare.
BÉDU.
Stupide, mais parfois nécessaire.
RAMAGE.
Barbare, le duel au sabre, je ne dis pas ; mais au pistolet, à trente pas…
Mme RAMAGE.
Enfin, stupide ou non, barbare ou non, je te défends, Paul, tu entends, je te défends de te mêler de cette affaire-là !…
RAMAGE.
Mais il n’y aura sans doute pas de duel ; je me demande même s’il y aura une gifle…
Mme BÉDU, après un temps.
Il y aura une gifle.
Mme RAMAGE.
Eh bien, ça m’est égal, nous ne serons pas là pour la voir donner ; partons !
RAMAGE.
C’est ridicule !
Mme RAMAGE.
Partons ! je te connais, je ne serais pas tranquille.
RAMAGE.
Attendons au moins les parapluies.
Les agents en apportent deux.
Mme RAMAGE.
Les voilà. (A Mme Bédu.) Vous ne venez pas, chère amie ?
Mme BÉDU.
Non, prenez les devants ; nous attendrons les parapluies de Gérôme : autrement, nous n’aurions chacun qu’une moitié de parapluie, c’est le bon moyen pour être deux à se mouiller…
Mme RAMAGE.
Eh bien, vous nous raconterez ce qui se sera passé. Voulez-vous nous confier Mlle Amélie ?
Mme BÉDU.
J’allais vous en prier.
RAMAGE, bas à Bédu.
Je vais revenir.
Mme RAMAGE, aux enfants qui se cramponnent aux agents.
Vovonne… Doudou… voyons, ces messieurs ne peuvent pas vous porter sur leur dos jusqu’à la maison.
Mlle BÉDU.
Dites, monsieur Ramage, les substituts ? la loi leur défend, je crois, de se battre en duel ?
Ils s’éloignent, les agents se sont retirés sous le kiosque.
SCÈNE XI
Mme BÉDU, BÉDU
Mme BÉDU.
Bédu, j’ai à te parler.
BÉDU.
A moi ?
Mme BÉDU.
Oui. Il m’est venu une idée.
BÉDU.
A toi ?
Mme BÉDU.
Oui. Veux-tu être décoré ?
BÉDU.
Mais, ma bonne amie, si ça doit te faire plaisir.
Mme BÉDU.
Je ne plaisante pas. D’ailleurs, ce ne serait pas pour mon plaisir, va : les rubans, on sait ce qu’en vaut l’aune. Ce serait dans l’intérêt de ta fille.
BÉDU.
Chère Amélie !
Mme BÉDU.
« M. Bédu, chevalier de la Légion d’honneur, a l’honneur de vous faire part… » Ça vaut trente mille francs de dot, tu sais…
BÉDU.
Avec ce que nous pouvons donner à Amélie, ça lui ferait toujours une quarantaine de mille francs… Mais ce n’est pas une raison pour qu’on me décore…
Mme BÉDU.
La raison ? J’en ai trouvé une. Monsieur Bédu ?
BÉDU.
Madame Bédu ?
Mme BÉDU.
C’est toi qui vas gifler le commissaire.
BÉDU.
Mais, ma bonne amie, tu n’y penses pas. Un simple particulier ne gifle pas un commissaire de police ; on le gifle moralement, tout au plus ; autrement on se ferait fourrer en correctionnelle !
Mme BÉDU.
Tu ne comprends donc rien ! Tu ne comprends pas que voilà pour toi une occasion unique de te mettre en relief, une occasion comme tu n’en as jamais trouvé, comme tu n’en trouveras jamais plus dans toute ta carrière. Le préfet arrive : « Où est ce commissaire, que je le gifle ? — Mais, monsieur le préfet, il est déjà giflé ! — Giflé ! et par qui ? — Par le mari de Mme Bédu, par M. Bédu, le sous-inspecteur. » Te voilà du coup le vengeur de l’honneur administratif, l’ami du préfet, le champion de la préfète…
BÉDU.
J’entends bien ; mais si le préfet trouve que ça ne vaut pas plus que les palmes académiques ?
SCÈNE XII
Les mêmes, GÉRÔME
GÉRÔME.
Je viens de chercher des parapluies…
Mme BÉDU.
Donnez, merci ! Maintenant, allez chercher le commissaire…
BÉDU.
Mais permets, ma bonne amie…
Mme BÉDU.
Allez chercher le commissaire, et dites-lui que c’est M. Bédu qui veut le gifler…
BÉDU.
Mais, ma parole, tu vas, tu vas…
GÉRÔME.
Votre mari va faire cela, madame Bédu ? M. Bédu entre dans la lice ? Il va gifler le commissaire ? Ah ! bravo ! bravo ! enfin ! bravo ! quand je songe que, sans votre initiative généreuse, une femme avait pu être arrêtée, violentée, que personne dans la ville ne s’élevait pour protester, et qu’il fallait attendre la venue d’un étranger pour châtier l’auteur de cette abominable et criminelle méprise ! Quelle opinion le nouveau préfet aurait-il eue de notre ville ? Mais vous êtes là, cher monsieur Bédu, vous êtes là pour soutenir notre vieux renom chevaleresque : au nom des vieux habitants de la ville, permettez-moi de vous remercier. Bravo ! bravo ! Et puis le préfet vous revaudra cela.
Mme BÉDU.
Tu l’entends, Bédu, tu l’entends ? A la bonne heure, vous, vous m’avez comprise tout de suite. Vous êtes intelligent.
GÉRÔME.
J’ai le sentiment de certaines choses… Je vais chercher le commissaire.
BÉDU.
Il préférera peut-être que ce soit le préfet. Moi aussi, d’ailleurs.
GÉRÔME.
Laissez, j’arrangerai cela. Une gifle est toujours une gifle, au point de vue du retentissement, et, dans l’intérêt de sa carrière, l’important pour lui est d’être giflé !
Mme BÉDU.
Il pleut toujours à verse. Reprenez un parapluie.
GÉRÔME.
Vous en seriez privés. Voici les musiciens qui arrivent et qui vont vous chasser du kiosque.
Mme BÉDU.
Vous allez être mouillé…
GÉRÔME.
La chose en vaut la peine. Encore bravo et merci !
Il s’éloigne. Cependant les musiciens, portant leurs instruments, arrivent en courant, à la débandade. M. et Mme Bédu sont forcés de descendre en bas du kiosque.
SCÈNE XIII
Les mêmes moins GÉRÔME, les Musiciens
Mme BÉDU.
Tu vois, tu vois l’impression produite !…
BÉDU.
Parbleu, lui, pour ce qu’il risque ! et puis, un jour de pluie, il tient à avoir sa petite distraction.
Mme BÉDU.
Allons, Bédu, ne sois pas amer. En cette minute décisive, qui peut changer toute ta carrière, d’être comme cela, serrés tous deux à la musique, cela ne te rappelle rien ?
BÉDU.
Rien ; et puis nous n’avons pas besoin de nous serrer.
Mme BÉDU.
Ah ! Eugène ! Où est le temps où tu étais surnuméraire, et où nous étions fiancés : à la musique, le dimanche, tu passais parmi les beaux jeunes gens de la ville, et moi, assise avec petite mère, toute émue et toute rougissante, je te regardais passer.
BÉDU.
Oui, mais il ne pleuvait pas.
Mme BÉDU.
Et puis, à Aubusson, nous avions la musique militaire, et dans ce temps-là, c’était avant l’année terrible, il y avait des sapeurs pour garder le kiosque, avec leur tablier de cuir et leur grande barbe. Te rappelles-tu les sapeurs ?
BÉDU.
Oui, tu me rappelles bien les sapeurs !
Mme BÉDU.
Eh bien ! cela devrait te donner un peu de cœur, morbleu !
BÉDU.
C’est que je n’ai jamais giflé personne…
Mme BÉDU.
Ne suis-je pas là pour te stimuler ? tu me regarderas…
SCÈNE XIV
Les précédents, JEUNHOMME
JEUNHOMME.
Le commissaire n’est pas là ?
Mme BÉDU.
Hein ? Ah ! j’ai eu une émotion. J’ai cru que c’était le préfet ! — Nous l’attendons.
JEUNHOMME.
Alors quoi ? cette permanence, c’est de la frime ? C’est pour se créer un alibi, si on ne le trouve pas au commissariat. Quelle anarchie ! Il est temps que le préfet arrive !
BÉDU.
A qui le dites-vous !
JEUNHOMME.
Mais ça ne se passera pas comme ça. Je venais me plaindre d’un de ses agents qui, pour faire du zèle, vient de me dresser une contravention et de me confisquer mes journaux, parce que je criais ce qu’il y avait dedans. Il paraît que c’est défendu. Moi, je ne savais pas, n’est-ce pas : c’est pas mon métier, puisque je faisais un remplacement. Mais si c’est défendu de crier, c’est pas défendu de chanter : ça m’abîme la gorge, Calfa va être furieux. Et je chante (psalmodiant) : Le changement de ministère. Voyez le nouveau ministè-è-re…
En l’entendant, les agents sortent de dessous le kiosque.
LAMBERT.
C’est vous, Jeunhomme ? Voyons, vous n’êtes pas gentil… et avec le mauvais temps ! Que dirait le commissaire ?…
JEUNHOMME.
Je m’en fiche ; j’aurai une reprise de ma laryngite, ça vous apprendra : voyez le nouveau ministè-è-re…
BÉDU.
Mais c’est sérieux, ce que vous chantez là ?
JEUNHOMME.
Pour qui me prenez-vous ? Tenez, j’ai gardé un exemplaire… Présidence du Conseil et Intérieur : Sampiero…
Mme BÉDU.
Pierrot ?
JEUNHOMME.
R, o, ro ! (Il lui donne le journal.) C’est un Corse, un cousin de Calfa.
LAMBERT.
Croyez-vous ?
JEUNHOMME.
Un Corse est toujours cousin d’un autre Corse ; surtout quand l’un des deux devient ministre !
GUIBAL.
Alors le patron va avoir de l’avancement ? On va le nommer à Paris.
JEUNHOMME.
Il a fait tout ce qu’il faut pour ça.
Mme BÉDU, agitant le journal.
Bédu ?
BÉDU.
Quoi ?
Mme BÉDU.
Là !
BÉDU.
Quoi ?
Mme BÉDU.
En dernière heure : le précédent mouvement administratif…
BÉDU, lisant.
« Le précédent mouvement administratif, qui n’avait pas encore paru à l’Officiel, est retenu par le nouveau ministre de l’Intérieur qui compte y apporter d’importants changements. »
Mme BÉDU.
C’est bien cela ! Alors, ce préfet que nous espérions ne viendra jamais, n’est pas notre préfet… Alors cette préfète n’est même pas notre préfète… Alors c’est pour cela que tu me fais attendre depuis une demi-heure sous la pluie…
BÉDU.
Mais…
Mme BÉDU.
D’ailleurs, je m’en doutais… il n’y avait qu’à voir cette pseudo-préfète… Mais il suffit qu’une femme ait des allures d’aventurière, cela plaît à vos instincts vicieux, et, pour ces créatures-là, vous vous feriez couper en quatre, vous et votre femme avec. Quand je songe… oh ! oui, pierrot !… saltimbanque !… imbécile !…
Et elle le gifle, sur la dernière note du trait que la petite flûte étudie depuis un moment.
LAMBERT.
Je crois que ces instruments ont énervé cette dame…
JEUNHOMME.
Eux s’en fichent, parbleu, des préfets, des ministres, du gouvernement !… maintenant qu’ils ont un kiosque couvert !…
GUIBAL.
Je vous conseillerais de rentrer…
Tous rentrent sous le kiosque.
SCÈNE XV
LANVORNAY, seul
Ma petite Germaine m’a fait promettre qu’avant de partir tantôt pour notre voyage de noces, je viendrais à la musique gifler ce commissaire imbécile, qui voulait absolument que j’aie une maîtresse et risquait de compromettre notre bonheur… Idée gracieuse, mais absurde. Avec les complications inévitables, nous manquerions fatalement le train. Et puis, maintenant que nous sommes définitivement mariés, ces promesses-là perdent beaucoup de leur importance.
SCÈNE XVI
LANVORNAY, GÉRÔME, CALFA
CALFA, arrivant avec Gérôme.
Comment ? personne ? Ah ! çà, Gérôme, qui trompe-t-on ici ? Nous avions tout organisé pour la venue de la préfète : nous apprenons qu’elle s’en va. Après cela, vous me faites monter l’eau à la bouche avec vos histoires : le préfet, d’abord, puis c’est M. Bédu : et en définitive, rien, rien !… Tiens ! Monsieur Lanvornay, je ne suis pas fâché de vous rencontrer !
LANVORNAY esquisse un geste et regardant sa montre :
Non, décidément, je n’aurais pas le temps…
CALFA.
En somme, c’est vous qui êtes cause de tout : si vous ne vous étiez pas marié, si vous n’aviez pas eu de maîtresse, je ne me serais pas donné de mal pour arriver à quoi ?… à être ridicule ! Mais j’en ai assez ; et qu’est-ce que vous veniez encore faire ici ? Vous veniez me voir gifler ! J’en ai assez ! Je ne souffrirai pas que vous vous fichiez de moi par-dessus le marché ! Je suis Corse, à la fin !…
Mais brusquement et sur la même dernière note du même trait de la petite flûte (mais maintenant les musiciens, debout, viennent de commencer l’introduction du Pas des Patineurs), Lanvornay gifle Calfa.
GÉRÔME.
C’est un malentendu, ce n’est qu’un malentendu.
JEUNHOMME.
Mais allez donc donner des explications délicates, avec une fanfare à côté de soi !…
SCÈNE XVII
Pantomime. Pendant que la musique joue le Pas des Patineurs, les Bédu, Jeunhomme, les agents, Gérôme, s’interposent entre Calfa et Lanvornay. On montre le journal à Calfa qui, ravi, ne pense plus à sa gifle, puisque son cousin Sampiero, ministre, va lui donner de l’avancement. — Vive Sampiero ! crient les agents.
CANETTE, arrêtant brusquement les musiciens.
Comment voulez-vous faire de la bonne musique, avec des gens qui se chamaillent autour de vous !
Mais peu à peu arrivent tous les invités du premier acte, Gilotte, le commandant, le président, le conservateur des hypothèques, et aussi le petit pâtissier. Tous ont des parapluies, car il pleut toujours.
SCÈNE XVIII
GÉRÔME, CALFA, LANVORNAY, les Musiciens, les BÉDU, les RAMAGE, JEUNHOMME, les Agents GILOTTE, le Commandant, le Président, Conservateur des hypothèques, le Petit Patissier
LE COMMANDANT.
Eh bien ! et cette gifle ?
GILOTTE.
On nous a dit qu’il devait y avoir une gifle ?
RAMAGE.
Eh bien ! est-ce qu’il y a eu une gifle ?
LANVORNAY.
Oui !… Oui !…
BÉDU.
C’est-à-dire non !
JEUNHOMME.
C’est-à-dire que cela s’est produit dans différents sens…
RAMAGE.
Qu’est-ce que j’apprends ? M. Calfa nous quitte ?
CALFA.
Vous savez, Messieurs, que, si vous avez besoin de quoi que ce soit au ministère, un mot à mon cousin Sampiero…
LE COMMANDANT.
A notre cousin Sampiero… moi aussi, je suis Corse !
LAMBERT.
Et vous êtes content que M. Sampiero va vous nommer à Paris ?
GUIBAL.
Oui, Paris !
TOUS.
Ah ! Paris !
GILOTTE.
A Paris, il y a des demi-mondaines…
LE COMMANDANT.
A Paris, on peut jouer à la manille dans les cafés jusqu’à trois heures du matin !
RAMAGE.
Les femmes ne s’habillent bien qu’à Paris !
Mme BÉDU.
Les fonctionnaires n’ont d’avancement qu’à Paris !
BÉDU.
A Paris, on se rencontre moins !
LE PETIT PATISSIER.
A Paris, il y a des rassemblements !
JEUNHOMME.
A Paris, il y a des asiles de nuit !
LAMBERT.
A Paris, il y a les rafles !
CALFA.
Tandis qu’en province, voyez-vous, on a beau faire, il ne se passe jamais rien !
RIDEAU