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Le printemps tourmenté

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III

Ai-je, en 1883, assisté aux funérailles de Gambetta ? Ai-je senti la commotion de cette mort mystérieuse et considérable ? Je ne crois pas. J’ignorais l’histoire de France, la vivante, celle dont nous saignions encore. Elle s’arrêtait pour moi au gouffre de Sedan, à l’héroïsme de notre père, à l’écroulement de l’Empire, aux fureurs de la Commune et à leur répression sanglante.

J’ignorais tout de l’héroïque Défense nationale : les armées jaillies de terre à l’appel du tribun, leur organisation hâtive, leur vaillance refoulée. Je ne soupçonnais pas qu’un jour, avec mon frère, romanciers et historiens d’une « Époque », nous rendrions à Gambetta, dans Les Tronçons du Glaive, l’hommage dû à son grand cœur.

Si quelque chose, bien plutôt, m’émeut, c’est d’apprendre dans le Figaro le duel d’Alphonse Daudet avec Albert Delpit, et la nouvelle de la mort du Commandant Rivière, au Tonkin. L’œuvre de Daudet est alors dans son plus vif éclat ; il a donné Le Nabab, Numa Roumestan, il publie l’Évangéliste. Dans ce duel, sorte de jugement de Dieu, il me semble légitime que Delpit, qui a moins de talent, soit blessé : il l’est. Et le nom d’Henri Rivière, tué devant Hanoï par les Pavillons-Noirs, n’évoque-t-il pas pour moi le mythe de Pierrot que je prétends ressusciter ?

D’ailleurs ma vie nouvelle, si différente, m’absorbe entièrement.

Depuis mon mariage, j’habite, près de la Bastille, rue de la Cerisaie, un minuscule logis, dans une cité mi-bourgeoise, mi-ouvrière, où les escaliers se repèrent par des majuscules indicatrices, comme au Ministère.

Humble logement pour artisans, et où, malgré l’exiguïté de mes ressources, j’ai « fait des folies », dont s’entretiennent les voisins : le cabinet de travail est tendu de coton rouge, et la chambre à coucher d’un papier à fleurs. L’antichambre, sorte de placard, s’égaie de crépons japonais. La salle à manger est noire et, dans la cuisine, on ne peut entrer qu’un à la fois. Les meubles, achetés chez un grand fabricant de la rue Saint-Antoine, sont solides, sinon beaux. Quant au petit endroit, mitoyen, nos voisins, des Israélites prolifiques, l’arrosent comme un jardin. On a, paraît-il, circoncis leur dernier-né, et le vieux rabbin, dont la vue baisse, a trop bien fait les choses, au grand dam de l’enfant.

Des ribambelles de gens circulent dans les couloirs. Les escaliers résonnent sous la dégringolade des gros souliers ; des seaux de toilette traînent sur les paliers, où l’on perçoit des odeurs de friture et de choux. Des femmes se disputent, des gosses piaillent.

Ce n’est plus la vieille Julie qui veille au bien-être du home, mais une femme de ménage qui, pressée, bouscule la besogne et apporte, à travers ses bavardages, ses nombreux soucis de marmaille et la rumeur populaire du faubourg.

Le tramway, dont j’escalade l’impériale, me conduit, deux fois par jour, au Ministère et dévide, au contact de voisins de toute caste, le grouillant spectacle des rues : enseignes de boutiques, camions, fiacres, piétons, le marchand des quatre saisons attelé à sa charrette ; la petite femme qui traverse en se troussant, le militaire qui bombe le torse, les chiens qui musent, le Stropiat qui mendie. Je participe au terre-à-terre quotidien : je sors de la coque d’ouate qui m’a jusqu’alors enveloppé. L’épiderme plus sensible, je réagis à mille sensations neuves et confuses : je commence mon métier d’homme.

Amenés chez moi par l’un, par l’autre, des jeunes gens viennent, bientôt amis ; c’est l’âge où l’on a besoin d’épanchements, où l’on s’unit pour faire levier et soulever le monde. Les tempéraments disparates se fondent dans les ambitions communes : la même eau de Jouvence vous baigne ; le même courant vous porte vers les mirages d’amour, de fortune et de gloire. Écrivains à leurs débuts, ingénieurs en quête de brevets : l’ardente figure de Léon Vian, mort peu après des fièvres à Panama ; le masque jaune et sculpté du hardi aéronaute Capazza ; les yeux intenses du pur poète Louis le Cardonnel. Beaux moments : on croit à l’art, à la beauté ; les vers qu’on récite ont un timbre d’une sincérité inappréciable !…

Je recrute des prosélytes, je les entraîne dans mon orbe mimique. Car Pierrot me possède plus que jamais. Monomimes dans des salons, une matinée dans une mairie pour un bénéfice charitable, une représentation chez Mlle Delaporte, l’actrice retirée du théâtre, l’interprète de Froufrou ; une soirée devant des étudiants et des rapins au Café Procope, une autre dans la salle de la Société de Géographie ; faibles débouchés pour une si grande ambition !

N’ai-je pas l’audace, lors des fêtes de la Presse données en faveur des sinistrés d’Ischia, d’aller proposer à M. Arthur Meyer mon concours ? Et c’est ainsi que les spectateurs de la représentation donnée aux Tuileries assistèrent à l’effondrement de la pantomime jouée, dit le programme, par « des gens du monde » (Sic !). Quelle hérésie aussi de risquer trois actes et sept tableaux (rien que cela !), sept tableaux exigeant des transformations de scènes et de costumes, un orchestre, des comédiens experts, oui, de livrer cette bataille, sans aucune des ressources de la mise en scène et de la musique, dans un inexpressif salon Louis XVI ! Les sifflets qui ne tardèrent pas et les bravos chaleureux qui saluèrent l’entrée de Coquelin cadet au méphistophélique sourire, me poursuivirent longtemps comme le plus mérité des remords.

C’est ensuite, au Théâtre Beaumarchais, sous une direction de faillite (seule excuse du directeur) : un fiasco d’estime, devant des banquettes dégarnies, à travers des lazzis de titis haut perchés. La fâcheuse idée aussi d’avoir parlé — et de quel ton caverneux à la Taillade ! — la moitié de Pierrot assassin de sa femme, en mimant le reste !

Si ce devait être là tout mon avenir, merci bien ! Par bonheur, le démon noir qui jaillit de l’encrier ne me possède pas moins que son rival. Écrire… savoir écrire !… Et j’ébauche mon premier livre, en le plaçant sous l’invocation de celui à qui je dois tout ; ce sera Mon Père. Je l’écris, ce livre, avec les souvenirs de ma mère, les lettres, si simples et si belles, de notre père, les documents dus à la Biographie que le Général Philibert consacra à la mémoire de ce grand compagnon d’armes, son ami. J’écris avec une intime émotion les dernières pages de ce livre un peu jeunet, malhabile et sincère, que l’imprimeur Paul Schmidt édita en un joli volume, avec, pour vignette, un semeur lançant le grain, et la devise, devise que je prends pour mienne, et à laquelle je ne crois pas avoir jamais manqué : Labore, non astutiâ.

Mon premier article je le dois à Jules Claretie, dans le Temps. Villiers de L’Isle Adam, à qui j’avais adressé sans le connaître, à titre d’admirateur, Mon Père, me fit la surprise d’une belle page au Figaro. Son romantisme terminait par une audacieuse image : les lions rugissant dans l’ombre aux portes d’Alger ; autant dire les tigres de la jungle à l’octroi de Neuilly.

Mon Père, grâce à ces deux parrains inespérés, fut remarqué, puisque, à ma joie vive, le bon Paul Schmidt m’annonça qu’il allait tirer une seconde édition.

Tandis que je rends à mon père cet hommage filial, en y associant dans ma pensée les dix-sept ans de mon frère, voici que, sur l’initiative de la commune de Fresne-en-Woëvre, dans la Meuse, stimulée par le Commandant Rogier, une souscription s’est ouverte pour l’érection d’une statue dans ce village, proche de Manheulles où naquit notre père.

Nous pouvions craindre que le nom du héros de Sedan demeurât oublié : l’Empire avait sombré si bas ; tant de faits nouveaux, tant d’hommes, tant d’idées étaient sortis de terre ! Mais si le monde officiel, si la société républicaine, obéissant à d’autres directions, semblaient indifférents à cette haute figure du passé, chez les Arabes et dans l’armée, on se souvenait. L’élan de la souscription en témoigna : le patriotisme des uns, la reconnaissance des autres assurèrent, des plus petites sommes aux plus généreuses, le général de Galliffet en tête, la réalisation du monument : un groupe du sculpteur Lefeuvre sur piédestal de l’architecte Lucien Leblanc.

En juin 1884, ma mère, mon frère et moi assistions à cette apothéose. Nous avions pris, de Paris à Étain, les secondes — cette dépense en était une pour nous — et l’on nous attendait, nous le vîmes, à la descente des premières.

Nous recevons, un peu perdus et dépaysés, l’affectueuse hospitalité du maire, M. Cahart ; depuis tant d’années nous vivons éloignés du monde officiel. Qu’était-il resté à notre mère de tous ceux qui entouraient son bonheur et qui respectaient, avec une délicatesse excessive, la solitude de son deuil ?

Dans cet entourage d’honneur, préfet, général, chefs arabes, sénateurs, députés, nous cherchons, pour nous gratifier d’un regard ami, les figures familières de l’ancien officier d’ordonnance Révérony, de l’ancien aide de camp Handerson. Eux seuls et un vieux chef arabe que notre père appréciait, et que les jeunes caïds de grande tente et de sang noble tiennent à l’écart pour sa roture, eux seuls nous unissent au passé que commémorent discours et fanfares, devant le groupe de bronze où notre père blessé, soutenu par un chasseur d’Afrique, se redresse, l’épée au poing, lançant la charge.

J’entends la voix sonore du général Février, les paroles émues de Révérony, la harangue éclatante de Paul Déroulède. Le 6e Chasseurs, amené spontanément par son colonel, défila par quatre, et, à hauteur de la statue, toutes les têtes se tournent vers elle, pour le salut du regard.

Impressions confuses d’une grande journée, à laquelle j’assiste à la fois heureux, timide et ému, depuis la messe solennelle jusqu’au banquet suivi de toasts et d’un feu d’artifice. Je revois la figure spirituelle du colonel Lichtenstein, représentant le Président de la République, l’affabilité sereine du sénateur Henry Didier.

De retour à Paris, j’ajoute un chapitre à la réédition de Mon Père, pour fixer ce souvenir et je ne pense plus qu’à ce que j’écrirai ensuite. Sans doute, ce petit livre est peu de chose ; mais j’ai découvert, à travers ce début imparfait, l’ivresse de traduire ma pensée au long du magique fil d’encre qui se dévide et qui tient au cerveau et à la rétine, fait voir, fait toucher, fait vivre les paysages et les êtres. En écrivant Mon Père, j’ai réalisé, fût-ce peu et mal, mon effort ; c’est comme une initiation : je me crois, je me sens, je me dis un écrivain. Et ce métier où j’entre et qui désormais sera le mien, m’apparaît déjà, m’apparaît, encore après trente-cinq ans, le plus noble, le plus beau, le plus fier qui soit.

Que de fois j’ai contemplé avec émotion le petit bout de bois emmanché d’une lancette fendue, le porte-plume qui me sert et, aussi, selon le vers de Mallarmé,

… « le vierge papier que sa blancheur défend ».

Quoi, cela et quelques gouttes noires suffisent : Balzac dresse sa Comédie humaine, Victor Hugo sa forêt sonore et chantante, Pascal griffonne ses Pensées, La Rochefoucauld burine ses Maximes !

Et moi, ah ! moi, que je me sens peu de chose !… Qu’importe ? A défaut de talent, j’ai la foi ! J’appartiens, désormais, à l’univers des fictions observées et vues, à ce singulier dédoublement de l’artiste qui crée avec du réel et de l’imaginaire, opère, par une alchimie d’indosables éléments, l’illusion plus ou moins parfaite dans l’âme du lecteur. Je serai, à certaines heures, le voyant éveillé d’un songe, et même lorsque je vivrai mes plus médiocres actes quotidiens, un travail inconscient ou mi-conscient persistera en moi. Ma vraie vie est là, autrement plus que dans mon ingrat apprentissage de l’union à deux ou mes mornes heures du bureau, leur tran-tran monotone que réveillaient à peine l’attentat manqué, au Ministère, d’un jeune homme contre Jules Ferry, ou bien la mort de ce comte de Chambord qui faillit être roi de France.

Ai-je des opinions politiques ? Elles sont bien vagues. J’incline vers la République, symbole de liberté, mais sans connaître les événements et les idées qui lui ont donné sa consécration.

Les pièces de Dumas fils ont plus d’attrait pour moi que les questions sociales qu’il agite. Sa Recherche de la paternité ne me fait pas pressentir qu’un jour je lutterai à mon tour contre l’injustice et la rigueur des lois. Je les ai lues cependant, ces brochures courageuses, ces préfaces de combat ; mais la société avec sa formidable structure ne se dévoile encore à moi que sous l’aspect romanesque des drames d’amour. Quand la loi qui rétablit le divorce, en 1884, passera, forte de l’appui de Dumas fils, rien ne me présagera qu’avec mon frère, seize ans plus tard, j’ouvrirai une énergique campagne pour l’élargissement de ce divorce trop étroit, par l’adoption du consentement mutuel et même, en certains cas, de la volonté d’un seul.

Une action sur le public, la gloire littéraire ! Grand mirage ! L’atteindrai-je jamais, moi qui, intransigeant, rêve d’écrire de purs livres pour l’élite et qui me répète chaque jour le Odi profanum vulgus et arceo.

Inconnu et pauvre, comment oserai-je m’entrevoir, un jour, autre chose que le piètre employé qui remplit le blanc de ses imprimés et, distrait, inscrit des sommes inexactes et des noms estropiés ?

Tout a une fin : la révolte de mon chef et de mon sous-chef me le témoigne. On me trouve bien gentil, mais pas assez sérieux : on me supplie de chercher un autre bureau où mon manque de zèle et où mes bévues auront des conséquences moins fâcheuses. Que diable, on ne jongle pas ainsi avec les chiffres !

La bienveillance d’Henry Roujon me fait passer, sans trop de cahots, ailleurs. On m’inflige d’énormes registres verts ; commis d’ordre : autre supplice ! J’y dois repérer tous les arrêtés du Ministre dont mes camarades font une ou plusieurs ampliations ; ce bureau, au vrai, étant une agence de copies. Ma table de travail touche à une fenêtre, et derrière cette fenêtre, il y a un mur, un mur de moellons bruts, où pendant des mois je croirai voir le symbole de mon existence sans air, sans avenir : mon horizon barré.

Collègues nouveaux, et plus bizarres encore que les précédents. L’un, petit homme glabre et sanguin, sitôt arrivé, chausse des espadrilles ; c’est un ancien journaliste alsacien. Il fume d’âcres pipes qui m’entêtent et, d’un élan loyal, sa plume court avec de nerveux cra-cra ! Il s’interrompt toutes les heures ; — pause de dix minutes : il s’adresse à son voisin, et lui expose ses idées sur la politique étrangère : c’était sa « rubrique » ; seulement, il en est resté à celle d’avant la guerre : la grande secousse a faussé son horloge mentale. L’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, les Balkans, le Sultan lui sont familiers ; il en parle comme de sa famille, en arpentant la pièce d’un pas d’escrime, et, de temps à autre, une règle plate en main, il se fend, vengeur, contre la perfide Albion :

« Les Anglais ! Nos ennemis les Anglais ! Ces menteurs, ces égoïstes d’Anglais ! » Son éloquence le grise d’une sainte colère ; sa voix s’enfle, il s’empourpre, un délire maniaque l’emporte, et il tire des bottes contre la cloison :

«  — Celle-là pour Pitt ! Celle-là pour Fox ! Mort, mort et mort aux bourreaux de Napoléon ! »

L’autre collègue s’émeut, par contagion. Il possède un crâne vaste et malpropre, des yeux d’eau, une barbe blanche en pointe. Ses habits noirs râpés disent, avec l’excusable pauvreté, l’incurie d’un célibat funéraire. Il parle par saccades, d’une voix nerveuse qui saute vite, à l’aigu. Souffre-douleur au collège, pâtiras dans une étude, amusement, jadis, du Ministère, on lui a fait les farces les plus cruelles. Il garde de ces persécutions une hantise et, trépidant, profère des lamentations et des exécrations en cachant sa tête sous le couvercle de son pupitre. Il lacère son col, déchire ses manchettes ; son pantalon s’écarte de son gilet, et montre un bourrelet de chemise grisâtre :

« Il a été, hurle-t-il, emphatiquement, oui, pendant vingt ans, la « chasse » et la risée du Ministère !… »

Parfois l’autre, gagné à ce delirium tremens, aboie follement :

«  — Regardez l’Angleterre ! Je vous somme de regarder l’Angleterre ! »

Et l’autre réplique, à bout d’enrouement :

« Humilié, écrasé, vilipendé, je n’ai connu que les sarcasmes, l’ironie, les brimades : enfant, homme, vieillard, toujours, partout ! »

C’est le roi Lear des paperasses. Quand les deux originaux font trop de tapage, le garçon de bureau, très correct, vient les prier, de la part du sous-chef, de ne pas crier si fort.

Bien des fois, excédé, je prends mon chapeau et file : car ce spectacle n’est pas seulement grotesque, il est tragique. Et que dire, que faire pour apaiser ces cerveaux fêlés ?…

Heureusement, le troisième collègue, isolé dans une petite pièce, beau mâle au torse bombé de mousquetaire, me réconforte par son air de santé et son cordial sourire ; c’est Camille de Sainte-Croix. Il a écrit des volumes de vers, d’un modernisme âpre, encore manuscrits. Et dans ce terrier léthargique, il apporte l’air du dehors, la vie.

Grand bonheur ! car je n’étouffe pas moins chez moi qu’au bureau ; ici et là mêmes disparates entre le rêve et l’action. Et cette souffrance indicible de se savoir, malgré ses efforts, étranger à ce qui fait la trame de votre existence… Le supplice de l’intimité hostile !…

J’ai travaillé pourtant, j’ai écrit mon premier roman : Tous Quatre.

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