Le printemps tourmenté
III
A cette époque remonte mon entrée à la Revue des Deux-Mondes, sous les auspices du général de Galliffet, avec qui nous étions restés en relations espacées. Encore dans sa verdeur d’héroïque cavalier, Parisien très répandu, il me témoigna de l’intérêt :
« Je ne puis, déclara-t-il, vous présenter chez M. et Mme Buloz comme littérateur ; vous n’êtes pas encore assez connu. Mais les valseurs manquent cet hiver dans leur salon, je vous amènerai comme valseur ! »
J’eus beau objecter que je ne dansais pas, que j’avais ce sport en horreur, qu’il valait mieux attendre que j’eusse acquis un peu plus de notoriété, Galliffet n’en voulut pas démordre. « Le tout, affirma-t-il, était d’entrer dans la place ; une fois là, je me débrouillerais ! » Et le lendemain, il vint me prendre, carillonna à toutes les portes sans que je l’entendisse, cassa des sonnettes, fit un vacarme de tous les diables et repartit en coup de vent. Quand, informé par le concierge, je me précipitai, morfondu et désolé, rue de l’Université, le général, sans même entendre d’explications, me poussa dans le salon au feu des lustres, comme un conscrit, et me désignant à la maîtresse de maison, de sa plus belle voix de commandement :
« Madame, je vous présente Monsieur Paul Margueritte, un danseur ! »
Je m’anéantis dans un plongeon de confusion, confusion qui s’accrut quand Galliffet, quelques minutes après, me colloqua à Albert Delpit :
« Ce garçon-là veut faire de la littérature ; Delpit, donnez-lui des conseils ! »
Mon visage trahit-il un involontaire désarroi ? Delpit s’écria, plaintif :
« Oh ! non ! non ! je vois bien qu’il n’a pas confiance en moi ! »
Il eut pourtant la galanterie de m’inviter une fois ou deux à déjeuner ; j’eus le plaisir d’y connaître Marcel Prévost, déjà remarqué pour son roman Le Scorpion, et j’entendis avec admiration Hérédia réciter les sonnets d’Antoine et de Cléopâtre. Delpit, à la fin, sauta au cou du poète et, les larmes aux yeux, s’écria :
« Nom de Dieu, que c’est beau, les beaux vers ! »
Je compris ce jour-là qu’il n’y avait pas de frontières littéraires et ne souhaitai plus qu’Albert Delpit, s’il se rebattait en duel, fût embroché.
Quant à la Revue des Deux-Mondes, qui devait me faire l’honneur d’une longue hospitalité, je n’y entrai que sensiblement plus tard, comme romancier cette fois ; et Mme Buloz voulut bien ne pas me tenir rigueur d’avoir, sous la contrainte du général de Galliffet, surpris sa religion. Danseur, plût à Dieu ! Que de places brillantes eussé-je obtenues, si Beaumarchais a dit vrai ! Danseur !… Je me suis souvent répété ce mot avec une plaisante amertume : mais quoi ! l’intention de Galliffet avait été excellente, et sa protection chevaleresque devait, en d’autres occasions, se montrer plus appropriée et plus efficace.
En août 1887, j’avais porté à Edmond de Goncourt le début de Pascal Géfosse que publiait La Lecture. Le roman marquait chez moi l’essai d’une troisième manière : après le réalisme de Tous Quatre, l’intimisme à la Georges Elliott de Jours d’Épreuve, Pascal Géfosse aspirait, sous l’influence certaine de Stendhal et aussi de Paul Bourget, à la psychologie.
Je m’y efforçais d’analyser le cœur et le cerveau d’un écrivain célèbre jeté dans une aventure sentimentale, qui se déroulait à travers l’Alger mauresque et les jardins enchantés de Mustapha-Supérieur. Pascal Géfosse laissait voir, avec le désenchantement d’un esprit blasé sur le succès, l’aridité donjuanesque d’un cœur desséché par l’égoïsme et l’examen minutieux de tous les mobiles humains qui nous poussent à agir.
Ce roman répondait aussi à un procédé de travail nouveau. Tous Quatre et Jours d’Épreuve avaient été écrits de jet, sans composition apparente et avec peu de ratures ; j’écrivis au contraire Pascal Géfosse ligne à ligne, influencé par les scrupules de Flaubert et de Léon Cladel, ces grands martyrs du style.
Daudet fit au sujet de ce roman des remarques justes que Goncourt nota : spécialement sur l’erreur des psychologues voulant décrire « non ce que faisaient les héros des romans, mais ce qu’ils pensaient », car « la pensée, quand elle n’est pas supérieure ou très originale, c’est embêtant, tandis qu’une action même médiocre se fait accepter et amuse par son mouvement ».
Il ajoutait avec finesse « que ces psychologues, bon gré mal gré, étaient plus faits pour les descriptions de l’existence que pour des phénomènes intérieurs ; que par leur éducation de l’heure présente, ils étaient capables de décrire très bien un geste, et assez mal un mouvement de l’âme ».
La meilleure critique d’Alphonse Daudet, sur mon livre, fut de constater que mon Pascal Géfosse, avec ses cheveux gris et sa prétendue expérience, avait un cœur trop jeune, un cœur d’homme de vingt-sept ans, comme moi ; aussi m’aborda-t-il le jour de l’apparition en me lançant dans une poignée de main : « Bonjour, Géfosse ! »
J’étais, avec ce livre, bien loin d’Émile Zola et de cet admirable Assommoir qui m’avait au premier jour soûlé comme un gros vin, mais soûlé à voir tourner le soleil et à tomber étourdi d’une ivresse que je cuverai pendant des années.
J’allais m’éloigner encore du chef du naturalisme, chef sans élèves, car Maupassant, Léon Hennique, Henry Céard, Joris-Karl Huysmans, attestaient des talents trop différents pour être considérés autrement que comme des disciples d’affection et non d’école. Émile Zola publiait alors La Terre, roman épique, d’une crudité flamande, où les incongruités sonores du paysan Jésus-Christ faisaient scandale. Sans avoir, comme on devait me le faire judicieusement remarquer, le droit d’être prude après mon livre du début, je ressentais un sincère éloignement pour cet art ; et c’est pourquoi je pris part au manifeste des Cinq que publia le Figaro et que signèrent Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Gustave Guiches et moi.
J’en avais eu, ouï lecture, une impression hâtive ; plus réfléchi, peut-être eussé-je demandé à ce qu’on discutât certains termes de l’article, trop direct, trop violent, pas assez respectueux de l’immense effort d’un homme qui remplissait alors le monde de son nom et de ses livres, dont chacun était une bataille d’idées, et joignait au succès d’argent une victoire littéraire. Pressé par les circonstances, j’adhérai sans calculer la portée de mon acte. J’en eus conscience le lendemain, en lisant l’article — car ce qui est écrit a un autre caractère que ce qu’on entend — et en jugeant de l’effet produit. Il fut comparable à l’explosion d’une poudrière. Tous les journaux, et de tous les partis, tombèrent sur nous avec raison, nous reprochant une défection blâmable si nous étions les élèves de Zola, ridicule si, comme il l’affirma dans sa réponse, il nous ignorait. Chacun de nous se vit rappeler ses méfaits, Bonnetain Chariot s’amuse, Lucien Descaves son réalisme, moi le saphisme et les images à la Pétrone de Tous Quatre. D’autre part on se réjouissait de ce « lâchage » du naturalisme comme d’un signe de réaction propice et de dégoût tardif, mais justifié. « Quand le bateau sombre, écrivit avec une méchanceté drôle un journaliste, les rats déménagent ! »
Léon Cladel ne me cacha pas qu’il désapprouvait les allusions blessantes et le ton général du manifeste ; Daudet et Goncourt, qu’on suspectait à tort de complicité, et qui n’avaient rien su d’un secret bien gardé, jugèrent, le Journal de Goncourt en fait foi, notre article « mal fait, et s’attaquant trop outrageusement à la personne physique de l’auteur ».
Si, dans l’ardeur de ma foi littéraire et l’enivrement d’une lutte où nous étions justement éreintés, je ne perçus pas d’abord combien s’était engagée imprudemment ma responsabilité morale d’écrivain, je dois dire que j’ai, chaque jour davantage — car je ne parle ici que pour moi — regretté profondément une attaque qu’aujourd’hui je déclare à nouveau coupable et fâcheuse. Ma conscience en a porté longtemps le remords, je n’ai pu m’en décharger auprès d’Émile Zola que des années plus tard, lorsque, dans son beau livre La Débâcle, il dépeignit les charges héroïques de notre père. Je lui écrivis alors, avec mes remerciements, des excuses auxquelles il répondit avec une mâle simplicité qui l’honore grandement.
Au lendemain du manifeste des Cinq, je dînais chez Paul Bonnetain, que j’avais rencontré déjà, mais à qui je n’avais, je crois, jamais parlé. Et comme tout s’oublie, il ne fut bientôt plus question de notre méfait, quand les journaux de province, puis ceux de l’étranger eurent apporté les derniers échos de ce grand tapage. Émile Zola ne s’en porta pas plus mal, et l’eau coula sous les ponts.
Je n’avais pu, si cantonné que je fusse dans ma vie littéraire, ignorer les grands évènements de cette année : l’importance prise par le général Boulanger et la démission de Jules Grévy ainsi que l’affreux incendie de l’Opéra-Comique. Le Théâtre Libre d’Antoine, au début de sa triomphante carrière, avait donné, au Passage de l’Élysée des Beaux-Arts, Jacques Damour d’Hennique, Sœur Philomène, adaptée par A. Byl et J. Vidal, l’Évasion, de Villiers de l’Isle-Adam. Maupassant, dont le robuste talent, affirmé dans la « Boule de Suif » des Soirées de Médan, s’élargissait de plus en plus, publiait Mont-Oriol ; et les lettrés admirèrent, après Nell Horn, Le Bilatéral de J.-H. Rosny. L’année suivante vit s’amplifier la crise du Boulangisme, le duel Boulanger-Floquet, et les travaux de l’Exposition de 1889 traversés de grèves. Le Journal des Goncourt et l’Immortel de Daudet créaient des discussions passionnées. Je revois au Théâtre Libre, installé alors Boulevard Montparnasse, La Puissance des Ténèbres, le tragique de Mévisto, l’impressionnante silhouette d’Antoine dans le vieil Akim, vidangeur philosophe : « Ce Tolstoï, disait Daudet, est étonnant : il a mis le bon Dieu dans la m…! »
Mon goût passionné pour la pantomime m’inspirait un nouveau scénario : ce fut, en collaboration avec Fernand Beissier, Colombine pardonnée, que Paul Vidal enveloppa d’une musique délicieuse. Pierrot cocu et abandonné, le retour de l’infidèle, une scène de reproche, puis de séduction, un pardon arraché à la faiblesse des sens, enfin un sursaut de fureur jalouse ruant Pierrot sur un couteau fascinateur avec lequel il frappe Colombine, tel était le thème.
Où trouver une Colombine ? Vidal s’adressait à Peppa Invernizzi, danseuse à l’Opéra, dont le jeu impeccable fut plus décent que je n’aurais souhaité pour le rôle. Elle repoussa l’idée du tutu et de la jupe de gaze qui eussent fait de Colombine une légère libellule, et préféra se déguiser en soubrette de la comédie italienne. Nous répétions dans le petit hôtel qu’elle habitait ; une pomme de terre figurait le pain où est fiché le couteau. Dans la scène d’amour, Peppa Invernizzi avait découvert cet effet de laisser crouler ses cheveux qui étaient fort longs et ondés.
Nous donnâmes Colombine pardonnée chez Daudet. Edmond de Goncourt en commente ainsi la répétition dans son Journal :
« … Invernizzi fait la Colombine rose, montée sur de hautes bottines noires. Dans son jeu mêlé de danse, une valse a l’effet de triompher de la résistance de Pierrot, une valse les bras derrière le dos, d’une volupté charmante.
« La répétition finie, on cause pantomime, et je conseille à Margueritte de jouer sans blanc, le plâtrage tuant, sous sa couverte, tous les jeux délicats et subtils d’une physionomie. Et avec Daudet, nous disons qu’il faudrait renouveler la pantomime, jeter à bas tous les gestes rondouillards, tous les gestes qui racontent, et ne garder que les gestes de sentiment, les gestes de passion, auxquels Margueritte mettrait les grandes lignes de sa pantomime, et nous parlions d’une pantomime sur la peur, dont ses traits savent si éloquemment rendre l’impression. »
Quelques jours auparavant, j’avais joué Pierrot assassin de sa femme chez Antoine, au Théâtre Montparnasse. Le spectacle comportait une pièce fort noire de Descaves et Bonnetain, et deux tableaux non moins lugubres de Guiches et Lavedan.
Antoine faisait dans ma pantomime le rôle épisodique du croque-mort :
« A dater de cette représentation, m’avait-il affirmé, votre destin va changer du tout au tout ! Vous ne soupçonnez pas à quel point il va changer ! »
Je me rappelle le mouvement de la salle quand, tous deux titubant d’ivresse et lui me soutenant, nous surgissions, la porte poussée d’un coup de poing, sous un rayon de lune blafard. Paul Vidal, comme d’habitude, accompagnait au piano. Antoine avait bien fait les choses : le portrait de Colombine s’animait grâce à un éclairage au magnésium, et l’incendie final jaillissait en longues flammes des portes et des fenêtres.
Paul Bonnetain avait convié ses camarades, ses interprètes et quelques artistes à souper, après la représentation, dans son atelier. Il y avait là Jules Chéret, alors dans la célébrité de son lumineux talent, cet art des affiches aguichantes et pétries d’un goût qui semblait un souvenir de Watteau et de Fragonard. Il me conseilla de renoncer au costume de neige et d’endosser l’habit noir à basques de clown anglais, comme l’avaient fait les incomparables Hanlon-Lee ; la pantomime y prendrait un modernisme plus aigu. Mais les lignes déhanchées de la silhouette, le brisement des attitudes qui en résultaient, ne cadraient pas avec ma conception du Pierrot statue sous la draperie, du Pierrot aux poses classiques qui, dans le flottement des plis, font survivre un peu de l’harmonie grecque : ce que vit tout de suite Jules Lemaître, écrivant, paradoxal, à propos de Colombine pardonnée, qu’il verrait fort bien une Orestie mimée par des Pierrots tragiques à mon image.
La nuit s’écoula en causeries et en verres de punch, jusqu’à l’apparition des journaux. Nous en fîmes tout haut la lecture et nos visages pâlis par l’insomnie s’allongèrent. Je doute que jamais représentation d’avant-garde au Théâtre Libre ait bénéficié de pareil éreintement. Les dénouements macabres des trois pièces égayaient la verve des critiques et des soireux ; on affirmait que le voisinage du cimetière avait inspiré ce spectacle de macchabées ; on criait au sadisme et à l’horreur.
Pittoresques souvenirs, dont m’est resté le gentil envoi, le lendemain, par Henri Lavedan, d’un portrait de Deburau en blanc sarrau, clignant de l’œil et tenant en main une bouteille. Somme toute, je ne pouvais me plaindre ; ceux même qu’effarait le sujet de Pierrot assassin de sa femme rendaient justice au mime, Francisque Sarcey en tête, que Paul Vidal et moi allâmes remercier. Son accueil fut, comme ses feuilletons du Temps, d’une bonhomie à la fois grosse et fine.
Et malgré la belle prédiction d’Antoine, rien ne fut changé dans ma vie.
Pourtant allait s’ouvrir un coin d’horizon. L’honneur en revint aux frères Larcher, le critique dramatique et l’acteur qui, avec Raoul de Najac, Fernand Beissier et moi, fondèrent le Cercle Funambulesque, dont Paul Hugounet, l’auteur de Mimes et Pierrots, se fit l’historiographe. On groupa des noms et des sympathies. Il s’agissait de rénover la pantomime, de jouer des parades du Théâtre de la Foire et des scènes de la Comédie Italienne, tout en lançant des pièces nouvelles.
Dans la salle du Pardès, entre un prologue de Jacques Normand et une pantomime où Saint-Germain se montra le plus nuancé des Pierrots, nous jouâmes, Invernizzi et moi, Colombine pardonnée. Ces manifestations curieuses ne devaient pas dépasser l’enceinte de salles d’aventure et l’éclat des rampes d’un soir. Elles firent pourtant valoir le souple talent de Félicia Mallet qui devait se révéler bientôt inoubliable, dans l’Enfant Prodigue. Par déférence, nous avions décidé Paul Legrand à figurer dans le prologue. Il me complimenta de sa rauque voix cocasse : « Shakespeare ! C’est du Shakespeare ! »
Et les jours à nouveau coulèrent…
Ces vacances-là furent marquées par une nouvelle étape. Ma mère n’habitait plus Sèvres, mais une petite maison du Bas-Samois, proche la Seine, à la lisière de la forêt de Fontainebleau. Je logeais avec les miens dans une auberge, au haut du village. Ce retour à la forêt qui avait été la complice de mes grands rêves d’adolescence, ce retour à la rivière où s’était mirée notre barque de comédiens-enfants, était pour moi quelque chose d’émouvant. Les forêts plus que la mer et la montagne, me fascinent ; je suis en communion immédiate avec leur sortilège puissant, leur mystère touffu, leur aphrodisie exhalée de la fermentation des sous-bois ou traduite par le raidissement des branches et l’entaille crevassée des troncs moussus.
Cette forêt, entre toutes, pour moi, était Fée. Que j’en suivisse les allées vertes ou les plaines de bruyères roses, que j’en foulasse les clairières ramifiées de fougères ou les tapis roux étoilés de girolles et de ces ceps vénéneux qui se décomposent comme le masque de Méduse dès qu’on les touche, elle m’envoûtait de son charme auguste et de son silence pesant, de ses eaux rares, de ses oiseaux muets et de la lente fuite, au loin, d’une biche sous la feuillée.
Un malheur nous attrista. Nous devions avoir à dîner chez ma mère Odilon Redon, le peintre et quelques amis ; en leur honneur, la vieille Julie confectionnerait un de ces « Couscous » dont elle avait le secret. Redon vint s’excuser sur ce que, son ami Émile Hennequin le visitant, il se devait à son hôte. Nous priâmes naturellement Émile Hennequin à dîner aussi : il accepta et eut, dans l’après-midi, l’imprudence de se baigner en Seine. Une congestion cérébrale le foudroya. Aucun soin ne put le ranimer. Émile Hennequin avait déjà marqué sa place par deux livres de valeur : La critique scientifique et les Écrivains francisés ; un bel avenir l’attendait. Tout cela fut anéanti en quelques secondes.
Mon frère était arrivé du matin en congé. Je le vois en spahi, escortant à pied, comme en corvée militaire, la charrette qui ramenait le pauvre corps au petit hospice du Haut-Samois. La jeunesse d’Hennequin, les affections qu’il laissait derrière lui, l’arrivée d’amis consternés, son visage de plâtre pris par le sculpteur Reymond, les regrets d’une catastrophe aussi lamentable nous saturèrent d’horreur.
Le lendemain, par une erreur macabre, c’est ma noyade en Seine qu’avait annoncée le Figaro, si bien que je dus rectifier en hâte et rassurer mes parents et mes amis. Superstitieux, j’aurais vu là un présage, car la « phobie » de l’eau que j’avais auparavant ne m’a jamais quitté depuis : j’y sens un élément traître et la mort embusquée ; une promenade sur un fleuve, un revers de berge, le plat bord d’un canal m’inspirent une angoisse dont je ne suis pas maître.
Ai-je vu cette année Réjane dans Germinie Lacerteux à l’Odéon ? Je ne crois pas. Pas davantage La Patrie en danger des Goncourt, jouée par Antoine. Je subissais une grande dépression. La lassitude de ma vie intime et de mon métier au Ministère atteignait son paroxysme. Ayant obtenu, par la bienveillance d’Henry Roujon, un congé d’un an pour soigner ma santé très menacée, j’allai passer l’hiver à Alger. Il me semblait que sur cette terre chaleureuse, fuyant les neiges, le gel, la boue noire et ma propre tristesse, je reprendrais force et courage, comme Antée.