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Le printemps tourmenté

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II

L’Exposition battait alors son plein : un tumulte énorme, des ruées de foule, les grincements des wagonnets Decauville, la Babel des langues, des visages, des restaurants, des denrées alimentaires, avec deux curiosités exotiques, le théâtre Annamite et les danses Javanaises.

Les Annamites ! Sur une estrade décorée de drapeaux et de parasols, au déchirant cri des flûtes, aux brusques coups de grosse caisse, des acteurs en vêtements diaprés, chaussés de feutre courbe, le masque blanc, ou rouge, ou zébré de bleu, miaulaient, feulaient, râlaient de haine ou d’amour, en roulant des yeux de chats sauvages. Toute différente, la danse des quatre petites idoles javanaises ! Casquées de bandeaux de cuivre, elles haussaient, avec une gravité religieuse, leurs bras menus, tordaient leurs poignets, déplaçaient la poitrine en un rythme sibyllin, qu’enveloppait une musique languide et cristalline, palpitante comme un cœur en peine.

Comment n’eussé-je pas ressenti la poésie de ces spectacles lointains et sans âge ? Les danses espagnoles saisissaient aussi l’imagination : elles bondissaient, au son des castagnettes, souples et légères comme l’expression du désir et du plaisir. Quelle vitalité amoureuse, tandis que les guitares égrènent leurs petites plaintes vibrantes, dans ces redressements de buste, ces cambrements de reins, ces envolées de jambes, cette grâce qui bondit, s’envole et retombe au frappement des mains, au martèlement des pieds, à la clameur des ollé !

Je me rappelle l’enthousiasme qu’en éprouvait un de mes nouveaux amis, Antonin Caillens, lettré hispanisant comme mon autre ami, Léo Rouanet, qui fonda la revue Le Passant et traduisit les savoureux chants populaires de l’Espagne.

Ce fut surtout le souvenir de ses danses que l’Exposition me laissa. Autant un charme lascif émanait de la Maccarona ou de la Soledad, autant chez les danseuses Druses frémissait le ténébreux mystère de l’instinct. Danse monotone, où le ventre et la croupe ondulent, bombent et tanguent en un spasme obsédant, morne comme la fatalité qui asservit les bêtes en rut.

Cette Foire du monde, ce bruit, tout l’insolite, tout le pittoresque de ces jours où Paris hébergea le reste de la terre, me furent une puissante distraction. Dans mon existence sans air, c’était le coup de vent d’un cyclone.

Mais mon cerveau avait reçu auparavant d’autres impressions bien plus durables. Une grande lumière s’était levée du côté du Nord : la révélation du roman russe et aussi celle du théâtre Scandinave. Le drame d’Ibsen était celui d’âmes doctrinaires, congelées et ardentes. Dostoïewsky, avec Crime et Châtiment, nous enseignait, avec la faiblesse du vouloir humain, la pitié pour les criminels et les prostituées, l’amour fraternel de la misère humaine. Tolstoï, génial, large comme un fleuve, roulait à travers Anna Karénine et La Guerre et la Paix, toute l’humanité avec ses aspirations déçues, sa grandeur et ses déchéances, ses besoins d’intrigue, son féroce égoïsme, sa noblesse aussi. Après Dickens, dont je n’avais guère compris que vers trente-cinq ans la verve satirique et la vérité grossissante, Tolstoï m’enseignait les valeurs spirituelles et morales de la vie. Que de saisissantes figures de femmes, Anna Karénine et sa douceur inquiète, Natacha, l’aventureuse ; et Wronsky, et le Prince André, et Pierre et Lévine ! Ce n’était plus l’intérêt d’une histoire détachée, mais d’un pays, d’un peuple, d’une société que l’on voyait évoluer dans ces romans complexes et inépuisables, féconds comme la nature elle-même. L’influence de Tolstoï fut sur moi considérable.

Malgré la beauté poignante d’un livre comme Résurrection, je ne recommanderai à personne Tolstoï le Pur, Tolstoï l’Évangéliste, comme directeur de conscience. Mais quel incomparable maître des vérités concrètes, quel voyant averti de la vie quotidienne, quel psychologue profond, sûr, infaillible !

Jours d’Épreuve avait paru en librairie : Jules Lemaître l’avait cité en des termes élogieux. Après Ch. Le Goffic, G. Pellissier, de son côté, me désignait au public. La critique littéraire avait encore, dans ce temps-là, un certain nombre de représentants qualifiés. Je prenais conscience de mes moyens, et malgré les doutes et la méfiance de moi-même, qui m’ont toujours mis au supplice, sous une forme tangible enfin mon avenir littéraire, si tâtonnant et si incertain d’abord, prenait forme.

J’habitais alors rue Vauquelin, au bout de la rue Gay-Lussac ; ma mère occupait un appartement dans la même maison. Mes filles grandissaient, et ce m’était une grande douceur de les voir fleurir et devenir de petites femmes. Je passai l’été à Samois : j’y retrouvai avec bonheur Élémir Bourges, qui habitait l’ancien presbytère, une vieille maison curieuse avec ses recoins et son petit jardin. Que de bonnes et belles causeries, que de salubres promenades en forêt ! Il écrivait alors son magnifique livre : Les Oiseaux s’envolent et les Fleurs tombent.

La fin de l’année fut marquée par l’apparition de l’influenza et je retournai en Algérie passer l’hiver. Ma mère nous accompagnait. Nous occupions le second étage d’une villa à l’Agha, d’où l’on découvrait un vaste panorama de mer. Bien que très souffrant, j’écrivis La Force des choses que les Débats, malgré une recommandation de Paul Bourget, et la Revue des Deux-Mondes refusèrent ; Ferdinand Brunetière, qui n’était alors que le secrétaire de la Revue, voulut bien me dire qu’il y avait eu maldonne, hasard fâcheux et non exclusion raisonnée, et il me commanda un roman. Melchior de Vogüé s’y était employé aussi : La Force des choses me conquit des lecteurs et des sympathies. Ce livre triste avait, trouva-t-on, une émotion sereine : ce renouvellement de l’être qui ne peut rester fidèle à sa douleur, en qui le temps fait reverdir les ruines, et qui, fatalement s’en va, malgré sa fidélité au souvenir, vers un autre amour, avait pour épigraphe le « Tout s’écoule » d’Héraclite. Comme dans Amants, le sentiment de la mort y joue un rôle profond. C’est que j’étais alors obsédé par l’idée noire, doutant que ma santé, abîmée par plusieurs bronchites et suppliciée par l’asthme, se rétablît jamais !

Le climat algérien, qui aidait sourdement à ma guérison, donnait à mes préoccupations d’alors un morne éclat ; la vie, avec une splendeur qui me semblait ironique, rayonnait dans le ciel bleu et chaud, dans ces végétations riches et éternellement vertes. L’idée que je pouvais mourir bientôt empruntait à ce triomphe de la nature une mélancolie indicible jointe à une acceptation courageuse du destin. C’est cela sans doute qui a donné à La Force des Choses cet accent particulier.

J’écrivis aussi Alger l’hiver où rues d’Alger et paysages de la banlieue trouvèrent dans les photographies de Gervais Courtellemont une expression parfaite, de la magie du décor.

Un dernier lien m’attachait au Ministère : mon nom figurait encore sur les listes du personnel. Mal m’en prit. Un article au Parti National sur le Prytanée de la Flèche irrita M. de Freycinet, alors ministre de la guerre. On parlait de créer un second Prytanée. «  — Ah ! de grâce, assez d’un ! » protestais-je, rappelant les imperfections d’une éducation dont j’avais tant souffert. M. de Freycinet, apprenant ma qualité de fonctionnaire, parla d’exiger de son collègue de l’instruction publique ma révocation. Henri Roujon sauva la face en m’envoyant un blâme officiel, que son amitié sut atténuer. Peu après, je faillis provoquer de nouvelles foudres ministérielles en m’associant à la pétition de nombreux confrères, en faveur de Lucien Descaves, poursuivi pour Sous-Off, comme s’il avait réellement outragé l’armée et les mœurs.

Heureusement, j’avais conquis ma liberté. Je donnai ma démission. On ne me revit plus rue de Bellechasse. Adieu, dernier petit bureau que j’occupais, empuanti par les W. C. voisins et torréfié par la chaleur démoniaque des bûches que le garçon de bureau entassait, comme pour un brasier de funérailles hindoues ! Adieu, escaliers tristes, couloirs fades ! Adieu, paperasses, imprimés, gomme, grattoir, encrier de copiste ! Adieu, inoffensifs camarades dont la manie avait parfois amusé et le plus souvent exaspéré mes heures de bureau ! Pardonnez-moi si cet adieu semble supposer quelque ingratitude. Car enfin, le Ministère, c’était le maigre gagne-pain assuré, et mon labeur ingrat aurait pu y être plus pénible !

Ce fut l’abri : j’y pus respirer, attendre, mûrir mes forces.

Mais quoi, me voici libre ! Je sors des années vagues, des obscurs débuts. J’aurai encore bien des jours difficiles, bien des heures d’angoisse ; mais la chaîne est rompue : je puis, tantôt bien, tantôt mal, — qu’importe ? — vivre enfin de ma plume.

Une obligeante recommandation du Comte Primoli me fait agréer par Arthur Meyer au Gaulois, pour des chroniques d’abord, des contes ensuite. Henry Simond m’offre de collaborer à l’Écho de Paris, alors tout littéraire, tout audacieux et admirablement lancé par des écrivains tels que Théodore de Banville, Octave Mirbeau, Catulle Mendès, Marcel Schwob, combien d’autres ! l’Écho de Paris où, entré seul en 1890, j’écrirai encore avec mon frère, dix ans après ; l’Écho de Paris où j’ai publié tant individuellement que sous notre double signature plus de trois cents contes ; l’Écho de Paris où devait commencer plus tard notre série d’articles féministes et le début de notre campagne du divorce, l’Écho de Paris auquel je resterai toujours reconnaissant de son libéralisme et de son urbanité constante.

Le conte fut pour moi un renouvellement : faire tenir en deux cents ou deux cent cinquante lignes un petit drame de vie, un rien d’action avec les nuances du caractère, les raccourcis du paysage, varier ses sujets du plaisant au grave, et du grave au tragique, c’était pour moi l’apprentissage d’un art sommaire et intense. Étude excellente en soi, qui brise les formes convenues et force l’esprit à une perpétuelle ingéniosité. Je devais y commencer la série des Poum, histoire d’un petit garçon, continuée par la suite avec mon frère. Bien des images de mon enfance et bien des sensations puériles y revivent.

Je passai en Corse l’hiver de 1891 : désir de nouveau et de changement, espoir d’y trouver, avec autant de soleil, un climat plus vif et moins engourdissant que celui d’Alger. Cet hiver me réussit mal ; j’y eus presque constamment la fièvre accompagnée de bronchite et de rhumatismes, ce qui m’empêcha de jouir de la beauté de cette île. A peine si quelques promenades aux portes d’Ajaccio me révélèrent l’aspect pittoresque de la côte, la verdure parfumée de la montagne, la radieuse eau bleue du port. Je visitai comme il convient la maison de Napoléon et les tableaux napoléoniens du Musée.

Rentré à Paris, j’écrivis Sur le Retour, un petit roman destiné à la Revue Illustrée que dirigeaient René Baschet et Henri Lavedan. Un brave colonel de cuirassiers, la cinquantaine venue, s’éprend d’une très jeune fille qui ne l’aime pas. Dans ce temps-là, l’amoureux de cinquante ans, le séducteur à cheveux gris n’était pas encore de mode. Le colonel de Francœur en fait une maladie et se console, tristement, de ce coup de soleil tardif où sa raison a failli sombrer.

Des propositions avantageuses me venaient aussi de la part de Mme Raymond de Broutelles, directrice de La Mode Pratique. Il fallait écrire dans cette revue un roman que tout le monde pût lire. La librairie Hachette le publierait ensuite en volume de grand format illustré. C’était ma première « affaire » brillante : elle se traduisit par l’ivresse d’acheter quelques vieux tapis d’Orient, dépense somptuaire, des tapis d’Orient aux couleurs de jardins et de couchers de soleil, et qui à eux seuls meublaient les pièces médiocres dont ils représentaient la plus éclatante parure. Ma Grande eut quelque succès. Cette histoire intime, ce drame de la jalousie d’une sœur aînée contre la jeune femme que son frère épouse se déroule sur les bords de la Seine et de la forêt de Fontainebleau, dans les décors de Valvins et du Bas-Samois. J’écrivis ce livre d’un jet malgré les soucis, plus graves alors que jamais, de ma vie et de ma santé, abrité par la petite maison que ma mère occupait, maintenant, dans le Haut-Samois.

J’avais à la campagne refait une amitié, celle d’Armand Point, le peintre, que j’avais connu en Algérie, esprit affiné, curieux d’art et passionné pour la belle peinture, orfèvre et ciseleur comme Cellini. D’abord notre voisin à Samois, il allait émigrer à Marlotte et y construire les fourneaux de Haute-Claire, où, avec quelques artistes et ouvriers, ses élèves, il devait créer des coffrets, des bijoux, des émaux merveilleux. Sa vie de peintre devait y trouver aussi son développement complet, soit dans ces études, inspirées des Primitifs, où il retrouva le secret de la peinture à l’œuf, soit dans ces toiles que dorent des chairs nues, pétries en une pâte lumineuse et qui font penser aux splendeurs du Titien et du Tintoret.

Le général Boulanger mourut cette année-là. Et son coup de pistolet sembla un écho faible et attardé, misérable et vain du prodigieux tapage des acclamations qui, naguère, retentissaient autour de son nom d’ambitieux romanesque et de prétendant vulgaire.

Événement de presse, Jules Huret publia sa curieuse enquête sur l’« Évolution littéraire » ! La plupart des écrivains y enterrèrent le naturalisme, soutinrent ou bafouèrent le symbolisme et se dénigrèrent réciproquement. On remarqua les opinions d’Anatole France, de Barrès, de Jules Lemaître, d’Edmond de Goncourt, d’Édouard Rod, de J.-H. Rosny, de Moréas, une interview très noble de Mallarmé, et le dédain bienveillant et supérieur d’Ernest Renan. Je me rappelle avoir vanté Antony Blondel et Jean Lombart, l’auteur de ces véhémentes et tumultueuses fresques : l’Agonie de Byzance, ce qui me valut d’être traité par Jules Huret de bénisseur ; mais ne fallait-il pas quelques voix sans méchanceté dans ce concert d’aboiements et de miaulements, toutes dents et griffes dehors ? Cette enquête au surplus n’eût-elle révélé que la confusion du genre et l’anarchie intellectuelle d’alors avait bien son utilité ? Elle fit beaucoup de bruit, et plus que le suicide du général Boulanger ; elle provoqua force réclamations et même les risques d’un duel entre deux maîtres de la littérature, Leconte de Lisle et Anatole France.

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