Le printemps tourmenté
III
A en croire Stéphane Mallarmé, je devais demander des conseils au dernier des grands mimes, à Paul Legrand.
Ce roi des Pierrots sans royauté, vieilli, oublié, venait justement de surgir, tel un revenant, au cours d’une Revue des Variétés, le temps d’apparaître et de s’évanouir dans la coulisse. Il personnifiait mélancoliquement les Funambules expropriés, emportant dans un chariot, auquel il s’attelait, les derniers figurants de la troupe ; Cassandre et son catarrhe, Arlequin avec sa batte, Colombine en jupe pailletée.
Oserai-je aborder ce glorieux vétéran d’un art presque aboli ? Comment jugerait-il ma tentative ? Et daignerait-il m’enseigner sa langue mystérieuse, surtout ces signes conventionnels qui symbolisent, dans le raccourci et le zigzag d’un geste, tel sens concret, telle idée abstraite ? Car je n’échappais pas à cette difficulté.
Exprimer une douleur, une ivresse, la gamme des sensations, figurer par l’imitation des objets ou des êtres, me demeurait relativement facile ; mais comment se conjuguaient les verbes de ce perpétuel présent qu’est la pantomime, et leurs nuances ? Comment s’exprimaient ces mots suprêmes : la mort, la vie, l’amour ?
Paul Legrand, d’une écriture enfantine et tremblée, avait consenti à un rendez-vous. Dans un petit appartement de la rue Saint-Lazare, au milieu des couronnes sèches où la gloire des grands succès se résolvait en cendre derrière leurs cadres vitrés, très correct, en redingote, le vieil acteur m’écouta.
Il avait un large visage, un nez proéminent, des yeux vifs, une voix gutturale et rauque, la voix d’un muet qui parlerait quelquefois. Un jeu perpétuel de rides plissait et déplissait sa face de vieux gamin du peuple. Beaucoup de malice et de bonté pétillait dans ce regard d’émerillon, encapuchonné de paupières en cloques.
Il parla du temps que la pantomime se survivait, traquée de théâtre en théâtre ; il évoqua des fantômes d’artistes et des ombres de pièces. A quoi me serviraient des leçons ? Il n’espérait pas de lendemain pour la pantomime. A peine subsistait-elle encore à Marseille, à Bordeaux ; Rouff, Hacks, Séverin, Mouret se débattaient contre l’envahissement des ineptes chansons de café-concert, jouaient entre des jongleurs de music-hall et des divas retroussées pour le chahut ou la gigue.
Il revenait de façon intéressante, par bribes, sur Deburau fils, son ancien rival, et sur l’ancêtre, le grand Deburau, cher à Théophile Gautier et à Jules Janin. Il racontait des tournées ; et les misères et les joies du roman comique défilaient avec le charme d’un passé falot. Ce vieillard désabusé avait eu une belle foi : elle ennoblissait l’oubli dans lequel le public ingrat laissait traîner sa fin de vie digne et pauvre.
Il consentit à me voir jouer une scène en costume, se montra indulgent : pour un amateur, ce n’était pas trop mal ! Il rectifia des mouvements, indiqua quelques signes consacrés par le dictionnaire mimique et qui donnaient un aspect bouffe aux situations les plus tragiques. Ainsi l’idée de la mort se traduisait par l’expulsion d’un être avec un coup de pied au derrière, ou par le geste brusque dont on décharge une malle sur le pavé. Le macabre, le terrible, Paul Legrand ne le tolérait qu’accidentel, emporté vite par la fantaisie et le rêve. Et mon Pierrot satanique l’étonna. Il tenait pour le blanc gavroche dont il avait illustré, pendant tant d’années, le type sympathique.
Le costume aussi avait sa tradition ; le nombre des boutons, les plis de la casaque, le serre-tête blanc coiffé d’un serre-tête noir, en velours, et dont la pointe fait « cul-de-poule », les souliers de daim à boucle d’acier ; le maquillage enfin, un art de se plâtrer avec du suif ou du blanc gras auquel adhère du blanc de zinc en poudre, plaqué à coups d’un tampon de mèches de lampe.
Nous nous quittâmes très bons amis. Il décrocha du mur un petit crayon encadré le représentant : Pierrot qui bée, sourcils relevés et bouche en O, à la vue d’un papillon. Avec une gentillesse touchante, il me força à l’emporter.
La vogue du monologue commençait. Coquelin Cadet n’avait qu’à se montrer pour voir la salle éclater de rire. Pourquoi le monomime n’aurait-il pas sa place ? De loin en loin, en des bénéfices obscurs de banlieue, Paul Legrand jouait un certain Rêve de Pierrot d’une naïveté d’image d’Épinal : « Endormi au coin du feu, après une lecture d’un journal, il passait par un cauchemar obsédé de faits divers : tempête, naufrages, suicide, réveil rassurant. »
N’avais-je pas, moi, mon Requiem du Papillon ? Et ce n’était pas tout. J’avais imaginé, en souvenir du feuilleton de Gautier, « Shakespeare aux funambules », un monomime du Rétameur. Ce rétameur remplaçait le chand d’habits classique. Son cri modulé exaspérait Pierrot, mimant le guet-apens, l’approche, la courte lutte, l’étranglement de l’homme et de son cri. Mais, prodige ! Le cadavre jeté à l’eau, disparu, le cri renaissait de lui-même, s’enflait, tonnait, et Pierrot constatait que c’était lui, hanté, possédé, hagard, qui, délivré de son séculaire mutisme, proférait à jamais, avec une torsion de lèvre farouche, d’une voix éclatante et sinistre : V’là le Rrétammeurr !
Je les jouai, ces petits drames, chez mon cousin A. H., lié avec le directeur du Gil-Blas. Le secrétaire de la rédaction, Guérin, qui avait déclaré « enfantin » le manuscrit d’un conte de moi, jugea la pantomime plus intéressante : ce pouvait être un lancement curieux, mais il fallait d’abord que je visse Banville, suzerain incontesté de ce fief d’art.
« S’il vous approuve, allez-y ! Sinon, faites-vous soldat ! » dit rondement Guérin.
Banville me reçut dans la salle du journal, un entresol que ma tête touchait presque. Il se montra fort sceptique. La pantomime qu’il goûtait remontait plus haut encore qu’à celle de Paul Legrand, lorsque, fantasque, décousue et lyrique, elle obéissait au caprice des Fées, transformait d’un coup de baguette les décors sommaires des Funambules, rebondissait des péripéties en cascades. Il glorifia la finesse de Deburau père, inimitable.
« — Certes, je ne prétendais pas… »
Mais Banville poursuivait avec fougue :
« — Ainsi, dans Pierrot en Afrique, des jeux de scène, quand Deburau laisse tomber son fusil !… »
Et, pour m’en donner une idée, Banville me marcha sur les pieds et me bouscula, en me faisant bien remarquer comme Deburau, en fantassin loustic, était agile !
Au fait, il se moquait de moi, fidèle à son rôle d’ironiste, et peut-être n’eut-il pas tort. Mais j’en ressentis un peu de peine, car je vénérais en lui le poète rare et le délicieux conteur en prose.
Ses préférences allaient trop à la pantomime d’antan pour se complaire à autre chose : l’idée d’un Pierrot tragique choquait son sens de la mesure et son respect des traditions, comme un manque de goût envers un type absolu, éternel.
« Si Pierrot est tragique, devait-il m’écrire plus tard, quel avantage a-t-il sur Thyeste ? »
Il fut question pourtant, de manière vague, d’une représentation chez lui : elle n’eut jamais lieu, à cause des tapis dont Mme de Banville, avec un soin jaloux, entendait préserver l’intégrité, et que mon blanc eût pu salir.
L’accueil de Coquelin Cadet ne me fut pas plus propice. On me présenta à lui dans un café du boulevard, avant une représentation ; il était aux prises avec une tranche de roastbeef aux pommes. Il cligna de l’œil, la bouche en coin, plongea : « Monsieur !… » et devant Armand Silvestre, attablé paisible à son côté, il m’interrompit, la fourchette en arrêt, guignant mes cheveux bouclés au fer :
« Pardon, monsieur ! Vous faites sans doute partie de la Société des Hirsutes ? »
Cette réunion bizarre existait, en effet.
« Tiens, c’est méchant, ce que vous dites là, trouvai-je seulement à répondre, avec un sourire à désarmer le bourreau.
— Oh ! protesta-t-il, narquois. Et faisant le gros dos, entre deux bouchées : « Mon frère et moi, moi et mon frère… enchantés si… tentative artistique… intéressant… ouin !… »
Je ne traînai pas et me levai.
Eh ! non, ce n’était pas méchant, mais, sur le moment, ça pique les yeux : les débutants ont le cœur sensible. C’est la seule fois, Cadet, que vous ne m’avez pas fait rire !
J’allais au bureau puisqu’il convenait d’y être exact : le sous-chef, pour tout blâme, tirait de son gousset une montre expressive. Je continuais à remplir mes imprimés, entre le pachyderme affable et l’homme en deuil renfrogné. Ce n’était pas folâtre, et la présence d’un nouveau venu m’apparut un évènement considérable, quand je sus que ce jeune Provençal, nommé Fernand Beissier, était venu à Paris pour faire de la littérature. Il avait un ou deux monologues d’imprimés, citait familièrement des noms d’actrices ; on devait jouer prochainement une de ses pièces.
Un écrivain avec qui converser dans ce désert, quelle aubaine ! Je fondis sur lui et nous nous liâmes rapidement ; il me présenta un de ses amis, poète, Jean-Marie Mestrallet, venu comme lui à Paris tenter fortune. Il était difficile de voir un couple plus contrasté : Fernand Beissier trapu, olivâtre, un pinceau de poils sous le nez, une verve rabelaisienne que l’accent, comme une gousse d’ail, relevait ; Jean-Marie, long, svelte, idéaliste et sentimental, appelant les femmes des anges et rêvant d’étreintes mystiques ; de plus, passionné comme moi de poésie et de théâtre. Cela nous unit fort. Poèmes vécus, L’Allée des Saules, André Chénier, Dans l’Espace devaient par la suite avérer son talent spiritualiste. Plus de trente années ont cimenté une amitié qui ne finira, je l’espère, qu’avec nous.
Ces deux compagnons donnaient à mon existence un intérêt nouveau. Nous nous retrouvions, sitôt libres, pour vagabonder ensemble, dîner chez le premier marchand de vins venu, discuter interminablement, les coudes sur la table, de omni re scibili. Nous noctambulions sous les étoiles, nous finissions par échouer dans quelque brasserie ou petit théâtre. La femme, on le devine, était au bout de nos conversations, et quelquefois de la soirée…
Que d’espoirs, que d’illusions échangés ! Le bureau, évidemment, ne devait être pour nous qu’un pis-aller provisoire, une salle d’attente bien chauffée avant la réussite ; nous ne désespérions pas de conquérir un jour la gloire. Nous avions le temps, possédant la jeunesse. Du talent, chacun de nous en accordait aux deux autres ; pourquoi la chance ne nous sourirait-elle pas ? Ceux qui avaient réussi étaient-ils d’une autre pâte que nous ? Fernand Beissier visait le théâtre, Jean-Marie Mestrallet la poésie, et moi la double auréole de l’écrivain acteur. Notre camaraderie était gaie, car nous avions bon appétit et bon estomac ; et, n’étant pas riches, tout nous était plaisir.