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Le printemps tourmenté

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IV

Je confiai à mes amis, avec l’importance d’un grand secret, mes ambitions. A quoi visaient-elles, je ne savais pas trop, puisqu’il n’existait ni troupe, ni théâtre mimique. Et même alors, eussé-je pu décemment y faire une carrière ? Je me persuadai toutefois que quelqu’un, qui aurait les moyens d’argent et d’action, pourrait galvaniser cet art méconnu ; et je me sentais en ce cas l’interprète sincère et qualifié de cette résurrection.

Je ne me trompais pas ; le vent allait souffler de ce côté. Mes timides essais, qui précédèrent ou accompagnèrent les arlequinades de Raoul de Najac, les tentatives de Jean Richepin, les dessins de Willette, Pierrot sceptique, pantomime si curieusement écrite d’Hennique et d’Huysmans, faisaient de moi le précurseur modeste du mouvement où allait refleurir, avec une grâce et une vigueur inespérées, la pantomime. Les grands succès de l’Enfant prodigue avec Félicia Mallet, du Marchand d’Habits, adapté par Catulle Mendès et joué par Séverin, sans parler d’innombrables comédies et saynètes mimées, l’ont prouvé quelques années plus tard.

Pierrot assassin de sa femme, gesticulant sa passion, dérouta, émut mes deux spectateurs bénévoles, Fernand Beissier et J.-M. Mestrallet. Ce dernier se sentit dévoré d’émulation et, engagé dans la troupe de Valvins, se trouva, les vacances venues, un des chefs d’emploi, tour à tour Don Carlos épique, avec des bottes cousues dans de la peau d’argenterie et un collier de marrons dorés, ou grimaçant Scaramouche, ou encore gendarme phénoménal.

Il avait le sens de la déformation comique à un degré rare. Son concours prêta, aux pantomimes que nous improvisions, une fantaisie exhilarante. On y vit Pierrot, blotti dans une malle, y recevoir, par un trou de vilebrequin, le clystère d’une seringue de cheval et émerger hors du couvercle, pâle d’une juste épouvante ; ou bien, tricheur sans vergogne, il jouait et gagnait à l’écarté les bottes, l’habit, les moustaches et le nez du gendarme, nez cyranesque, nez proboscidien, qu’il tranchait cruellement à l’aide d’un immense rasoir.

Notre audace ne connaissant plus de limites, nous eussions monté un drame en quatorze tableaux. Cette saison fut extrêmement brillante ; l’Auberge du Soleil d’Or, La Farce de la Femme muette et celle de Patelin ravirent, de leur saveur matoise et vieillotte, le public. Mon frère fut un Louis XI épique, et moi un Gringoire maigre à souhait. Notre étoile, Mlle Geneviève Mallarmé, scintillait des plus séduisants reflets : Loyse de Gringoire, Sylvia du Passant et surtout Doña Sol. Serré dans un pourpoint et une trousse taillés dans le velours vert d’un fauteuil ; gainé d’un maillot rosâtre de jeune hercule forain, mon frère en Hernani rugissait :

« Qui veut gagner ici mille carolus d’or ? »

A quoi Mallarmé répondit une fois tout bas, mélancolique :

« Mais toi et moi, moi et toi, mon pauvre Victor ! »

Chose curieuse, les auditeurs qui, d’un religieux silence, accueillaient la cruauté sadique de Pierrot ou le désespoir du vieux mari dans le Jean-Marie de Theuriet, crurent qu’Hernani était une farce. La grandiloquence des vers, l’exagération des sentiments, l’emphase de certaines scènes leur inspirèrent une gaieté irrésistible. Ils virent la comédie là où régnait le drame. L’éternel imbroglio, le vieux tuteur jaloux, Bartholo Gomez, le jeune amoureux dégourdi, la jeune personne entraînée, comme il sied, vers la beauté et l’amour, la majesté de Don Carlos, qu’ils semblaient prendre pour le roi de carreau, ajoutaient à l’hilarité de cette bouffonnerie énorme.

Le succès fut à rebours de l’effet souhaité. Et parbleu ! c’est de l’insuffisance des acteurs que ces bons paysans se moquaient. Mais non, ils ne se moquaient point, ils s’amusaient fort, et trouvaient que nous dépensions un talent admirable pour les faire se tordre : l’ovation sincère de leurs bravos en témoigna. Un personnage des tableaux d’ancêtres resta même légendaire :

« Christobal prit la plume et donna le cheval. »

On s’épouffa de rire longtemps, dans les villages voisins, de ce « Triste-balle » absurde qui faisait volontairement un troc aussi peu rémunérateur.

Nous ne pouvions moins faire que de donner une seconde représentation, ne fût-ce que pour ramener nos hôtes au sentiment du sérieux. Cette fois il y eut bagarre. Un trop-plein de foule s’étant porté au théâtre, il fallut, sous peine d’asphyxie, fermer la porte. Ceux qu’on évinçait voulurent l’enfoncer. On les refoula en bas de l’escalier, hors de la grange dont on barra l’entrée : ils entonnèrent sous les fenêtres la Marseillaise. Certains même parlèrent de jeter des allumettes enflammées, qui eussent fait flamber les amas de paille et griller acteurs et public comme cochons de lait. Mallarmé menaça les braillards de quelques potées d’eau froide. Tout se calma, parce que les pires révolutions finissent. Mais la discorde de ce jour régna au village : des femmes s’invectivèrent, des hommes se menacèrent du poing, et notre prestige fut compromis.

A l’avenir, nous ne jouâmes que devant un public trié ; mais notre passion n’en fut pas moins vive ni nos répétitions moins amusantes. Les soirs de représentation je ne vivais pas. A dépouiller, l’heure venue, mes vêtements quotidiens, mon enveloppe banale, à enfiler le maillot de Gringoire ou de Patelin, à endosser la casaque de Pierrot, je ressentais un plaisir d’une acuité extrême, comme si, en changeant de peau, je changeais d’âme, comme si la baguette d’une fée m’eût transformé soudain en un être plus libre, plus beau, tout neuf.

Avec quel soin je faisais, sous le fard et les rides des crayons bleus ou bistres, sous le rose des joues ou le masque de plâtre, un visage autre que le mien, un visage que je ne reconnaissais plus moi-même et qui cependant m’appartenait. La perruque blonde du moyen âge, ou le crâne chauve d’Orgon, ou le serre-tête de velours noir achevaient la transformation. De quelle attente peureuse et hardie attendais-je de frapper les trois coups et de paraître sur les planches, où la crainte, l’ivresse, l’effort nous composaient une âme dédoublée, complexe, intense !

De quelle lucidité singulière étais-je alors investi ! On parle du haschich pour élargir le sentiment de la personnalité ; mais le jeu théâtral me donnait au centuple cette volupté. A chaque seconde, l’action, les répliques m’emportaient comme dans un délicieux songe au galop, trop rapide, et que j’eusse voulu ralentir. Une singulière lucidité me montrait le moutonnement des têtes des spectateurs dans l’ombre, dardait par toutes mes fibres les courants magnétiques qu’exhalent l’attention, l’émotion de la foule, en même temps qu’attentif à mon rôle et à celui de mes partenaires, je les soufflais au besoin.

Le travail littéraire lui-même, aux heures les plus pleines, les plus conscientes, ne devait pas me donner cet enivrement ; et si une vocation se reconnaît à l’amour qu’elle inspire, j’eusse dû faire, les circonstances aidant, un acteur raffolant de sa profession.

Cela eût-il duré ? Non. En ce métier, il faut exceller. Comédien de haute valeur et de valeur reconnue, pouvant imposer son tempérament : passe ! Sinon, on s’expose aux pires servitudes ; s’y montrer tout soi y est impossible, puisqu’on dépend de l’intonation, de l’attitude, jusqu’à la barbe et au maquillage qu’on vous inflige : il n’est pas d’abdication plus grande.

Puis l’impossibilité de jouer ce que l’on aime, à moins de diriger un théâtre, d’être un Irving ou un Antoine ; et encore le goût public, souvent faussé, laisse-t-il le grand acteur entièrement libre ? Enfin les heurts et les froissements d’une vie factice, pleine de jalousies et de rivalités, d’une vie où se perd vite la conscience du réel, où la sincérité des sentiments s’altère à de perpétuelles simulations imaginaires, d’une vie qui fait de tant d’acteurs, de tant d’actrices des marionnettes inconscientes, des automates sans conviction.

Mais ces dégoûts, que je n’eusse pu éviter dans la réalité, se transmuaient, sur notre petit théâtre, en joies franches : n’étions-nous pas nos maîtres, ne réalisions-nous pas la plus exaltante des fantaisies ?

Je me souviens d’une nuit si, douce et si argentée dans le clair de la lune bleuâtre, que, la représentation finie, nous ne résistâmes pas à l’envie de nous embarquer dans une vieille barque radoubée et goudronnée, tels quels, dans nos costumes de théâtre. Le délicieux départ pour la vie !…

Dans la splendeur nocturne, les cheveux de Colombine, poudrés à blanc, scintillaient, et son visage pâle se détachait au-dessus de la forme obscure de son corps ; à l’arrière du bateau, Arlequin et Scaramouche ramaient ; Pierrot étendu à l’avant regardait l’eau noire se fendre en plis soyeux et se déchirer sans bruit. Aux rames pendaient des perles liquides qui retombaient en gouttelettes d’argent ; d’argent aussi était le sillage.

Nous ne parlions pas ; qu’eussions-nous dit ? La beauté de cette heure et la force confuse de nos espoirs nous oppressaient. Les arches du pont, se mirant en voûtes d’ébène dans le fleuve, formaient une suite d’anneaux parfaits ; le rideau des arbres de la forêt se doublait d’ombre dans le courant ; çà et là, près des berges, des lances de joncs pointaient, lumineuses ; des feuilles de nénuphar semblaient des émaux d’or pâle. Le silence était divin, et nos cœurs battaient d’un ravissement dont l’intensité pour moi allait jusqu’à l’angoisse.

La barque enchantée descendait au fil de l’eau. Où allions-nous ? Reviendrions-nous jamais ? Étions-nous nous-mêmes ? A quelles rives d’Éden allions-nous aborder ?

Depuis m’est revenu souvent, au souvenir de cette prestigieuse soirée, le mélancolique couplet de Célio, dans Les Caprices de Marianne :

« Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, sans savoir où sa chimère le mène, et s’il peut être payé de retour ! Mollement couché dans une barque, il s’éloigne peu à peu de la rive ; il aperçoit au loin des plaines enchantées, de vertes prairies et le mirage léger de son Eldorado. Les flots l’entraînent en silence, et, quand la réalité le réveille, il est aussi loin du but où il aspire que du rivage qu’il a quitté. Il ne peut plus ni poursuivre sa route, ni revenir sur ses pas. »

Combien de fois n’avions-nous pas ramé ainsi en barque entre Thomery et le pont, le long du château de la Rivière où, d’après une légende, abondaient les vipères ; près de la berge des Plâtreries jusqu’au barrage de Samois ; jours de soleil brûlant que réverbère le grand poisson d’écailles du fleuve ; matins de brume ouatée qui éteignent tous les bruits ; crépuscules où la Seine n’est qu’un feu rouge et orange ! Aucune promenade n’égala celle-ci, qui dans notre souvenir demeura, toute parfumée de sève et de jeunesse, inoubliable.

L’automne venu, il fallut plier bagages. Le théâtre de Valvins avait jeté toute sa flamme ; il n’en allait plus rester bientôt que les cendres. La dernière représentation vit s’avancer Colombine près de la rampe et réciter ces triolets de Mallarmé :

Avec le soleil nous partons
Pour revenir au temps des roses.
Sans or, ô Gilles et Martons
Avec le soleil nous partons.
Mais il reste dans nos cartons
De quoi charmer les jours moroses.
Avec le soleil nous partons
Pour revenir au temps des roses.

Hélas ! c’était la clôture. Le théâtre de Valvins ne rouvrit pas.

Nous aurons, mon frère et moi, plus tard, d’autres tréteaux : à Samois où fut joué le Riquet à la Houppe de Banville ; à Vétheuil, qui vit les Caprices de Marianne ; à Marlotte, où les pièces de notre jeunesse revécurent. Ces jours-là, des spectateurs de marque remplaceront les obscurs villageois d’antan, et notre troupe figurera dans les grands magazines illustrés. Mais ce ne sera plus cela. Car rien ne fut comparable à cette aube radieuse qui illumina, dans la grange embaumée, les tréteaux de notre jeunesse en fleur : l’humble petit théâtre, sur la berge du fleuve.

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