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Le printemps tourmenté

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QUATRIÈME PARTIE
LA MONTÉE

I

Un coup d’audace que ce départ : je me jetais dans l’inconnu, sans ressources que de faibles mensualités et l’espoir chanceux de placer mes livres dans les revues.

Mme Juliette Adam venait d’accueillir Jours d’Épreuve. La Nouvelle Revue, depuis les succès de Loti, prenait une valeur littéraire sans conteste, très supérieure aux prix modestes qu’elle pouvait accorder à un débutant. Je fus invité à l’Abbaye de Gif, pour un déjeuner champêtre. Pauvre moi ! Bien qu’assis proche d’Hugues Le Roux, affable, me voici aussi empêtré, avec mon long corps et ma tête de loup en brosse, que naguère dans les salons de La Revue des Deux-Mondes, tant étaient grandes mon insociabilité, l’impuissance de m’assouplir aux propos décousus et aimables. Véritable infirmité psychique ; elle m’a permis très peu d’amis, et encore moins de relations !…

J’ignorais — et à quoi m’eussent-ils servi puisque j’étais inapte à les suivre — les préceptes que Stendhal se donne à lui-même : plaire à une société choisie, à tout le moins, ne déplaire à personne ; mais pour cela, que de peines, que d’esprit, que de courbettes !… On dut me juger un sauvage, et de fait, j’en avais bien l’air.

L’hiver d’Alger, que je passai en grande partie seul, me sembla délicieux d’indépendance reconquise. Le travail m’y fut facile ; j’écrivis Amants, une histoire de passion, de maladie et de mort, de sentiments exaltés par l’ardeur du climat et la beauté des décors. La Lecture le publia, puis La Nouvelle Revue. Mon excellent éditeur, Georges Decaux, passait à Ernest Kolb sa librairie, et celui-ci me continuait son concours.

Cet hiver d’Alger, quel enivrement, après les sept années de geôle administrative, geôle douce, mais geôle tout de même ! Quelle volupté de sentir couler en moi la flamme du soleil comme un vin généreux, quel plaisir à retrouver mes plus belles sensations d’enfance !

Sans doute allai-je, en pieux pèlerinage, revoir la maison blanche et le jardin paradisiaque de mes rêves de petit garçon ! Sans doute revis-je avec attendrissement l’arbre aux nèfles, le pavillon du grand-père, la noria craquetante ? Eh bien ! non, une gêne m’en empêcha : la crainte d’y éprouver, sinon une désillusion, du moins un regret trop vif. C’était le passé : quelque chose de radieux et d’évanoui.

Je visitai du moins, sur la colline rouge, le cimetière où notre père reposait, sous un humble monument, et je compris mieux devant les cyprès grandis et la pierre usée, quel espace d’années, quelles transformations de la vie me séparaient du jour où, garçonnet en deuil, j’avais suivi son cercueil.

J’occupais deux minuscules chambres meublées dans une maison mi-bourgeoise, mi-ouvrière, à l’Agha. Des balcons de bois couraient le long de la cour intérieure, des linges pauvres y séchaient, des chattes en folie s’y livraient des combats de clowns ; et les jours de pluie une terrible odeur de vidange s’élevait des tuyaux engorgés.

N’importe, là et dans un petit cabaret d’étudiants où je prenais mes repas, je savourais toute ma liberté. Vivre, lire, penser à ma guise, quelle délivrance !

D’un café maure voisin, le caouëdji, d’une langueur pâle et un œillet à l’oreille, m’apportait de minuscules tasses en forme d’œuf remplies du café clair à la surface et boueux dans le fond. Tout l’arome algérien tenait dans cette eau noire et filtrait des vêtements du Maure fumant son éternelle cigarette. Rien qu’en fermant les yeux, j’imagine respirer encore l’odeur des grandes claies où, à même la rue, le tabac doré sèche, et la senteur du café torréfié, au seuil des échoppes de Mzabites, avec une fragrance d’épices, d’orange, de musc ; et encore les parfums musqués des faux poivriers et le relent âcre de la poussière blanche des routes.

Ce sont aussi des galopades à cheval avec mon confrère Jules Hoche, l’auteur du Vice sentimental, au long des sables de la mer ou vers les rochers de la Pointe-Pescade. Dans l’écurie du mercanti qui nous louait ces chevaux, aux barreaux d’une cage pour oiseau, un ouistiti grimaçait ; sa tête n’était guère plus grosse qu’une petite mandarine, son corps eût tenu dans ma poche. Rien de troublant comme cette bestiole, qui tenait de l’homunculus de Faust : je n’ai jamais oublié ce regard méfiant, ce rictus aigre d’enfant épileptique, ces gestes où se démenaient, en un raccourci d’instincts passionnés, la parodie de l’animalité humaine.

Je me rappelle, avec le curieux de la vie qu’était Jules Hoche, des explorations dans la Kasbah et son dédale de ruelles en coupe-gorge, à la recherche de quelque Fatma voilée ; la Kasbah, avec ses Ouled-Naïli drapées d’oripeaux vifs, semblables, sous leurs pièces d’or en collier et en bandeau, à des idoles barbares ; la Kasbah avec ses mauresques dont l’ombre, au seuil d’un caveau éclairé à ras par une bougie, se découpe fantastique sur le mur. Et puis, dans la rue des gros numéros, remplie de matelots et de zouaves, bourdonnante de sons de guitare et de chuchotements obscènes, des prostituées de toutes les races, négresses crépues, Italiennes empâtées, Espagnoles qui, jambées de hauts bas rouges, dansent nues sur des tables, dans la fumée, au cliquetis des castagnettes.

Je revois encore des Aïssaouas convulsionnaires multipliant leurs prosternements agenouillés, leur balancement de bête, jusqu’à ce que, l’extase obtenue, ils puissent sans souffrir mâcher du verre, avaler des scorpions et se percer les bras avec des tiges de fer.

Je revis avec grand plaisir mon ami Ch. de G…, esprit très ouvert, lettré délicat, grand musicien. Toujours à l’affût de la nouveauté, il se proposa d’offrir une de mes pantomimes à la société d’Alger. Dans l’atelier du peintre D… furent montés une scène et un décor dont un magistrat-artiste colla les papiers : j’y jouai Colombine pardonnée avec pour partenaire une petite danseuse du théâtre, dévêtue dans le maillot, le tutu et la jupe de gaze à la Willette. C’était bien le costume rêvé pour des pantomimes que je ne jouerais jamais. Rien ne vient à point dans la vie ou se présente trop tard. Je ne sais si le public algérois goûta Pierrot, sans doute pensa-t-il : « Ce n’est que ça ? »

Ch. de G… me montra, dans une tournée des Grands-Ducs, des danseuses malagaises et la belle Fatma, hétaïre mauresque. Cette Fatma faisait des mots, parfois détestables. En voici un : Quand on lui présenta Coppée… elle savait bien : Coppée, le grand poète… Elle s’écria :

« Coupé ! Coupé ? Mais alors, c’est un Juif ?… »

Un ami de Ch. de G…, Jules Maillet, depuis membre de la Cour de cassation et qui avait requis dans l’affaire Chambige, voulut bien me documenter pour un article que Bonnetain me demandait au Figaro. Les jurés qui s’étaient montrés si durs présentaient requête au Président de la République, afin que Chambige fût envoyé à Nouméa ou ailleurs, et « cessât de souiller le sol de l’Algérie ».

Écœuré de cet inepte rigorisme, j’écrivis un article où, exposant que Chambige subissait dignement, courageusement sa peine, il convenait de respecter son malheur et de ne pas aggraver son expiation. Chambige connut mon intervention ; venue d’un homme qui ne le connaissait pas, elle l’émut ; et ce fut le point de départ, après des années, d’une réciproque amitié. J’ignore tout du drame où il faillit mourir deux fois, d’abord quand la balle du suicide l’épargna, frôlant d’un millimètre la carotide, ensuite quand la vindicte publique réclama sa tête ; je sais seulement que, après des débats passionnés où la querelle religieuse, l’esprit de caste, les rivalités de parti, les animosités de province jouèrent un rôle analogue à celui de l’Affaire Dreyfus, Chambige, son temps de « la Maison des Morts » achevé, se fit, sous le pseudonyme de Marcel Lami, admirer par de beaux livres comme La Débandade, et, après sa mort, tels que Grand-Paul et aussi par des impressions de Portugal et de Roussillon. Marcel Lami, qui portait sur ses traits meurtris le ravage d’un destin foudroyé, devait, s’il ne désarma pas des haines dont quelques-unes avaient une raison d’être, mériter du moins le respect pour sa vie probe d’écrivain : les Lettres ont perdu en lui un être à part.

Bien des années après le drame, Chambige et Jules Maillet se rencontrèrent, un jour de réception, chez moi. Seconde pénible ! L’étrange est que ces deux êtres qui s’étaient affrontés, dans un assaut inégal où le Procureur réclamait la tête de l’inculpé, ces deux êtres qui avaient de si terribles raisons pour ne s’oublier jamais, ne se reconnurent pas.

Je fis à Alger la connaissance de Jules Tellier, dont les proses cadencées, les vers âpres et doux devaient prendre une si funèbre beauté, dans le livre posthume que la piété de ses amis publia. Le poète Raymond de la Tailhède l’accompagnait. Jules Tellier portait déjà, sous ses paupières creuses, le signe avertisseur. Ses conversations, ses idées se tournaient fréquemment vers la mort, qui lui inspira un de ses plus beaux poèmes, et à laquelle il comptait consacrer son prochain livre. Il parlait avec une éloquence prenante, et semblait hanté d’un songe intérieur.

J’ai pensé par la suite aux affinités qui le rapprochaient de Paul Guigou, tous deux écrivains de race, tous deux morts jeunes. Mais Guigou avait dans son clair regard un reflet de clair de lune, tandis que Jules Tellier paraissait né sous l’influence d’un astre noir.

De retour à Paris, j’appris avec peine sa mort. Il s’était éteint obscurément, dans un hôpital à Toulon. Je lui consacrai une page émue et, certes, insuffisante, dans le Parti National où je lui succédai, soutenu par la bienveillance de Sarcey, qui avait favorablement parlé de mes Pierrots et de mes romans.

De cette série de petits articles, payés vingt-cinq francs chaque, datent mes débuts dans le journalisme littéraire, ce que je puis appeler l’envers de ma vie d’écrivain : envers laborieux, puisque à côté de mes romans, plus de vingt volumes d’articles enfouis ici et là constituent mon œuvre souterraine.

Je goûtai le petit plaisir, très vif, de voir ma pensée jeter un feu éphémère ; car l’article de journal ne dure qu’un jour, et le papier humide d’encre grasse parcouru par des yeux impatients, n’est plus le lendemain qu’une loque pour la poubelle.

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