Le printemps tourmenté
DEUXIÈME PARTIE
L’APPRENTISSAGE
I
J’avais quitté mon entresol, trop près du trottoir, décidément, pour les combles de la maison où ma mère logeait, au premier. Cela facilitait, avec la tâche de Julie, mes allées et venues. Là, j’étais tout près du ciel ; j’avais pour horizon des gouttières, des toits et les hommes de tôle des cheminées.
Parfois à une fenêtre mansardée, j’apercevais un pot de géraniums et quelque ouvrière ou femme de chambre qui arrosait ses fleurs. Il me semblait respirer mieux, et je n’avais plus, lorsque j’ouvrais mes vitres, l’impression que toute la rue entrait chez moi : les voyageurs d’impériale de l’omnibus vert du Panthéon, les passants arrêtés, les fournisseurs avec leur boutique. Je me sentais moins le « monsieur de l’entresol », et davantage « l’étudiant du cinquième ». Et peut-être, sans me l’avouer, trouvais-je quelque douceur à la proximité du logement maternel et de la cuisine odorante de Julie : n’avoir plus que l’escalier à descendre, à grimper ! Mon premier besoin de liberté avait été satisfait.
Désirer ce qu’on n’a pas, regretter ce qu’on n’a plus, n’est-ce pas toute la pauvre vie de l’homme ?
Sans doute la venue de dames illicites répugnait ici au respect des convenances ; mais, expérience faite, ne valait-il pas mieux aller leur porter mes hommages que de les recevoir chez moi, où elles étaient dépaysées, et où leur misère morale me semblait plus choquante en cet intérieur d’intimité bourgeoise qu’elles pouvaient, à leur choix, envier ou mépriser. D’ailleurs rien de pénible comme l’échange d’un plaisir tarifé, aussi humiliant pour le mâle que dégradant pour la fille. Encore celle-ci a-t-elle l’excuse qu’il faut vivre. Mais l’homme qui l’achète, quelle est la sienne ?
Je ne sentais encore ces choses que de façon obscure, mais troublante ; cela n’empêchait pas les hantises du désir et les défaites de l’instinct, ces soirs où il y a dans l’air une volupté sèche, par les nuits froides, ou molles, dans ces jours pluvieux qui relèvent les jupes des passantes. Et ces soirs où sur le boulevard les affiches crues, les lumières brutales des globes donnent un attrait irritant aux faces peintes des prostituées rôdant comme des félins en cage. Et ces soirs de music-hall où les maillots des danseuses font saillir le musclé des cuisses, et tant d’autres soirs où le tison de volupté brûle les reins !
A vingt-deux ans, l’ivresse sexuelle demeure inséparable de la griserie mentale suscitée par les lectures, les essais littéraires, les images de toute nature. Il est une certaine classe de hantises qui ne se rapportent qu’à la luxure, et dont l’obsession a les retours rythmés d’une fièvre, tourne dans un cercle de visions impérieuses et renaissantes.
Mais ce n’est qu’une part de l’être, et tant d’autres imaginations et rêveries, tant d’autres châteaux de nuées s’élèvent, dorés de lueurs fantasmagoriques, dans la chambre noire du cerveau. Je me rappelle toujours avec émotion cette frénésie sensorielle, cette meule tournant à toute vitesse. Ivresse de penser, de se sentir penser, de se penser soi-même jusqu’à ce vertige qui vous prend devant l’abîme de la conscience de soi, cette chute vertigineuse de l’être à travers l’espace et le temps.
Combien m’apparaissait vraie cette phrase de Beaumarchais : « Rien n’est à moi que la pensée que je forme et l’instant où j’en jouis. » Je m’enivrais de cet envoûtement comme d’autres d’agir ou d’aimer. Cela ne m’empêchait pas de me mêler à la réalité des êtres, mais sans m’y confondre, et toujours avec ce retrait maladif de la sensitive blessée.
Je me revois, un soir où je n’ai pu entrer au Théâtre-Français, car on y reprend Le Roi s’amuse, dont c’est le cinquantenaire, perdu dans la foule amassée devant la porte de l’Administration, attendant, avec les curieux, que le vieil Hugo en sorte. Tout à coup des cris, une ruée ; j’aperçois un fiacre de l’Urbaine, je crois voir y monter un homme à barbe blanche ; des sergents de ville font une trouée, le fiacre démarre, la foule aimantée l’escorte en l’acclamant : — Vive Victor Hugo ! Sur le coup de fouet du cocher, je me sens emporté avec quatre ou cinq enthousiastes dans le vent de la poursuite, courant à perdre haleine et hurlant moi aussi : — « Vive Victor Hugo ! » derrière la voiture qui nous distance et disparaît.
Je me revois un soir de mardi gras : Fernand Beissier, Jean-Marie Mestrallet, mon frère et moi décidons de nous déguiser. Les costumes du théâtre de Valvins fournissent à l’un un Scapin, à l’autre un Gilles masqué d’un loup de velours bleu, à moi mon costume préféré, la souquenille à gros boutons, la face de plâtre. Dîner au restaurant à demi ameuté, lazzis aux dîneurs, baisers lancés aux dames ; et nous voilà remontant en pleine cohue le boulevard, le long des tables à café bondées, parmi des masques plus ou moins miteux où notre élégance s’attire des : « A la bonne heure ! Ceux-là sont propres, au moins ! » Et des : « Tiens, Pierrot ! Comment vas-tu, Pierrot ? » Et d’un journaliste assis près d’une femme empanachée :
« Eh ! Guyon ! Alexandre Guyon ! »
A quoi, un doigt augural levé, je réponds, à demi croyant, entre les lèvres, l’air inspiré :
« Non, Deburau !
— Gamin, va ! » réplique l’homme souriant.
Et la cohue nous éloigne. Des mains de femmes nous agrippent, des hommes nous narguent. Un ouvrier évoque le fantôme que je souhaite incarner et s’écrie à ma vue :
« Tiens, Deburau ! On le disait mort ! »
Fernand Beissier, qui, pour nous protéger, n’a pour déguisement qu’un nez grotesque de carton facile à retirer, tient tête çà et là à des interpellateurs en goguette. Toute la soirée nous roulons ainsi, aux cafés de Montmartre, dans un bal masqué où nous faisons sensation, pour échouer finalement dans les caveaux à bière du Quartier latin, où les filles, ne voulant pas croire que Victor, trop beau, soit un homme, sous la veste de Scapin palpent une gorge absente, cherchent, en soufflant entre ses cheveux, le filet de la perruque, comme on fait dans les plumes aux cailles du carnier, pour voir le blanc de leur peau.
Si mon frère supportait avec impatience l’internement au lycée Henri IV, — il se consolait en rimant de jolis ou de beaux vers, — je ne me résignais pas à mon existence d’employé sans avenir. La littérature ne m’offrait aucun débouché, et je n’avais donné encore aucune preuve de mérite. Mais au théâtre, fascinant chaque soir de ses trente-six mille chandelles, de ses tremplins où la comédie et le drame se déroulaient en tirades sonores, tout espoir de réussir comme acteur, voire à l’occasion comme mime, m’était-il interdit ?
Il fallait que mon ambition fût bien forte, car j’osai écrire à Worms pour solliciter une audition. Je revois encore le célèbre sociétaire m’introduisant dans son cabinet de travail. Soigneusement rasé, élégant en une robe de chambre noire de coupe sévère, Worms ressemblait plutôt à un clergyman qu’à un comédien.
Après le récit du Cid qu’il eut la patience d’écouter, il constata que ma voix neutre, sans variations de tonalité, et mon jeu contraint, — je fus détestable ! — ne valaient rien pour la tragédie : le métier théâtral réservait trop de déboires pour qu’on pût y encourager ceux qui n’y témoignaient pas de dispositions exceptionnelles. Après cela, peut-être que dans la comédie… Je pouvais voir son camarade Delaunay…
Sensible à sa courtoisie, j’emportai cette seule certitude de savoir que je ressemblais, paraît-il, à un acteur anglais qu’il avait connu.
J’abordai Delaunay, avec une vive curiosité de voir à la ville cet homme de cinquante ans passés qui jouait les blondins de Molière et le Fortunio de Musset avec un entrain juvénile. En l’honneur d’Octave des Caprices de Marianne, où il excellait, je le régalai de la mélancolique tirade de Célio :
« Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, etc., etc… »
Grisonnant, le visage couperosé, les yeux clairs et le sourire fin, Delaunay me laissa aller jusqu’au bout et redit à son tour la phrase en m’en faisant spirituellement l’application et en détachant chaque mot avec une délicatesse de nuances qui contenait le plus décourageant des exemples. Les objections de Worms furent les siennes. Mon nom, ajouta-t-il, qui m’ordonnait de réussir, compliquait les risques de cette profession où le mieux était d’être pris jeune, enfant de la balle, rompu par l’exercice et l’habitude. Ce qui me portait, remarqua-t-il spirituellement, vers le théâtre, c’étaient des goûts littéraires et non des aptitudes de métier. Le contraire eût été préférable. Il parla avec autorité des déchéances d’une vie qui n’a guère de milieu entre le très haut et le très bas, et sut me témoigner assez d’intérêt pour me consoler un peu de la ruine de mes espoirs.
« Et cependant, protestai-je au fond de moi en redescendant l’escalier, pourquoi, à force de travail, ne deviendrais-je pas quelqu’un ? » Il me semblait que sentir une pièce, comprendre un rôle, c’était pouvoir l’exprimer. Ne citait-on pas des acteurs qui avaient triomphé d’un physique ingrat, et dont les défauts de diction s’étaient imposés au public ?
Je n’acceptai pas sur l’heure que l’arrêt de ces deux maîtres fût définitif ; j’eus même l’enfantin désir de les faire changer d’opinion, un jour. Mais comment ? Le Conservatoire m’était fermé. J’avais vingt-deux ans, et tout à apprendre. Delaunay avait évoqué l’exode tâtonnant, les débuts de misère dans d’obscurs théâtres de banlieue : le bureau, avait-il affirmé, valait beaucoup mieux.
Une dernière tentative auprès de Silvain ne fut pas plus heureuse. Silvain avait été élève de La Flèche, « brution », mon ancien : n’était-ce pas une excuse à le déranger dans son cottage d’Asnières ? Ayant ouï une tirade d’Émile Augier, il concéda que j’y mettais la ponctuation, et, cordial et olympien, me demanda si je ne voulais pas m’asseoir à sa table, — c’était l’heure du déjeuner, — pour me fermer, j’imagine, la bouche.
Ce serait mal connaître la puissance des rêves qui m’agitaient que de penser que je fus guéri de ma passion. J’oscillais tenace, entre mon idéal de comédien polymorphe et de Pierrot aux lèvres closes. Que de fois j’ai erré autour de bouis-bouis hasardeux et de music-halls fétides, avec l’envie irrésistible d’entrer et de m’offrir ! Passionné des foires, à la fois attiré et repoussé par leur cacophonie bruyante, leur grésillement de friture, leurs saltimbanques en maillot, que de fois j’ai songé à figurer sur des planches mal jointes, en une baraque de toile : combien j’ai envié la roulotte errante, chariot de Thespis des humbles !
Un soir, dans un caf’-conce du Gros-Caillou, je reçus la secousse au cœur. Sur la scène, un Pierrot hâve caressait une Colombine court vêtue et se colletait avec un Arlequin preste. Je revois les heures passées ensuite dans le petit café du théâtre, à circonvenir le régisseur, un brave homme désillusionné, réservé sur les bocks et assez prudent pour me dissuader : leur public, dit-il, ayant le verbe gras et l’orange pourrie prompte.
Je m’obstinais à ma chimère. Il est étrange que je me sois révélé plus tard romancier, et non dramaturge, avec un tel amour du théâtre. J’y suis resté fidèle toute ma vie et, après Valvins, nos tréteaux de campagne successifs attestèrent, pour moi bien plus que pour mon frère, la persistance d’un goût dominateur.