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Le printemps tourmenté

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III

Cet hiver me ramena pour la dernière fois à Alger. Les miens m’accompagnaient et aussi, dans un panier, un chat blanc appelé Mimi-Joë, en souvenir du gros garçon joufflu et ensommeillé de Monsieur Pickwick. La villa dominait un jardin de faux poivriers et d’arbustes exotiques sentant la cannelle et la menthe. Des chattes frénétiques s’y livraient au sabbat. Mimi-Joë reçut là les plus belles raclées de sa vie. Don Juan lâche, il ne se risquait auprès d’elles que pour regrimper en hâte sur la terrasse, le long d’un bananier lisse. De là, essoufflé, rassuré, il crachait sur ses adversaires, de maigres matous pelés aux yeux de braise, pareils à des zouaves batailleurs ou à de cyniques Joyeux.

J’avais proposé à Ferdinand Brunetière le roman grâce auquel (et non plus comme valseur) j’entrerais à la Revue des Deux-Mondes. Ce fut La Tourmente, livre à part dans mon œuvre, un de ceux qui, avec La Flamme, vingt ans plus tard, mêlent à une fiction idéalisée une grande part de sincérité vivante. La Tourmente, dont nous devions, mon frère et moi, nous inspirer un jour pour donner L’Autre à la Comédie-Française, est le drame du pardon marital. D’Annunzio, au même moment, dans L’Intrus, si bien traduit par G. Hérelle, traitait ce douloureux sujet. Mon livre venait à son heure : certaines idées, on ne sait pourquoi, sont dans l’air. Le pardon allait entrer dans le roman avec La Petite Paroisse de Daudet, et en scène avec Le Pardon de Jules Lemaître.

La Tourmente, qu’avait impressionnée La Sonate à Kreutzer, m’orienta par la suite vers les problèmes et les romans sociaux qui touchent à la famille, et contribua au développement de mes idées sur le mariage, l’union libre, le divorce, l’affranchissement des mœurs, l’allégement des lois. J’avais hésité entre ces deux conclusions : le mari trompé, rédempteur de la femme coupable, revit maritalement avec elle et un enfant vient purifier le trouble et amer souvenir de la faute ; ou bien, après complète rupture physique, ne vivent plus que fraternellement, côte à côte.

J’inclinais à la première solution, plus banale et plus humaine. Brunetière y vit de l’arbitraire ; elle dépendait ainsi plus d’un fait naturel que de la volonté des époux. Je me rangeai à son avis et me décidai pour la seconde situation, plus spiritualiste. Quelques années plus tard, l’impossibilité d’une existence semblable, et ce qu’elle a de factice, d’anti-humain, m’eût frappé et j’eusse conclu à une troisième solution : la nécessité du divorce. Je n’eusse pas donné au pardon du mari cette importance sacerdotale qui avait quelque chose de noble, mais de suranné. A cet égard, en effet, les idées ont marché vite ; les progrès du féminisme, les thèses légères du théâtre d’alcôve en passe de devenir à la mode, allaient rapprocher dans une mutuelle indulgence les faiblesses de l’homme et celles de la femme, ou les abaisser à une réciproque veulerie.

Cette année vit les scandales de Panama et, malgré mon éloignement de toute vie publique, je me rappelle l’émoi extraordinaire qui soulevait l’opinion devant les sensationnels procès et les révélations des journaux. Maupassant, après une douloureuse maladie, s’éteignit dans la maison de santé du Docteur Blanche. Trois livres avaient marqué : L’automne d’une femme de Marcel Prévost, La Vie privée de Michel Tessier d’Édouard Rod, et les Trophées de José-Maria de Heredia.

J’avais publié chez Lecène et Oudin mon premier recueil de contes : Le Cuirassier Blanc, que suivit La Mouche. A la maison Plon, où Pierre Mainguet, ainsi que ses associés Bourdel et Nourrit devaient me témoigner un intérêt affectueux dont je leur suis toujours très reconnaissant, je donnais Âme d’Enfant, puis Simple Histoire. Des revues m’accueillaient : la Revue Hebdomadaire, la Vie de famille, les collections Guillaume chez Dentu avec La Flaque, nouvelle, et L’Avril, petit roman qu’encadre le décor de Saint-Raphaël où je vécus l’hiver de 1894, afin de remédier au mauvais hiver de maladie, passé l’an d’avant dans notre nouveau logis, boulevard Saint-Michel, un logis où une salle de bains, installée à mes frais, me sembla le plus délicieux des luxes.

Maurice Kolb avait passé la main à Léon Chailley, qui fut pour moi le plus obligeant des éditeurs et le plus cordial des amis. C’était la première fois que j’habitais le Midi. J’occupais une villa fleurie de petites roses promptes à s’effeuiller, au milieu des bois de pins et des taillis de romarins. Saint-Raphaël, de la grève de Boulouris aux ombrages de Valescure, trahissait le charme mélancolique d’une station d’hiver trop vaste pour ses habitants. Comme dans tout le Midi, les journées de pluie y étaient funèbres et les beaux jours de soleil merveilleux. Ce sont les hivers d’Algérie ou de Provence qui, en ces années de crise morale et de maladie, m’ont sauvé la vie.

Promenades sur le long promenoir et sur les jetées du petit port, excursions à Fréjus. Je me rappelle une visite de Jules Renard, et une autre du comte Primoli, qui m’enleva jusqu’à Monte-Carlo et au cap Martin où il me présenta à l’Impératrice Eugénie.

Je me suis toujours rappelé l’accueil bienveillant de la souveraine, sa dignité altière, le repas en petit comité en présence de M. Pietri, de la dame de compagnie et de la demoiselle d’honneur. Que de souvenirs de mon enfance résumés là ! L’Empire et ses fastes, mon père, mon grand-père en uniformes d’or et d’argent, la guerre, le désastre…

Je lus cette année-là avec admiration L’Indomptée et L’Impérieuse bonté des frères Rosny ; Les Morticoles de Léon Daudet me frappèrent vivement. Le Lis rouge de France m’enchanta. L’événement sensationnel fut l’assassinat du président Carnot, par Caserio, à Lyon, et à la fin de l’année l’émotion considérable causée par l’accusation de trahison portée contre le capitaine Alfred Dreyfus, et sa condamnation par le conseil de guerre.

Mes étés s’écoulaient dorénavant, paisibles et laborieux, dans la forêt de Fontainebleau. Je remontais à cheval et, de la maison que j’avais louée au Haut-Samois, je rayonnais jusque vers Melun, la vallée de la Solle, Fontainebleau, le Bouquet-du-Roi, Marlotte ou Barbison. L’année d’avant, par l’entremise de mon frère, alors lieutenant de dragons à Versailles, j’avais acheté une grande jument noire appelée Fissure, en réforme à son régiment, vieille bête encore chaude, aux larges galops et aux belles envolées de saut sur l’obstacle. Un poney attelé d’une petite charrette anglaise composait avec cette bête de selle mon écurie.

Cette année-là, je pus — une des grandes joies de ma vie — acheter, pour mille francs, un robuste irlandais que je surnommai Red, de sa couleur ardente, et qui me porta trois étés. Une ponette remplaça le vieux poney Mignon. J’avais aussi une petite ménagerie de chats ; beaucoup plus tard ce furent des chiens, des chats blancs parmi lesquels restent dans mon souvenir le gros Mimi-Joë et la petite Houppette ; Mimi-Joë, depuis son retour d’Algérie, vivait avec nous à Samois ; la forêt l’avait attiré et peu à peu retenu. A la chasse des oiseaux qu’il fascinait de ses yeux de vieillard cruel, à l’affût dans les arbres, il restait des heures accroupi sur une branche, immobile. On le rencontra bientôt à deux cents mètres du village, puis en pleine forêt ; enfin il disparut, conquis à la vie nomade.

La forêt ! Moi aussi elle me pénétrait de son philtre : je retrouvais en elle le charme puissant dont elle avait envoûté ma jeunesse. Que de promenades au pas rythmé de mon cheval, que de galops de chasse dans les allées de sable ! N’était-ce pas vraiment la forêt enchantée ? Elle n’a point d’oiseaux, ni d’autre eau que quelques mares ; elle est faite de silence et de solitude. On peut y errer des heures à travers les clairières, les sous-bois roux, les landes de bruyères, les chaos, les déserts, les hautes futaies sans rencontrer âme qui vive. Elle est variée, infinie, pleine de mystère. Je lui ai dû de grandes consolations…

Elle dressait devant moi, en fûts de cathédrale, ses chênes, ses hêtres robustes, comme une leçon de force et de sérénité. Elle compatissait de son calme reposant à mes angoisses intimes. Elle s’accordait avec le cœur sauvage que fait parfois, au plus civilisé, la vie mal faite. Mon brave irlandais Red, infatigable, était alors plus qu’une bête docile : un camarade, un ami. Tantôt nous suivions le large miroir de la Seine, au Bas-Samois ; tantôt nous escaladions le dédale des rochers Cassepot. Les écriteaux d’allées et de carrefours évoquaient des noms d’oiseaux, de bêtes à plumes ou à poil, des termes de vénerie, des souvenirs mythologiques : route de la Girolle, route des Nymphes, carrefour de l’Arquebuse. Le sabot de mon cheval faisait fuir dans l’herbe une vipère, et j’apercevais, de loin en loin, des biches. Quand je m’étais bien perdu au cœur de la forêt, sa magie m’enveloppait ; je ne souhaitais plus sortir de son cercle ensorcelant. Fidèle à mon moi d’enfant et d’adolescent, je retrouvais l’ivresse panthéiste où avait flotté ma chimère, dans le jardin féerique de Mustapha, et plus tard sur la berge du petit théâtre de Valvins.

Mon imagination tisse toujours de grands rêves ; mais à vivre j’ai appris qu’ils sont irréalisables ; ils alimentent mon labeur assidu et mon existence neutre. Comme autrefois, je fuis le monde. Lire, méditer sont toujours ma prédilection. On ne me voit pas dans les salons, et ce m’était un tel malaise de pénétrer dans une antichambre de journal que j’ai toujours envoyé mes articles par la poste. Nul n’a moins cherché les rapports utiles. Tout visage étranger m’inquiète : sentira-t-on, pensera-t-on comme moi ? Je me le demande chaque fois, comme Henri Beyle. Peu d’écrivains, par la logique de leur caractère et le jeu des circonstances, se sont trouvés réaliser autant que moi le vœu que formait Michelet à vingt ans : « Une certaine notoriété du nom avec une complète obscurité de la personne ». Orgueil ? Modestie ? Les deux.

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