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Le printemps tourmenté

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II

Quand je repense à mon existence d’alors, elle se déroule bien terne et désenchantée. Ainsi, c’était à ce vague et morne au jour le jour qu’aboutissaient les rêves exaltés de mon enfance et les immenses désirs de mon adolescence ? Les triomphantes amours, les conquêtes de la fortune et de l’ambition, c’était cela ? Rien que cela !

Et cependant, quelle résignation à la Loi de servitude qui régit tous les êtres ! Ces déceptions mêmes, je les acceptais avec patience ; encore y eût-il fallu pour éclaircie un peu de bonheur, si peu que ce fût. Je me trouvais si seul avec moi-même, devant mes enfants si petits dont la fraîcheur douce et l’ingénue tendresse étaient ma seule consolation… Et j’avais toute une carrière à remplir, et le succès douteux au bout : car que de vaincus et de blessés restent au revers du chemin !

Pour arriver au but, il me faudrait endurer une interminable succession de jours larvaires au bureau, d’heures difficiles au logis, toute la misère plate et aride des êtres et des choses !

Combien pesaient alors sur moi les soucis de la pauvreté, la charge d’une famille, l’inquiétude du lendemain qu’allégeait autant qu’elle le pouvait la sollicitude de ma mère ! Si encore j’avais su me créer, à côté, une carrière d’avenir ; mais laquelle, puisque je n’étais bon à rien qu’à mettre du noir sur du blanc ! Dans mon ignorance de la réalité, les professions ne me représentaient que leurs difficultés, et aucune ne m’eût séduit. Ce pis-aller, la copie machinale du bureau, était encore ce qui me convenait le mieux.

Et c’est là qu’Edmond de Goncourt me donna une grande preuve d’amitié. Il me questionna sur mon existence et quand il en sut les conditions précaires, il déclara à Alphonse Daudet qu’il fallait « faire quelque chose » pour moi. Cela se traduisit par l’assurance donnée par Daudet à l’éditeur Georges Decaux que j’aurais un jour du talent.

Georges Decaux était un novateur, un des esprits les plus actifs de la Librairie.

Il allait lancer La Lecture, le premier de ces magazines à grand tirage et à bon marché, qui depuis inondèrent les étalages. Il me demanda un roman, un autre que Jours d’Épreuve, plus mouvementé, plus romanesque surtout : ce devait être Pascal Géfosse qu’il me paiera cinq cents francs dans La Lecture, tandis que trois mille exemplaires en librairie m’en rapporteront quinze cents autres. Ces prix, joints à une réédition de Mon Père, me semblèrent une fortune.

En ce temps-là, en dehors des gros tirages de Zola et de Daudet, la littérature ne rapportait que faiblement. Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet en me procurant, par le bon vouloir de Georges Decaux, la possibilité de travailler sans trop de tourment, me gratifièrent d’un bienfait dont je leur resterai toujours reconnaissant.

Je n’avais pas seulement à lutter pour la vie, mais à défendre ma santé atteinte, depuis quelques années, par la névrose cruelle de l’asthme, l’asthme aux accès imprévus, sous l’empire du froid, du chaud, de la fatigue ou d’une secousse morale ; l’asthme étrangleur, dont l’invisible étreinte vous fait râler, comme sous une meule.

Mes seuls plaisirs étaient mes visites du dimanche au Grenier d’Auteuil — encore les espaçais-je par timidité et discrétion — ou de loin en loin une invitation chez Daudet. Je ne puis me rappeler tous ceux que je rencontrai alors chez Edmond de Goncourt : ceux que je revois le mieux sont Octave Mirbeau, Léon Hennique, Paul Hervieu, Gustave Geffroy, Lucien Descaves, J.-H. Rosny aîné, J.-H. Rosny jeune. Ces derniers tenaient dans le cercle d’intimité du Maître une place à part. Puissants remueurs d’idées et grands lanceurs d’images, romanciers insignes, ils étaient particulièrement doués pour la dialectique, riches d’observations et d’expérience ; tout ce qu’ils disaient avait une saveur robuste comme leur personne.

Je revois aussi le fin visage d’Abel Hermant, le sourire ironique d’Huysmans, le masque élégant de Rodenbach, la pâleur de Paul Bonnetain, et Jean Ajalbert, Léon Daudet, Frantz Jourdain, Gustave Toudouze, Jules Vidal, Jules Case, le peintre Raffaelli, le docteur Maurice de Fleury, Jean Lorrain, d’autres encore.

Je n’y rencontrai Zola qu’une fois ; préoccupé et contraint, il tracassait, d’un tic familier, les tirants de ses bottines en racontant une histoire de scatologie rurale. Cette impression un peu déplaisante contribua à me rendre très injuste à son égard, à un moment où, m’étant repris de son influence, les crudités de ses romans m’offusquaient.

Madame Alphonse Daudet venait reprendre son mari à la fin de l’après-midi. Si souffrant qu’il fût en arrivant, sa verve incisive, ses évocations magiques avaient bien vite donné à ces réunions une atmosphère de vie intense, qui, en son absence ou celle des Rosny, manquait un peu parfois.

En dehors du Grenier, je m’étais, par Élémir Bourges, lié avec deux de ses amis, lettrés exquis : Amédée Pigeon, l’auteur de Deux Amours et d’Une femme jalouse, et Henri Signoret, dont le petit théâtre de marionnettes, plus tard, donna des pièces de Maurice Bouchor et fit revivre les chefs-d’œuvre de Cervantès, d’Aristophane et de Shakespeare. J’appréciai beaucoup aussi Léon Doucet, le peintre, dont le vigoureux talent se prêtait aux portraits mondains ; et le délicieux Paul Guigou, poète de race, alors précepteur des enfants de Gyp ; un mal inexorable devait le faucher quelques années après. J’eus d’autres amis, qui crurent devoir m’abandonner un jour. L’idée très haute que je me faisais de l’amitié et de ses devoirs m’a infligé là une souffrance que j’estime imméritée. Je ne nommerai pas ces survivants ; c’est assez de les avoir regrettés. Un livre de souvenirs, s’il tire son mérite d’une absolue sincérité, est tenu à certaines réserves. Il y aura, dans ce que j’écris, des silences et des ombres, la pudeur des plaies trop intimes.

Ai-je dit que ma mère ne conservait plus que deux ou trois amitiés du passé ? Un bon hasard nous fit retrouver M. D…, ancien secrétaire de mon père, en Algérie, lorsqu’il y était jeune sous-officier, et qui occupait à présent une place importante dans l’Administration parlementaire. La fidélité du souvenir qu’il gardait à notre père, son accueil et celui de sa famille nous touchèrent beaucoup.

Il me présenta à Anatole France. Celui-ci, alors bibliothécaire au Sénat et critique littéraire au Temps, me vanta l’utilité des travaux de librairie et besognes diverses qui exercent l’esprit en assouplissant le style. Je me suis rappelé ses paroles plus tard quand, par la chronique et le conte, je fus conduit à faire bref, en cherchant toujours la vision directe et l’expression précise.

Je contai à Edmond de Goncourt, qui le répéta dans son Journal, le mot de France :

«  — Oui, oui, Flaubert est parfait, et je n’ai pas manqué de le proclamer… mais au fond, sachez-le bien, il lui a manqué de faire des articles sur commande. Ça lui aurait donné une souplesse qui lui manque. »

Goncourt et Daudet, devant moi, donnèrent raison à Anatole France.

Avais-je renoncé à la pantomime ? Non, bien au contraire, car je voyais ce genre, dont j’avais été l’annonciateur, soudain sortir de sa léthargie. Mon idée, jadis prématurée, prenait corps et d’autres l’utilisaient. Arlequin, Colombine, Pierrot, Polichinelle allaient triompher dans les salons, les ateliers et au théâtre.

Jusqu’à présent, le soutien de la musique avait manqué à Pierrot assassin de sa femme. La musique est indispensable à la pantomime : outre qu’elle s’y marie excellemment, elle en nuance les émotions, elle en souligne l’expression, elle lui crée une atmosphère mystérieuse et plastique. D’une note, d’une phrase, elle sculpte, elle dessine : la musique est à la pantomime un vêtement collant et fluide, qui se reflète même sur le décor et atteint, par des prolongements invisibles, les plus ténus états d’âme du spectateur-auditeur.

J’eus la rare bonne fortune de trouver dans le compositeur Paul Vidal le plus compréhensif des collaborateurs, en même temps qu’un musicien du plus grand talent. La partition qu’il écrivit pour Pierrot assassin de sa femme est un bijou de précision rythmique et de sensitivité nerveuse : tout y est, le rêve, le bouffon, le saccadé, le tragique, le funèbre. Je revois nos répétitions, dans son cinquième de la rue des Martyrs. Il fallait secouer sa paresse ensommeillée, car il se couchait tard, et le faire lever. Enfin habillé, geste à geste et note à note, au piano, il cherchait, je mimais ; nous tâtonnions jusqu’à ce que la phrase musicale collât à la peau du rôle.

Le salon d’Alphonse Daudet eut la primeur de Pierrot assassin de sa femme sous cette forme définitive ; le peintre Montégut avait peint un décor. Cette soirée, en février 1887, eut un succès qu’Edmond de Goncourt, assistant à une répétition, prévit dans son Journal : « Vraiment curieuse, la mobilité du masque de l’acteur, et la succession des figures d’expressions douloureuses, qu’il fait passer sur sa pétrissable chair, et les admirables et pantelants dessins qu’il donne d’une bouche terrorisée. Et sur cette pierrotade macabre, le jeune musicien Vidal a fait une musiquette tout à fait appropriée au nervosisme de la chose. »

De chez Daudet, notre petit drame se promène chez le peintre Garnier, chez Paul Eudel, chez Roger Ballu. Une page de l’Illustration a fixé ces visages successifs du Pierrot narquois, fourbe, cruel, ivrogne et meurtrier que j’incarnais avec une joie d’art intense et obsédée, si convaincu que, pour agrandir mon front sous le serre-tête, je me faisais échancrer au rasoir les cheveux sur le front et les tempes ; ce qui rendait fort laide la repousse et intriguait à bon droit ceux qui ne savaient pas la cause de cette défiguration.

Un voyage en Algérie interrompit ces exploits. Mon frère s’était engagé aux Spahis, ma mère et moi allions le revoir dans le pays où le nom de notre père vivait encore, ce pays où tenait toute mon enfance et dont le mirage me poursuivait d’un regret depuis que, en 1871, je l’avais quitté pour la geôle du Prytanée de La Flèche.

Après la statue de Fresnes-en-Woëvre, élevée au Meusien, une statue à Kouba, où notre père avait vécu enfant et étudié à l’École, allait commémorer l’Africain colonisateur, le soldat du désert.

Les mêmes artistes coopérèrent à cette statue : MM. Albert Lefeuvre et Lucien Leblanc. Elle était plus simple, mais aussi expressive : notre père s’y dressait seul sur le socle. La chute du voile fut émouvante, je vis des officiers pleurer. Des chasseurs d’Afrique, du 1er régiment, celui que notre père avait commandé comme colonel, formaient un des côtés du carré sur leurs petits chevaux blancs et gris. J’entends le « Garde à vous » trompetté dans l’air clair, avant les discours de notre parent et ami, M. Tirman, Gouverneur de l’Algérie. Je ressens, immobile derrière notre mère, un étouffement dans la nombreuse assistance d’honneur tassée sur ce petit espace, et l’appui que m’offraient, contre la poussée, les robustes épaules de ces vieux amis du passé, dans leurs nobles vêtements arabes, parfumés d’ambre et de tabac blond, Si Slimen ben Siam et son beau-fils Mohammed ben Siam. Au banquet qui suivit, Jean Aicard récita des vers.

Il me sembla que, malgré cet incurable sentiment de timidité et de gaucherie qui me dépaysait, aussitôt sorti de ma vie intérieure, je participai mieux à cette cérémonie qu’à celle de Fresnes. En effet, ce pays, où mon Père avait laissé un nom légendaire, était celui de mon enfance ; les visages, les arbres et jusqu’à la couleur de la mer et du ciel, tout m’y était familier.

Ne retrouvions-nous pas aussi, du côté de mon père, des cousins dévoués à son souvenir, les Bratschi, du côté de ma mère, Victor Mallarmé et sa famille ? Il était un des premiers avocats d’Alger, et un lettré des plus fins. Que de souvenirs ressuscités pour moi, dans ce décor merveilleux ! Je ne pus revoir sans émotion le champ de manœuvres et sa terre rouge, la plage de Mustapha, la Pointe-Pescade où le flot bat les roches semblables à d’énormes éponges pétrifiées, le jardin d’Essai avec ses allées de bambous et de dattiers enlacés de roses, avec le cri aigre des paons, et le petit café maure toujours somnolent sous un vieil arbre. Je retrouvais à la poussière le même goût d’épices et d’aromates ; aujourd’hui comme alors, on voyait aux portes d’Alger des arabes accroupis devant des petits tas d’oranges et, dans les rues marchandes, l’odeur de l’absinthe se mêlait à celle des cuirs et des tapis.

Je visitai la Kasbah, ses ruelles à moucharabiés, ses culs-de-sac, ses recoins voûtés, ses escaliers en dédale, pour un article destiné au Supplément littéraire du Figaro.

Chose singulière, je ne pouvais dire, de cette Algérie tant aimée, comme le Perdican de Musset : « J’avais laissé ici des océans et des forêts, je retrouve un brin d’herbe et une goutte d’eau. » Rien n’avait changé de ma vision d’enfant : elle demeurait adéquate au réel.

Littérairement, cet admirable pays me fut une révélation ; deux de mes romans allaient y emprunter leur cadre : Pascal Géfosse auquel je pensais déjà ; ensuite Amants ; et encore un livre descriptif écrit plus tard : Alger l’hiver, qu’édita avec de curieuses photographies Gervais Courtellemont.

Rentrer en France, dans ma morne existence, après ce flamboiement de lumière, me déchira. Nul paradis n’était plus selon mon cœur que ce sol aphrodisiaque où l’âme et les sens s’exaltent à la splendeur de vivre dans un perpétuel printemps ou un torride été.

Mais le joug que je m’étais imposé me tirait, par-delà la mer, vers ma geôle. Il fallut quitter le royaume d’Éden et retourner à mon double labeur de scribe et d’écrivain.

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