Le printemps tourmenté
IV
Je passai à Antibes l’hiver de 1895, sur la vieille route de Cannes, dans un chalet où Maupassant avait habité. Le cabinet de travail, au second, percé de larges fenêtres, contemplait un admirable panorama de mer : à droite la pointe de la Garoupe et le golfe Juan, à gauche la baie des Anges. Dans cette cage de verre, on baignait en plein bleu et soleil. Les allées du jardin formaient un parterre d’iris violets ; de vieux figuiers, parmi les arbustes toujours verts, contournaient leurs branches grises. Je partageais mon temps entre mon travail et des promenades à cheval le long des routes bordées de murs en pierres sèches, au bord du golfe, ou dans les campagnes fleuries d’amandiers roses.
L’Essor, que je destinais à la Revue des Deux-Mondes, était un roman sur la jeunesse, la psychologie amoureuse d’adolescents. Je ne l’ai pas réussi, et je le regrette : sans doute la gravité de la Revue me paralysait-elle d’avance.
Mon absence me priva d’assister au banquet offert à mon cher maître Edmond de Goncourt, pour la croix d’officier que M. Raymond Poincaré, alors ministre, lui remit avec autant de tact que de délicatesse, en prononçant un de ces beaux discours de lettré qui ont fait sa réputation.
J.-H. Rosny jeune m’a souvent raconté que la timidité d’aristocrate de Goncourt était au supplice, chaque fois qu’il devait héler un fiacre la nuit et se faire reconduire au lointain Auteuil, tant il craignait les rebuffades du cocher. Cette fois, pour ne pas gâter son plaisir, après l’ovation de cette belle soirée, il traversa Paris à pied, seul, le bouquet qu’on lui avait offert à la main, et n’atteignit qu’à deux heures du matin son petit hôtel du boulevard Montmorency. N’est-ce pas joli ?
A mon retour d’Antibes, le 15 juillet sur la demande de François Coppée, M. Raymond Poincaré me décerna le ruban de la Légion d’honneur ; Anatole France recevait la rosette, l’Écho de Paris, dont nous étions collaborateurs, nous fêta galamment d’un banquet sous la présidence d’Edmond de Goncourt, dont je revois le bon regard, et qui me donna l’accolade. Quand M. Simond père, au dessert, sortit de son gousset les deux petites croix de brillants et nous les tendit, l’une à droite, l’autre à gauche, Aurélien Scholl s’écria : « Ne vous trompez pas d’écrin ! » Je me rappelle mon angoisse devant le speech de remerciement à prononcer, même en trois mots.
Cette année vit la mort de Dumas fils et me reporta au temps où, avenue de Villiers, j’épiais les fenêtres du petit hôtel d’en face et la silhouette du célèbre dramaturge. Le maréchal Canrobert, survivant du drame de Metz, disparaissait après le maréchal de Mac-Mahon, survivant du drame de Sedan. Pasteur aussi terminait sa noble destinée.
Le Président Casimir-Perier laissait la place à Félix Faure… Je me réjouissais de lire La Petite Paroisse d’Alphonse Daudet et l’Armature de Paul Hervieu. Huysmans, avec En Route, déployait des horizons singuliers, Gabriele d’Annunzio faisait palpiter sous mes yeux L’Enfant de Volupté. Au théâtre, Le Pardon de Jules Lemaître et Les Tenailles de Paul Hervieu tenaient la vogue avec Les Demi-Vierges de Marcel Prévost, Amants de Maurice Donnay et cette Princesse Lointaine qui annonçait la gloire mondiale, encore irrévélée, d’Edmond Rostand.
Le retour annuel dans la forêt de Fontainebleau fut égayé de représentations théâtrales. Marlotte m’attirait par le charme qu’exhalait la maison hospitalière d’Armand Point.
J’y appris à aimer aussi Anquetin, ce riche artiste de fougue savante, ce peintre d’un tempérament magnifique. Il étonnait Marlotte de ses prouesses à cheval et par des accoutrements singuliers tels que maillot de débardeur et chapeau gris de clubman surmonté d’une plume de paon. Avec Édouard Dujardin et Armand Point, il loua, au moment de la fête du pays, un théâtre en toile de forains, et on y monta au bénéfice des pauvres une revue extraordinaire où Armand Point joua l’Enchanteur de Serpents, l’acteur Janvier l’Anglais excentrique et où Anquetin tour à tour fut un faune alerte et un François Ier délirant. Édouard Dujardin, majestueux et cravaté d’orange, se tenait au contrôle, Eugénie Nau dit un prologue en vers de mon frère. Son Petit Cœur de Marsolleau et le Lidoire de Courteline complétaient la représentation.
Puis Samois vit se relever nos tréteaux de Valvins. D’abord des marionnettes empruntées au théâtre de ce Duranty dont j’avais tant goûté Les malheurs d’Henriette Gérard, marionnettes que nous représentâmes, à mi-corps. Puis, sentant souffler en nous l’esprit poétique d’autrefois, nous fîmes revivre les spectacles poétiques. Outre des charades en vers de mon frère, nous y jouâmes le Riquet à la Houppe de Banville. Rodenbach avait écrit un prologue. Et cela se donnait dans la salle de bal du village, une salle que nous parfumions, toutes fenêtres ouvertes, à l’eau de Cologne, pour lui enlever son odeur échauffée. Cette représentation de Riquet à la Houppe fut mémorable, car Mallarmé, d’émotion lyrique, y sentit une larme perler à ses cils. La conviction des interprètes l’avait touché aussi. Pur et délicieux cerveau ! Une gloire singulière lui était venue : il avait des disciples, il exerçait une puissante influence sur la jeunesse : c’était le rayonnement sourd d’un diamant noir. Rien n’indiquait qu’il en conçut le moindre orgueil. Mallarmé avait trop conscience de sa mission de poète pour s’étonner de rien : il trônait sur la nuée de beaux songes, dans l’absolu. Et la dignité parfaite de sa vie était le plus beau commentaire et le plus grand exemple de son enseignement à la fois lapidaire et hermétique. Il est de ceux qu’on ne peut oublier.
Édouard Rod vint me voir à Samois. Mon amitié pour lui s’était fortifiée, et je pus dire à Georges de Porto-Riche, alors en villégiature à Fontainebleau, l’admiration que m’inspirait son œuvre pétrie de flamme et d’amour.
J’avais eu le chagrin de perdre mon ami Jean Lombard, le puissant auteur de l’Agonie et de Byzance. Jean Lombard, ex-ouvrier bijoutier à Marseille, s’était créé lui-même ; il avait une vitalité cérébrale dévorante et des dons de vision auxquels manquait seule, pour les soutenir, la perfection du style. Nul être plus courageux envers la vie : il disparut soudain, comme brûlé par son âme intense, Octave Mirbeau, à mon appel, écrivit des lignes retentissantes qui contribuèrent beaucoup à la célébrité posthume de Jean Lombard.
Mon horizon littéraire s’élargissait. La librairie Pion, après Âme d’Enfant, avait publié Fors l’Honneur, nouvelles courtes ou longues. L’éditeur Armand Colin me publiait L’Eau qui dort. La Revue Hebdomadaire donnait, en première reproduction, mes romans, et Louis Ganderax, avec une obligeance flatteuse, m’avait ouvert la Revue de Paris qu’il dirigeait et où parut d’abord L’Histoire d’un petit garçon, souvenirs de mon enfance algérienne transposés.
Mes enfants grandissaient saines et charmantes. Le voisinage d’Élémir Bourges et celui d’Henri Signoret, nos causeries, nos lectures constituaient la plus réconfortante amitié ; Amédée Pigeon, Georges Dessommes, François Sauvy, d’autres encore venaient de Paris pour nous voir. Mallarmé, au trot de sa petite voiture ou la voile de sa barque gonflée au vent, poussait jusqu’aux berges du Bas-Samois ou d’Héricy. Ma mère habitait non loin de nous. Mon frère, venant de Versailles, apparaissait fréquemment. Que me manquait-il pour être heureux ? Presque rien : la paix du foyer, ce minimum des bonheurs pauvres.
L’hiver de 1896, j’habitai à Nice, au bas de la rampe de Cimiez, un appartement clair d’où l’on aperçoit les verdures de la promenade du Château. Je recueillis dans les rues, au Marché aux fleurs, à la promenade des Anglais, dans le tramway de Monte-Carlo et de Menton, dans les salons de jeux les impressions qui, plus tard, rempliront Le Carnaval de Nice, signé de mon frère et de moi.
Hiver orageux, lourd de fâcheux pressentiments, gâté par l’inquiétude de ma santé et les difficultés de mon travail. C’est la première fois que le séjour dans un pays de soleil ne me donne pas le goût et la force d’écrire un roman, me condamne à un morcellement de petites besognes dont la plus longue est Le Pacte, nouvelle parue à la Revue de Paris. J’ai cependant de beaux projets : un grand roman historique qui mettra en scène le drame de l’armée de Metz, un projet que réalisera, dans notre collaboration, Le Désastre et qui fut le point de départ des trois autres volumes de l’« Époque », les Tronçons du Glaive, les Braves Gens et La Commune.
Je vis se dérouler les fêtes de la Mi-Carême dans leur grotesque splendeur, avec le géant de carton qui personnifie Carnaval et se tient sur la place Masséna abrité sous un dais, comme un roi débonnaire. De la fenêtre d’un ami, nous vîmes le défilé des chars, les costumes, les cagoules de toutes couleurs, la bataille de confetti de papier et de plâtre, et le veglione en jaune et bleu au Casino municipal. Ce genre de spectacles m’inspirait une aversion qui vient sans doute de mon impossibilité de me confondre aux grossières joies de la foule. Félix Faure visita Nice, et l’on tira en son honneur un beau feu d’artifice.
L’hiver écoulé, je rentrai à Paris avec les miens, et de là à Marlotte. La désunion conjugale que je sentais s’accroître, sans pouvoir la conjurer, m’accula à une rupture définitive. Elle fut accompagnée des misères et des dégoûts inévitables. Mes filles me restèrent et leur tendresse fut pour moi la seule, mais consolante sanction de la vraie justice.
Une période nouvelle commençait.
J’allais consacrer des années d’existence, avec un profond et sincère élan, à un bel idéal romanesque. J’allais en même temps offrir à mon frère de devenir mon collaborateur littéraire. Appuyé ainsi sur l’amour et sur cette fraternité de cœur et d’esprit, ne pouvais-je espérer trouver quelque bonheur en m’efforçant d’en donner ? Séduisants mirages, qui eurent leurs phases de noblesse et de beauté, mais que devaient tristement dissiper à la longue les fatalités de caractères, d’influences, d’événements.
Avais-je oublié la phrase prophétique de Musset, qui pourrait servir de texte à ma vie :
« Malheur à celui qui se laisse aller à une douce rêverie avant de savoir où sa chimère le mène, et s’il sera payé de retour… »
Mais qui donc perce l’avenir ?
J’ai trente-six ans, un nom, une situation. Voici close ma vie de débuts, vie difficile, imparfaite et courageuse.
Mon printemps tourmenté est vécu.
FIN.