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Le printemps tourmenté

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II

Eh quoi ? Encore un ?

Oui, on a déménagé de nouveau, et les vieux meubles d’Algérie, et les œufs d’autruche et les cornes de gazelles ont dû s’adapter à des murs insolites. Levallois était trop loin ; et pour que je puisse couper les heures de bureau en venant déjeuner, il faut bien loger à côté du Ministère. C’est ici que je prends mes repas, à la bonne auberge, au tiède chez-nous maternel. Mais je n’y vis pas. J’y couche encore moins : j’ai mon home. Je l’ai exigé, comme il convient à un citoyen majeur qui exerce une profession et touche à la fin du mois son traitement.

Mon home, dont Julie pour faire le ménage et moi seul avons la clef : un entresol de deux pièces, avec cuisine, s’il vous plaît, au coin de la rue Las-Cases et plongeant sur les voyageurs d’impériale de la rue de Bellechasse. Un entresol qui sent les légumes crus de la fruitière d’au-dessous, qui absorbe le brouillard et l’odeur du crottin, et dont j’ai tendu, avec un goût très Jeune-France et Pétrus Borel, le cabinet de travail en papier velouté bleu, sombre, bleu Ténèbres.

Dans une petite alcôve, une peau de chèvre du Thibet, rousse comme une chevelure, ardente comme une flamme, jette sa toison sur un divan, qui tour à tour symbolise le Sofa de Crébillon, le banc de verdure dans la forêt, l’autel des voluptés mondaines.

Une table de chêne chargée de livres invite au recueillement de la pensée. En panoplie, des sabres de Damas évoquent l’action ; une bibliothèque suscite le mirage de la vie complexe et pathétique. Voilà la pièce idéale, le palais de Songes !

A côté, ma chambre à coucher, les réalités du vêtement, de la toilette. Ici, Don Quichotte rêve ; là, Sancho ronfle. Que me manque-t-il ? Pas même une maîtresse. Encore neuf cent quatre-vingt-dix-neuf pour égaler Don Juan ! C’est une des dernières grisettes, on dirait aujourd’hui une midinette. Jolie et maigre, le teint blanc, des cheveux en mousse d’or qui bouffent, et de grands yeux à la Sarah-Bernhardt. Charme et douceur, avec de la drôlerie peuple. L’ai-je désirée assez longtemps !… Le jour où j’ai osé l’embrasser, elle ne s’est ni marchandée ni vendue, mais donnée, gentiment.

Si, inspiré par l’amour, — est-ce l’amour ? — j’avais du talent !… Mais du génie inconnu qui bouillonne en moi, rien ne sort qu’aspirations confuses, réminiscences, images romanesques.

Je veux trop vivre un roman magnifique, pour pouvoir l’écrire. Le bien, le mal se parent à mes yeux d’attraits excessifs : les passions effrénées d’un Musset, d’un Byron, me fascinent de leur périlleux idéal. S’élever au-dessus du commun, affronter l’opinion, avoir d’illustres amours et mourir jeune, enivré de gloire ! En même temps, un obscur bon sens me montre la beauté discrète des devoirs silencieux. Si bien que je n’ose m’élancer, comme Icare, à plein ciel, trop sûr de me casser les reins. Je reste le dormeur éveillé d’œuvres imaginaires, qui au moment de les saisir m’échappent.

Ce n’est pas cette année que je dérangerai Alphonse Daudet ! Dans la foule qui se presse autour de l’avenue d’Eylau pour souhaiter à Victor Hugo sa fête, je me sens bien le plus perdu, le plus chétif des passants anonymes ; comme ce soir où le magasin du Printemps brûle, détachant sur un formidable feu de Bengale pourpre le cadre de ses fenêtres vides et de sa façade noircie avant l’écroulement final.

Puisque nous habitons plus près du Théâtre-Français, j’en use et abuse. La curieuse silhouette de Mademoiselle Feyghine traverse les décors de la Barberine de Musset. On se demande si Monsieur Caro a posé pour le Bellac du Monde où l’on s’ennuie. Worms donne un âpre accent à Nourvady étalant, pour tenter la Princesse de Bagdad, le coffret où s’entasse un million en or vierge.

Mais combien aux modernes, aux classiques, aux romantiques même, je préfère le délicieux clair de lune de Shakespeare, ce prisme fugace de fantaisie, d’émotion chatoyante qu’est le théâtre de Musset. Et cette fois les héroïnes m’en émeuvent moins, la blonde Jaqueline poudrée, l’altière Camille, Marianne au visage de rose, que les amoureux qui parlent si bien de leurs souffrances ou de leurs joies : Octave, rieur sous son masque, le pâle Célio en noir, Perdican, Fortunio, et ces divins grotesques, ces marionnettes falotes ou tragiques : Claudio, le baron, Maître André.

Théâtre unique, qui en quatre-vingts ans n’a pas vieilli d’une ligne, d’un mot, qui garde fièrement la jeunesse immortelle du cœur, et dont la sensibilité fine a l’éclat des dents qui sourient et la grâce mouillée du regard où point une larme.

Avec un bel amour au cœur, ne devions-nous pas, mon frère et moi, créer le « Théâtre de Valvins » ? Ces vacances-là en virent s’épanouir les fastes.

Il posséda une salle : notre atelier sur la berge ; sa scène, un plancher que le menuisier du coin éleva sur des tréteaux ; son rideau, deux draps blancs ; sa rampe, des rangées de bougies ; ses costumes, satinettes taillées par une couturière à la maison, défroques achetées au Temple ; ses décors, de grands paravents feuillagés de vert qui tour à tour, par l’indication d’un écriteau, figuraient la salle du château ou le parc enchanté.

Pour artistes, notre étoile fut notre cousine Mlle Geneviève Mallarmé, la Nérine de Banville, la Guillemette de la Farce de Patelin, la Colombine de Pierrot héritier et du beau Léandre ; pour souffleur et metteur en scène, nous eûmes, faveur insigne, Stéphane Mallarmé lui-même ; pour public, la famille, les amis de passage et le peuple, les paysans des villages environnants qui, apportant, des chaises ou des bancs, venaient s’entasser dans la large pièce trop étroite. Un jeune voisin faisait, de son violon, l’orchestre, au besoin complétait la troupe. Mon frère et moi, nous nous partagions les grands rôles.

Ce nombre exigu limitant le choix des pièces, nous n’admettions que celles où les costumes bariolés évoluent sur la scène en jolis papillons de couleur, et où la rime fait tinter son jeu de grelots d’or. Farces du moyen âge, comédies burlesques de poètes, timides et déplorables essais de ma part en prose, plus heureux en pantomime : que de chaudes, palpitantes et fiévreuses soirées nous eûmes là !

Un rêve, dira-t-on ? Oui, rien qu’un rêve, mais qu’il fut beau, soulevé à plein élan par le lyrisme de notre jeunesse, de notre foi dans l’art, de notre ferveur poétique ! Cette communion avec des spectateurs naïfs, prompts au rire et à l’enthousiasme, avec la foule instinctive, nous donnait une ivresse prodigieuse et une confiance sans bornes.

Tour à tour Scapin, Léandre, Cassandre, Guillaume, Victor d’une voix riche et suave exultait à pleins gestes sa jeunesse lyrique. Pour moi, je fus Orgon, Patelin, Pierrot bavard ou muet.

Là, prit corps en effet, pour la première fois, cette incarnation de l’homme blanc qui me créa, pendant des années, un dédoublement de personnalité et une vocation irrésistible : le fantôme lunaire de Pierrot. Il naquit de l’impression vive produite par une nouvBlle d’Henri Rivière ; on y voit Pierrot, mari jaloux, décapiter pour de bon, avec un énorme rasoir, Arlequin son rival. Cette hantise, et deux vers du Pierrot posthume de Gautier :

« L’histoire du mari que chatouilla sa femme,
Et lui fit de la sorte, en riant, rendre l’âme »

suscitèrent en mon cerveau cette pantomime macabre : Pierrot assassin de sa femme, à laquelle la vivante partition de Paul Vidal, plus tard, et quelques représentations, dont une chez Daudet et une autre au Théâtre-Antoine, valurent un certain retentissement.

En voici le thème :

Pierrot, accompagné d’un croque-mort, tous deux ivres, rentre de l’enterrement de Colombine, sa femme, dont le portrait au mur, dont le grand lit fixent le souvenir amoureux avec l’obsession du crime. Seul, Pierrot évoque et revit le meurtre. Il a tué sa femme, l’ayant ligotée, en lui chatouillant la plante des pieds jusqu’à ce que, après des hoquets de rire et des sanglots d’angoisse, elle rende le souffle. Il mime la scène sacrilège, imitant l’assassin dont les doigts grattent, titillent, caressent, griffent, exaspèrent le spasme. Mais bientôt, dans la quiétude de sa sécurité criminelle, le remords, sous forme d’un chatouillement semblable, le tord dans le même rire convulsif et la même horreur d’agonie que sa victime. Pour y échapper, il boit ; dans son ivresse, il incendie le lit, et, devant le portrait spectral de Colombine, repris de l’affreux et obsédant chatouillement, il se renverse en une dernière saccade d’épilepsie, foudroyé.

Telle quelle, sans musique, et traduite par des gestes inexperts, cette œuvrette frappa fort Stéphane Mallarmé. Il décerna à mon masque de plâtre, à mes attitudes une émotion tragique et burlesque : « Je pourrais, certifia-t-il, risquer sous cet avatar d’intermittentes apparitions, et, pour le plaisir de quelques délicats, être « le monsieur en habit noir qui, à l’improviste, tire du fourreau ce glaive blanc. »

L’emprise exercée sur moi par cette révélation d’art tint à ce que dégagent de troublant ces péripéties sans voix, ce rythme des émotions traduites dans un perpétuel silence : angoisse expressive d’êtres qui ne peuvent parler, qui, en se faisant comprendre, ne peuvent tout exprimer, et qu’une inlassable fatalité par cela même poursuit : de là, le pathétique de ce masque où se réfugie la puissance d’une âme convulsée ; de là, l’éloquence de ces mouvements qui, même dans la farce, empruntent au drame on ne sait quoi de saisissant, comme si l’on voyait s’agiter, inanes et véhéments, des somnambules en crise ou des morts ressuscités.

Ces vacances prestigieuses ne virent pas seulement Pierrot tuer sa femme ; elles le virent, aussi, meurtrier d’un papillon et harcelé par une armée de papillons vengeurs, les apaiser, violon aux doigts, d’un requiem expiatoire en l’honneur du disparu. Mallarmé admira ce requiem d’être, selon les lois de la pantomime, silencieux ; si bien que, par une transposition des sens, on en pouvait voir les ondes sonores, tour à tour légères ou graves, caressantes ou funèbres, frémir comme en un miroir sur les traits de Pierrot.

Ce fut le début de nombreuses pantomimes. Notre public les accueillait avec ferveur ; un frisson courait dans les rangs dès que Pierrot glissait sur les planches, blanc dans son ample sarrau, rien de noir que le serre-tête et la courbe des sourcils.

Ce succès, qui n’allait pas moins aux vers alertes des pièces imitées de Molière ou de bouffonneries italiennes, justifiait bien ce que devait me dire un jour Banville, qu’il n’est pour intelligent et vivace public que deux sortes de spectateurs, les poètes et le peuple. Mallarmé aussi le prétendait. Un de ses vœux, en ces causeries qui succédaient aux répétitions et où ses aperçus ingénieux résumaient tant d’idées, était que le poète, en des salles immenses, devant des foules attentives, prononçât les phrases lapidaires de l’enseignement esthétique, d’où tout découlait : seul, le poète sachant, affirmait-il, révéler la beauté, source de vertu parfaite, aux masses.

A notre prière, il écrivait de délicats prologues : tel ce sonnet qui inaugura le Théâtre de Valvins, après quelques coups d’archet raclés par notre jeune voisin :

Par un soir tout couleur de topaze et d’orange,
Leurs espoirs reflétés dans le riche tableau,
De gais comédiens, suivant le fil de l’eau,
Ont débarqué la joie au seuil de votre grange.
Aucun toit si grossier ne leur paraît étrange ;
Ils le peuvent changer vite en Eldorado,
Pour peu qu’au pli naïf qui tombe du rideau
La rampe tout en feu mêle l’or d’une frange.
Ainsi le doux concert qui cessa quand je vins
N’était pas, croyez-m’en, ô peuple de Valvins,
Le désespoir d’un veau pleurant hors de la salle,
Mais avec ses cinq doigts, par la gamme obéis,
La chanson que du creux d’un violon exhale
Un jeune homme de bien, natif de ces pays.

La venue d’un ami servait de prétexte à des triolets d’ouverture, que l’actrice venait, en pinçant sa jupe rouge à losanges, prononcer, sur une révérence, tels :

Quiconque passe sur la berge,
Si l’on veut rire, c’est ici.
Mieux qu’un vin, notre joie héberge
Quiconque passe sur la berge.
Sans payer nous tenons auberge
Pour ceux de Chine et d’Héricy.
Quiconque passe sur la berge,
Si l’on veut vivre, c’est ici.

Ou encore :

Notre violon n’attend plus
Qu’un signe de Monsieur le maire,
Cet orchestre que j’énumère,
Notre violon, n’attend plus.
Déjà sur les prés chevelus
La lune verse sa chimère.
Notre violon n’attend plus
Qu’un signe de Monsieur le maire.

Septembre s’achevait, on plia les rideaux, les paravents ; la dernière affiche collée au pont se décollait sous la pluie. Dans une malle la souquenille de Patelin, la casaque rayée de Scapin, le maillot rose de Léandre, l’épée de Ruy Blas, le violon de Requiem ! Adieu, chandelles ! Les araignées joueront seules sur la scène. Et la poussière de velours pendant des mois tombera. Les lauriers sont coupés, les vendanges sont faites !

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