Le printemps tourmenté
II
Mon début dans les lettres fut donc Pierrot assassin de sa femme, brochurette dont la première édition est aujourd’hui introuvable. Fernand Beissier en avait écrit la préface, et un bon hasard voulut qu’elle fût éditée par l’excellent Paul Schmidt, vieil imprimeur alsacien, rude et bonne figure d’ouvrier patron, moustaches grises et calotte noire.
Son minuscule cabinet de travail donnait sur l’atelier où les typos en blouse piochaient dans la casse. Il aimait son métier et tout ce qu’il publiait était très soigné : ses elzévirs avaient une grâce nette toute particulière.
C’est une grande fierté que de voir imprimer sa première œuvre : tout y est ivresse, le choix des caractères, du papier, la correction inhabile des épreuves « à la brosse ». Paul Schmidt m’apprit à faire les deleatur et me montra les signes conventionnels. Quelle bonne odeur d’encre grasse a le premier exemplaire, avec sa couverture vierge ; quelle émotion à plonger le coupe-papier dans ces pages encore humides !
Et puis, par là, mon Pierrot irrévélé vivait, sinon en chair et en os, du moins en essence et pensée ; et s’il n’avait pas le brillant habit colorié par Chéret, dans la pantomime d’Hennique et d’Huysmans, du moins pouvait-on le voir, l’imaginer, suivre geste à geste son long soliloque tragique. Sous une forme, sinon plastique, du moins graphique, s’incarnait le type conçu par moi : un Pierrot élégant dans le cynisme, railleur dans la cruauté, à la fois sadique et fantasque, fanfaron et lâche, délibérément pervers, se plaisant au mal pour sa beauté esthétique ; artiste et néronien dans l’invention et la perpétration de ses crimes.
Cette plaquette, cela va de soi, resta presque inconnue : je l’envoyai cependant à quelques écrivains. Elle précisa, dès 1882, ce que j’espérais tirer de cet art moribond, à un moment où, si quelques-uns l’espéraient, personne ne pensait qu’il pût vraiment ressusciter.
Comme le spectre pâle me tentait ! Me voici à mon cinquième sous les toits, mimant Pierrot assassin de sa femme pour Antoine, oui, Antoine, qui, modeste employé du Gaz, cherchait alors sa voie, aimanté par son destin secret vers le futur Théâtre Libre.
Une autre fois, la bouche sèche, le cœur serré, je pénètre dans le cabinet de travail de Jean Richepin. Le célèbre auteur de La Chanson des Gueux, vêtu de rouge, les pieds dans des sandales fauves, se dresse intimidant et superbe, avec sa chevelure crêpue, sa barbe noire sarrasine, ses dents éclatantes et sa voix chaude. Je viens — oui, rien que cela ! — je viens — la jeunesse ne doute de rien !… — je viens — quel toupet ! — implorer qu’il me laisse doubler Sarah Bernhardt dans le Pierrot assassin qu’il donne (lui aussi !) au Trocadéro. Gainée de noir, l’incomparable tragédienne s’y révèle un Pierrot de rêve ; un Pierrot lunaire dont je ne puis nier le prestige, — Sarah n’est-elle pas l’unique ?… — mais que je réaliserais, me semble-t-il, autrement, à ma manière… Richepin, que rien n’étonne, me répond, affable, que ces représentations n’auront pas de lendemain. Elles continuèrent du moins à occuper son esprit, puisque, dans son roman Les Braves Gens, il inventa par la suite le Pierrot-ombre, Tombre, mime chevelu et barbu à la roi Lear, mime génial.
Sève de théâtre, sève littéraire, sève d’amour : le merveilleux et printanier bouillonnement ! Faut-il s’étonner si je me brûle à cette consomption, et si, autant que lorsque j’étais le petit garçon de l’arbre de Robinson, le rêve, de ses tentacules de pieuvre, me dévore le cœur ? A peine si je prête attention au krach de l’Union Générale — (pour l’argent qu’elle m’emporte !) ou à la fondation de la « Ligue des Patriotes » par Déroulède. Mais, je lis avidement La Faustin d’Edmond de Goncourt et religieusement Les Quatre Vents de l’esprit de Victor Hugo. Au Théâtre-Français, Philippe Garnier débute dans le Supplice d’une Femme. Dans Les Corbeaux, Becque précise sa verdeur sobre et sombre. Les Rantzau d’Erckmann-Chatrian viennent rappeler le délicieux Ami Fritz et Febvre, Got, Reichemberg, inoubliable trio.
Comment concilier l’impétuosité de l’instinct avec une chasteté difficile ? Ce problème ne s’est pas posé pour moi seul. Il se pose chaque jour pour des milliers de jeunes gens. La maison close et sa prétendue sécurité ?… Mais, sitôt qu’on a franchi l’initiation et épuisé la louche poésie du lieu, quel être un peu délicat se résoudra à ces contacts tarifés ? En est-il un qui n’emporte de là l’obscure tristesse d’avoir, en s’assouvissant, avili un peu plus l’ilote mercenaire, la Psyché de boue, avec ce qui subsiste en elle d’encore humain ?
D’ailleurs, la joie de ces femmes est aussi grossière que leur tristesse est navrante. Point d’illusions, comment s’oublier en elles ? Tout vous rejette à la tentation qui passe, plus séduisante du mystère des robes et des fards : passantes, filles de promenoirs et de bars. Le danger ? On vend chez les pharmaciens des préservatifs ; mais combien ont la sagesse prosaïque de s’en servir ? Pas même, m’attestera plus tard un médecin de Saint-Louis, — ses internes, des hommes faits qui chaque jour soignent l’avarie des autres et l’attrapent eux-mêmes, payant aussi leur folle témérité.
Le collage ? L’acoquinement à une femme quelconque, suffisamment jolie, à demi ménagère, et qui réponde à ce besoin terrible de l’habitude que sape le non moins âpre besoin du changement ? Cela, oui, je le pourrais, avec une assez bonne fille, mise en défiance par la cruauté lâche des mâles, énervée de misères physiques qui font pour elle du spasme un supplice, d’ailleurs irritable et fantasque, de l’alcool plein le sang, de la tendresse aussi, et qui a un béguin pour moi, le seul béguin que j’aie inspiré à une de ses pareilles.
Mais voilà : je ne suis pas assez riche pour satisfaire à des exigences qu’elle ne montre pas, mais pourrait témoigner ; pas assez bohème pour vouloir une vie irrégulière, qui désolerait ma mère, une vie sans beauté, sans idéal et sans amour avec une femme étrangère. Car que resterait-il, l’éclair de plaisir éteint ?
Le collage ? Bien plutôt alors le mariage, qui fonde un foyer, accepte des devoirs, crée de la vie. J’y ai pensé. Mes ouvertures ont été repoussées. A tort ? Non. Je suis jeune, je suis pauvre, je suis inconnu. Quels parents n’auraient peur et ne refuseraient de vouer leur enfant au hasardeux lendemain ? Mais cet échec m’atteint profondément. C’est la première crise de ma vie sentimentale : elle ulcère mon amour autant que mon amour-propre. Elle détermine et précipite mon envie de me marier.
J’ai vingt-trois ans, pas même. Et cette frémissante, cette maladive faim de tendresse que ne peut combler l’étreinte d’une fille complaisante ou d’une prostituée à la pièce. Ah ! Madame de Warrens, que n’êtes-vous là pour me dorloter, comme ce Jean-Jacques que vous avez bercé dans vos bras, « Maman » si indulgente pour votre « Petit » !… Une passion discrète, un cœur d’automne, savoureux et chaud, l’épanouissement d’un beau corps qui ne veut pas vieillir et que de jeunes caresses avivent : une femme intelligente et bonne, libérée d’esprit, sensuelle avec grâce… Parmi les veuves, les séparées, ou ces femmes mariées qui savent se conquérir une demi-liberté, n’en est-il pas une qui ait pitié de ce long adolescent fiévreux, épris de toutes les femmes, éperdu des mille baisers qu’il voudrait donner et recevoir ?
Non. Alors resterait la seule, la presque impossible solution : se faire chaste par principe, raison, santé. Encore la science a-t-elle deux voix, selon les médecins : l’abstinence, affirment les uns, est mère des vertus fortes ; elle est contraire à la nature, répliquent les autres. A tout le moins faudrait-il, — pour dérivatif, — la saine fatigue des sports violents ; moi qui les déteste : sauf le cheval, trop coûteux !
Que d’aspirations inconciliables créées par l’éducation autant que par la société : dédale d’impulsions, impasses de désirs ! Je veux une femme pure et ne trouve que des animaux sexués. Je rêve l’amour romanesque et de partout la plus plate, la plus terne médiocrité me répond. Oui, plus j’y pense, la marraine de Chérubin, la madame de Warrens de Jean-Jacques me sauveraient. Elles assoupliraient ma sauvagerie ombrageuse, me déferaient de ma timidité pleine d’orgueil, me façonneraient pour le monde que je redoute et dédaigne. Dans ma raideur, elles mettraient de la grâce ; elles souffleraient sur le château de cartes de mes idées préconçues : par elles, je communierais avec les autres femmes et les autres hommes. Tandis que je suis seul, et que je me construis des systèmes abstraits d’existence, un idéal catégorique que chaque jour décevra.
Le mariage : est-ce que tout ne m’oriente pas vers cette solution prématurée ? Car encore faudrait-il se marier avec les garanties qu’assurent le milieu adéquat, les suffisantes ressources, des âmes semblables, l’encadrement familial et social, tout ce qui abrite et soutient deux très jeunes êtres lancés dans ce redoutable inconnu de vivre à deux, avec les enfants qui naîtront.
Si encore je consentais à ce que ma mère me cherchât une fiancée. Mais non ; puisqu’a priori je redoute — Dieu sait pourquoi — une jeune fille niaise, frivole, prétentieuse. Un louable scrupule me fait écarter l’hypothèse — douteuse au reste — d’un parti avantageux. J’ai la fierté des pauvres et ne veux rien devoir à ma femme : je prétends travailler pour elle et la nourrir ; il y a du Rousseau en moi, oui, de son orgueil, de sa misanthropie ; et aussi son amour jaloux de la vérité et de la simplicité. Une femme de notre société sera, je m’en persuade, hypocrite, pour le moins convenue. Elle me traînera dans les salons, ce que j’abhorre. Sans fortune, elle me lassera de ses plaintes envieuses pour ses toilettes ; riche, elle m’humiliera de sa supériorité. Où avais-je pris cette certitude ? Je ne sais trop. Elle devait décider de mon sort.
Le mariage ? Tout m’y pousse : le dégoût des voluptés médiocres, l’écœurement de mon métier vide. Il me semble que je l’ennoblirai en le vouant au gagne-pain d’une famille. Lorsqu’on émarge cent et quelques francs apportés chaque mois par le garçon de bureau dans un petit sac de cuir vert, où l’on remet les gros sous — pourboire d’usage — ; lorsqu’on a écorné son mince patrimoine, et qu’on ne demande rien à celle qu’on épouse sinon d’être vaillante et douce, à la vérité, c’est folie !
Qu’apportais-je sinon des résolutions de fidélité et de dévouement, une crédulité entière à ce que la Loi et la Morale attribuent au caractère auguste du mariage ? Car du moins cette justice, je puis me la rendre : je crois à la gravité de ce lien que sanctifie à mes yeux l’union, trop tôt brisée par la mort, de mon père avec ma mère. Je sais qu’épouser c’est renoncer à toutes les convoitises, pour reporter à une seule l’hommage d’une tendresse et d’un dévouement qui ne se partagent pas. Et si je cherchais bien, dans ce parti-pris d’échapper à l’ambiance qui me pèse, je découvrirais un candide souci de remonter à mes origines paternelles, si modestes : je me réclame intérieurement de ma grand-mère Marie-Anne, dont les rudes mains me mirent au monde, de mon grand-père Antoine, jadis cultivateur et maréchal des logis de gendarmerie, puis colon à Milianah. Méconnaissant la loi de l’ascension des familles, je crains, ingénument, de me mésallier en épousant une jeune fille trop « bien pensante ».
Dicté par une telle partialité, mon choix, fatalement, sera fort imprudent. Et encore, est-ce bien sûr ? La passion ne m’aveugle pas. J’apporte seulement cet élan affectueux que la société bourgeoise juge préférable à l’amour. Ne puis-je, par miracle, tomber bien, rencontrer chez un être simple, faute de mieux, l’intelligence du cœur ? Il s’agit d’une telle loterie ! Heureux ou malheureux, on ne le sait qu’après, car se connaît-on auparavant ? Il faut en convenir, nos mœurs ne facilitent au jeune homme ni l’amour ni le mariage. Elles ne le préparent point à la vie.
La mère la plus tendre, surtout parce qu’elle était tendre, ne pouvait m’objecter qu’insuffisamment les risques trop certains que j’encourais ; il eût fallu l’autorité morale d’un père. Point de parents, point d’amis pour intervenir. Je devais donc, malgré les représentations maternelles, commettre cette erreur. Tout allait l’aggraver : les divergences de race, de milieu, de caractère, de mentalité, et cette impossibilité d’adaptation d’où naît la plus formelle incompatibilité d’humeur.
Certes, en partant pour Arles, dans le dessein d’épouser une jeune parente de mon ami Fernand Beissier, j’étais loin de deviner l’avenir : treize ans de vie commune finalement empoisonnée, suivie de vingt années de séparation.
Je soupçonnais moins encore que dans les torts imputables à une telle mésentente, j’aurais surtout à me reprocher des générosités perdues. Que ce soit l’excuse de mon erreur ; elle fut toute de bonne foi, et je l’ai payée comme un crime.