Le printemps tourmenté
IV
Un premier roman : que de choses on veut y mettre ! On a tout à dire ; les idées se pressent comme les moutons à la porte de la bergerie ! Ce gros bouquin, mal composé, écrit d’abondance, fut, je crois bien, le plus révélateur de mon tempérament.
Aucun souci de plaire, de réussir ne l’a pomponné, lustré, châtré. C’est plutôt bien le désir inverse, un besoin de s’affirmer en choquant les idées reçues, qui lui donne cette franchise d’accent, ce verbe brutal. Je n’ai pas lu pour rien Zola que j’admire depuis l’Assommoir, bien que mes véritables maîtres d’esprit soient les Goncourt et Alphonse Daudet.
C’est toute mon enfance algérienne, mes années de bagne à La Flèche, mes ambitions de début que j’ai versées là, en vrac. Tous Quatre est pour moi ce que David Copperfield est à Dickens. Sous la part de fiction obligatoire, c’est ma sensibilité personnelle qui anime ces pages ; ce que j’ai vu, observé, senti, aimé, ce dont j’ai joui : mes élans passionnés vers la femme, mes déceptions, mon rêve de gloire, mes goûts, mes amitiés. Aucun de mes livres n’est autant moi. L’art y manque, mais la vie et son trop-plein s’y reflètent, malgré les défauts qui crèvent les yeux : le réalisme grossier qui faisait alors la mode, une fausse perversité qui était bien la marque d’un écrivain jeunet, la pléthore d’un cerveau qui a beaucoup emmagasiné, mais à qui manquent l’équilibre et l’ordre, tout étant jeté là frémissant, vif, et cru, sur le papier.
Tous Quatre m’absorba pendant des nuits et des nuits. Les soirées seules m’appartenaient : alors, jusqu’au lendemain, j’oubliais le bureau ; disparus, les fantoches de la pièce empouâcrée de tabac ; abolis, les énormes registres, mon cauchemar. Sous la lampe d’huile et dans son rond de lumière douce, je pouvais, à travers les mystérieux petits hiéroglyphes de l’écriture, voir se lever d’innombrables images de tristesse, de beauté, de désirs, de regrets. Des êtres réels et fictifs, dédoublés ou recomposés, vivaient leur vie fantomale ; des événements s’enchaînaient selon la trame logique des effets ou des causes, brisée net par le caprice du hasard ou le coup de foudre de l’accident.
Quelle volupté j’éprouvais à pénétrer dans la nuit de plus en plus silencieuse ! Les rumeurs du quartier, les bruits de la maison s’étaient éteints depuis longtemps : les ténèbres de la ville m’enveloppaient de leur velours sombre ; la solitude me révélait son âme de mystère ; j’étais, dans mon cercle de clarté limpide, comme le gardien du phare dans un ciel sans limites. Je sentais peu à peu, avec la petite fièvre lucide du travail, s’alléger la pesanteur de mes membres, je n’étais plus que nerfs, pensée vibrante, esprit désincarné. Ce sont là les ivresses du premier livre : je vivrais mille ans sans les oublier.
Seulement, il y a le bureau. Je n’ai pas les qualités ponctuelles d’un commis d’ordre. Je compulse autant de gros registres qu’il y a de directions au Ministère, et, contre toute logique, j’attribue à l’Enseignement supérieur ce qui ressortit à l’Enseignement primaire, ou réciproquement. De plus, mes répertoires, jamais à jour, fourmillent d’erreurs. Mon sous-chef finit par me trouver tout au plus bon pour mettre, sous sa dictée, les suscriptions de ses adresses de lettres ; et, comme il faut bien m’utiliser, on confie les gros registres à un nouveau, et on me met aux copies. Besogne enfantine, où mes maudites distractions trouvent encore le moyen d’assigner à un professeur nommé à Brest le poste de Carpentras, ou de donner à M. un Tel les palmes d’officier de l’Instruction publique quand il n’a droit qu’à celles d’officier d’Académie. Les bureaux qualifiés protestent. Ainsi je me cantonne exclusivement dans certaines copies, dont le triplicata, parfaitement inutile, va s’enfouir, sans jamais être réveillé d’un profond sommeil, dans des cartons poudreux et séculaires. Henry Roujon, je l’atteste, y mit de la bonté ; et sans sa protection…
Fernand Beissier m’ouvre une revue, oui, une revue à couverture jaune, qu’un fonctionnaire du Ministère édite pour des familles et des abonnés de province. J’y glisse de temps à autre quelques articulets, sous le pseudonyme bizarre de Paul Violas, jusqu’au jour où je compromets la stabilité de l’Administration et mets en émoi les lecteurs en annonçant que Louis Capazza a résolu le problème de la direction des ballons. Désormais on ne m’insérera plus qu’avec méfiance. J’ai cependant le bonheur d’écrire quelques lignes sur le Crépuscule des Dieux d’Élémir Bourges, que m’a signalé Sainte-Croix ; et voilà le point de départ de ma plus fidèle amitié : trente-deux ans déjà !…
Car Élémir Bourges prend la peine de venir me remercier, et son remerciement où il s’ingénie à me faire plaisir, est royal : il procure à Tous Quatre un éditeur, le sien, Albert Savine, sous le prête-nom de Giraud. J’ai la rare, l’immense chance de me voir publié, et même payé : deux cent cinquante francs ! Comme cet argent prit pour moi une autre couleur, une autre beauté que celui de mes appointements mensuels : car je l’avais vraiment gagné, avec un labeur noble ; je pouvais en être fier et je l’étais !
Ma gratitude envers Élémir Bourges se doublait de mon admiration pour lui. Le Crépuscule des Dieux, cette tragique histoire d’amour, de gloire et de sang, contée dans un style admirable de force et d’éclat, m’avait émerveillé. La personne de Bourges, son élégance morale, son érudition raffinée, le charme et la sûreté de son commerce furent pour moi le plus grand des bienfaits. J’avais soif de vénération, et rien ne devait ni ne pouvait décevoir le culte tendre que je vouai dès lors à cette âme héroïque.
Je me rappelle les conseils qu’il me donna, après avoir lu ce gros manuscrit dont le réalisme cru devait l’offusquer : et si je n’ai su les suivre tous, du moins leur influence m’a-t-elle été salutaire. Presque à part dans mes livres, avec ses audaces, Tous Quatre m’apparaît significatif par sa conception précoce et désenchantée de la vie. C’est l’histoire de deux ménages liés d’amitié : Matarel, gros bourgeois frotté de littérature, réussit ; Tercinet, artiste morbide, rate son œuvre et sa vie ; et tandis que le couple Matarel savoure les basses jouissances de l’argent, les Tercinet, minés d’usure nerveuse, vont pauvrement s’éteindre dans le Midi.
Ce livre atteste le triomphe des égoïstes et des médiocres, qui sont la foule, contre les purs artistes, qui sont la minorité. Il montre aussi le châtiment du rêve chez un être d’élite : la maladie de la volonté et l’impuissance d’agir. Matarel, lui, a agi, vulgairement, mais l’action porte en elle sa récompense, et ce gros homme de plaisir a le succès qu’il mérite.
Mon orgueil d’avoir écrit un vrai livre s’amplifiait de l’orgueil de caste que m’inspirait cette année féconde. Aux Névroses de Rollinat publiées l’an d’avant, succédaient les Blasphèmes de Richepin. Ferdinand Fabre, dans Lucifer, donnait une réplique à son bel Abbé Tigrane. Léon Cladel, dont les Va-nu-pieds lus au Champ du Pin avaient fortement frappé mon imagination, Léon Cladel publiait ; Kerkadec, garde-barrière. Enfin, trilogie à mes yeux splendide, la Sapho de Daudet, la Chérie d’Edmond de Goncourt, le Germinal de Zola éclataient au-dessus des discussions passionnées.
Le choléra pouvait sévir à Paris, je planais au-dessus de si misérables préoccupations, de beaucoup plus haut que sur la Tour de 300 mètres projetée alors par l’ingénieur Eiffel pour l’Exposition de 1889. Entendre Delaunay jouer Octave, au Théâtre-Français, dans les Caprices de Marianne et Mlle Marsy débuter dans le Mariage de Figaro, me plongeaient dans un inlassable ravissement.
Quelques écrivains trouvaient alors, au Ministère de l’instruction publique, un havre de grâce, et tous assurément furent meilleurs fonctionnaires que moi : Jules Case, qui publiait de sincères et pénétrants romans de vie moderne, Antony Blondel, l’auteur de Camus d’Arras et du Bonheur d’aimer ; Maupassant, Paul Ginisty avaient touché barre aux bureaux de la rue de Grenelle ; le pur poète Léon Dier, y gagnait dignement sa vie.
Un bonheur m’arriva. Mes cartons, mes paperasses et moi déménageâmes au rez-de-chaussée, dans un recoin qui me donnait l’illusion du chez moi et me soustrayait à mes collègues maniaques. Camille de Sainte-Croix voisinait table à table. Que de causeries ! Des visites lui venaient : Alfred Vallette qui allait publier le Mercure de France, Félix Fénéon, son regard fin et sa barbiche yankee. Camille de Sainte-Croix avait écrit deux savoureux récits romanesques : La Mauvaise aventure et plus tard Contempler. Il rêvait aussi de lancer un journal, il y parvint : ce ne devait pas être le dernier. Ce journal s’appela le Croquis, il était à plusieurs pages et illustré. Sainte-Croix, batailleur, y publia une série à l’emporte-pièce intitulée Nos Farceurs, très dure aux contemporains et à leurs succès.
En ce temps-là, les glaces des devantures me renvoient la silhouette funambulesque du romantique que je reste. Si j’ai coupé mes longs cheveux, trop voyants, je plagie la mise d’Élémir Bourges ; et des gilets de velours bouton d’or, gris-argent ou violet-évêque, agrafés dans le dos, me cuirassent somptueusement. Les boutons qui leur manquent ponctuent, comme des grains de réglisse, mon veston à col droit, à la fois liturgique et séculier. L’effet discuté que je produis m’inspire, tout ensemble, de la confusion et de la vanité : se singulariser est, pour les jeunes gens, une telle ivresse !
J’avais quitté la rue de la Cerisaie, trop éloignée, pour un appartement au second, rue Bonaparte. Après le mur compact du Ministère, c’était, autre horizon barré, une triste cour et des façades de suie. Du moins il y aurait assez de place pour l’enfant attendu, ma fille Ève, que sa sœur Lucie suivit de près. Dates claires, heures douces ! Je crois revivre l’attendrissement que m’inspirait leur faiblesse, et ce besoin tendre de protéger, à peine existants et déjà menacés, ces petits souffles humains.
Ai-je assez joui, aussitôt, du premier éveil de la vie en leurs prunelles vagues, et assez su voir, jour à jour, l’obscur développement de l’être gonflé de lait à travers ses cris et ses langes ? Peut-être étais-je bien jeune pour cela. Peut-être faut-il que l’ignorance de l’homme y soit initiée par l’amour de l’épouse ? Peut-être faut-il qu’on soit deux à se pencher, en souriant, sur un berceau ? Il se peut que l’ineffable beauté du mystère enfantin ne me soit apparue que beaucoup plus tard, en voyant mes fils, beaux enfants de l’amour, tendres fruits de ma dernière jeunesse, suspendus au sein d’une autre mère. Il se peut que le grand bonheur apporté par mes filles m’ait alors semblé tout naturel, et que je n’en aie pas assez remercié un Dieu inconnu.
Du moins ai-je eu l’immédiate intuition des devoirs qui m’attacheront à elles par une création incessante de leur esprit et de leur conscience. Leur gentillesse, leur grâce de délicates poupées vont ravir en moi l’orgueil de la paternité et le souci de les voir grandir heureuses. Si semblables, et si différentes, quelle place tinrent bientôt dans mon existence ces créatures de ma chair ! Quel intérêt portai-je bientôt à leurs jeux, à leurs peines, à leur santé ! De plus en plus ai-je compris, intensément, ce qu’elles représentaient pour moi, à mesure que, leur cœur et leur intelligence se formant, associées de plus en plus à mon destin tourmenté, consolatrices de mes chagrins, raison d’être de mon travail, mes « grandes » fussent devenues mes inséparables amies d’âme.
Quant au fils que j’ai tant souhaité, et attendu si longtemps en vain d’une seconde union, l’ironie du sort ne l’accordera qu’à ma troisième étape, vingt-six ans plus tard. J’aurai des cheveux gris quand compagne printanière de mon automne, ma bien-aimée et courageuse Yvonne me donnera, le 19 août 1913, notre petit, Yves-Paul. J’aurai des cheveux blancs quand naîtra, le 6 mai 1916, notre petit Antoine dont le nom, à travers son grand-père le général, rappelle son simple et probe bisaïeul Antoine Margueritte, le soldat-laboureur, chef de notre lignée.