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Le règne de la bête

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CHAPITRE VII

L’homme vers qui Charles se hâtait s’appelait Robert Abry. Du même âge tous deux, ils s’étaient connus au lycée et, depuis la fin de leurs études, ils avaient conservé des relations amicales quoique le second n’eût jamais subi l’aberration révolutionnaire où le premier s’égara.

En effet, Abry avait été élevé selon la foi par un père et une mère profondément catholiques. Il comptait à peine dix-sept ans lorsqu’il les perdit. Aucun parent ne lui restait et, comme il ne possédait nulle fortune, il aurait connu la misère si un bon prêtre, son confesseur, ne lui avait procuré un emploi de secrétaire d’un patronage fort peu rétribué mais dont, vu la modicité de ses besoins, il s’accommodait pour vivre. D’ailleurs même eût-il gagné des sommes notables qu’il les aurait destinées à secourir les pauvres, car il n’ignorait pas qu’un coffre-fort bien garni entrave fatalement l’âme dans son essor vers En-Haut.

Réduisant donc sa dépense au plus strict nécessaire, se privant à l’occasion, il goûtait une joie très pure à donner tout ce qu’il épargnait sur ses minces appointements. En dehors du temps que lui prenaient ses fonctions, il remplissait avec exactitude ses devoirs religieux, pratiquait l’oraison mentale à Saint-Sulpice et à Notre-Dame-des-Victoires, ou, s’il restait chez lui, se nourrissait l’esprit de livres supersubstantiels, par exemple l’Imitation et les œuvres de Sainte-Thérèse. Ce mode d’existence lui était si naturel qu’on l’aurait beaucoup étonné en lui disant qu’il formait une exception dans un monde où les affriandés qui recueillent, d’une main dévotieuse, le crottin d’or semé par les attelages de la Finance, coudoient les insensés qui se figurent servir la cause de la civilisation en cultivant les mœurs porcines d’une société pour laquelle renifler l’odeur des plus gras détritus et réjouir ses instincts constitue le suprême idéal.

Abry était de ces simples dont il est dit, dans l’Évangile, que le Royaume des Cieux leur appartient. Mais sa candeur s’alliait au bon sens que développent, dans une âme droite, l’observation, sans forfanterie, des commandements de Dieu et de l’Église et l’habitude de la vie intérieure.

La prière et la contemplation des choses éternelles lui méritaient une limpidité de jugement qui se manifestait autant par l’exemple que par le conseil. C’est pourquoi même des orgueilleux, enclins à taxer d’enfantillage son catholicisme, aimaient à prendre ses avis.

Il en allait ainsi de Charles. A maintes reprises, il avait trouvé du réconfort auprès de ce méditatif dont le caractère différait tant du sien. Sans s’ouvrir tout à fait, il lui avait laissé entrevoir quelques-unes des plaies dont il souffrait. Mais il gardait le silence sur les idées meurtrières qui s’étaient installées au plus sombre de son orgueil. Néanmoins, si incomplètes qu’eussent été ses confidences, elles révélaient une âme tellement malheureuse, un cœur si solitaire qu’Abry en avait frémi de pitié. Il avait su trouver les paroles qu’il fallait pour consoler un peu Charles. Celui-ci se cabrait à la seule pensée de se tourner vers Dieu. Cependant Abry était parvenu à lui faire concevoir, à certains moments de détresse totale, que peut-être, par delà cet univers de ténèbres et de désespoir où il se débattait, régnaient les splendeurs d’une aurore de mansuétude et de pardon. — Par suite, il était assez logique que Charles, frappé de la coïncidence entre les propos mystérieux balbutiés par Chériat et ce qu’il savait des convictions de Robert, eût recours à ce dernier dans un cas où sa propre expérience ne lui fournissait qu’incertitudes et sourdes terreurs.

Mais il faut bien spécifier qu’en agissant de la sorte, il demeurait sur la défensive en ce qui concernait son désarroi personnel, étant trop endurci d’orgueil, trop imbu de son droit à détruire pour soupçonner l’horreur du crime où l’Esprit de malice le poussait…

La rue d’Ulm, où Robert Abry occupait deux chambres, n’est guère éloignée de la place Médicis. Tout en parcourant cette brève distance, Charles s’étonnait des mouvements contradictoires qui lui désordonnaient l’âme une fois de plus.

— C’est bizarre, se dit-il, quand je suis sorti de chez mon père, j’étais décidé à jeter la bombe car je ne puis plus tolérer mon inertie parmi les brigandages et les mensonges dont il s’est fait l’apologiste. Comment donc, M. Mandrillat ne croit pouvoir mieux compléter l’éducation républicaine de son fils qu’en lui proposant de moucharder au profit des radicaux… Après cet outrage, j’hésiterais à frapper ?… Mais qui frapper ?… Ah ! je ne sais pas, mais c’eût été à coup sûr quelqu’un des maîtres de l’heure présente. Je voyais déjà la chose comme faite et je préparais les discours de mépris que je cracherais à la face des cabotins sinistres chargés par les gens du pouvoir de jouer cette comédie scélérate, qu’ils appellent — par dérision sans doute — la justice. Puis quand je fus auprès de ce malheureux Chériat, surtout lorsque je l’entendis proférer ses invocations superstitieuses, je me suis senti tout faible et tout hésitant — j’ai dû me débarrasser de la bombe. Pourquoi cette lâcheté ? Et pourquoi aussi vais-je chez ce brave Robert, comme s’il pouvait m’être auxiliateur dans la crise que je traverse ? Lui, un catholique voué aux chimères enfantines dont les prêtres lui gavent l’intelligence, il est absurde de supposer qu’il me comprendra. Et pourtant chaque fois que je cause avec lui, la flamme obscure qui me consume s’apaise, la haine de tout et de tous qui me ronge fait trêve. D’où lui vient cette influence ?… Ah ! je sais, c’est qu’il est bon. Et qui donc, sauf lui, me témoigna de la bonté ? D’un autre côté, je trouve humiliant de ne pas me suffire à moi-même, moi qui m’étais juré de tenir quiconque à l’écart du surhumain que j’envie de créer en moi. Ce n’était pas la peine de prendre pour règle de conduite le précepte d’Ibsen : « L’homme le plus libre est celui qui est le plus seul. » Allons, je ne suis pas près de réaliser ce héros…

Ce monologue fiévreux le mena jusqu’à la porte d’Abry. Comme il sonnait, il se demanda encore :

— Lui parlerai-je de la bombe ? Oh ! non, car j’en fabriquerai peut-être une autre et je veux garder secret le coin de mon âme où germe la plus équitable des vengeances. Je lui demanderai seulement de venir voir Chériat.

Robert vint ouvrir. Il n’eut besoin que d’un coup d’œil pour remarquer l’agitation de Charles. Aussitôt il s’empressa, devinant, à démêler l’angoisse qui lui contractait le visage, que des peines insolites bourrelaient le jeune homme.

— Que t’arrive-t-il donc, s’écria-t-il, jamais je ne t’ai vu pareillement bouleversé ! Dis-moi vite si je puis faire quelque chose pour toi.

Charles se taisait, promenant ses regards autour de lui. La chambre était humble et paisible : quelques meubles de sapin vernis ; sur une planche, des livres de piété. Au mur, un Crucifix ouvrait ses bras miséricordieux. Il s’en détourna aussitôt, s’assit sur une chaise comme écrasé par une fatigue immense et demeura, quelque temps, la tête basse. On eût dit qu’il avait oublié le motif de sa visite.

Abry se garda de multiplier les interrogations.

Il avait l’expérience de ce caractère aussi passionné qu’ombrageux de qui les élans alternaient avec de brusques reprises de mélancolie taciturne. Il fallait attendre que Charles s’expliquât, car trop d’empressement l’aurait offusqué.

Enfin le jeune homme se décida :

— Voici pourquoi je suis venu, dit-il. Tu connais Chériat ; tu sais qu’il se meurt de la poitrine et que, bientôt, tout sera fini pour lui.

— Non, pas tout, interrompit Robert à mi-voix.

— C’est ton opinion, je n’ai pas à la discuter, et, au contraire, je crois qu’en ce moment, tu pourrais lui rendre service.

— Je ne demande pas mieux, répondit Robert que cette requête étonnait, mais je ne saisis pas de quelle façon.

En effet, il se souvenait que, parmi les ennemis de l’Église, le poitrinaire s’était montré l’un des plus violents et que quand tous deux s’étaient rencontrés, il avait mis une insistance fielleuse à bafouer le catholicisme.

Charles exposa brièvement qu’il avait recueilli Chériat, que celui-ci, presque à l’agonie, avait prononcé quelques mots qui permettaient de supposer une préoccupation religieuse. Il cita même les vers de saint Ambroise balbutiés par le moribond. Puis comme s’il avait honte de s’en être ému, il prit soin de spécifier que s’il s’était résolu à consulter Abry, c’était par un sentiment analogue à celui qui l’aurait conduit dans une pharmacie pour y solliciter une potion calmante.

— Naturellement, ajouta-t-il, j’ai eu beau réfléchir, je n’ai découvert que toi qui puisses lui procurer l’illusion dogmatique dont il semble éprouver le besoin.

En prononçant cette dernière phrase, il n’avait pas l’intention de froisser son ami : il obéissait, en toute franchise, aux préjugés dont on l’avait imbu.

Si Robert avait été un polémiste, il aurait relevé cette bizarre lacune qui faisait que les doctrines vantées par les révolutionnaires comme pourvoyant à toutes les nécessités de la vie intellectuelle et morale, pèchent en un point essentiel, puisque l’un d’eux se trouvant à l’article de la mort, en était obligé de requérir un catholique qui l’assistât contre la grande épouvante. Mais d’âme trop chrétienne pour pratiquer l’ironie, il ne songeait qu’à remercier mentalement la Providence qui envoyait un rayon de sa lumière dans les ténèbres où gisait le malade et qui le désignait peut-être lui-même pour contribuer à son salut éternel.

Ses yeux bleus, qu’illuminait la paix de la conscience, se fixèrent sur le Christ en croix et, spontanément, il murmura : Domine, non sum dignus, sed tantum dic verbo et sanabitur anima sua.

Mi-touché, mi-remué d’un étrange malaise, Charles l’observait avec curiosité. Rien qu’au contact de ce croyant, il s’était senti moins triste et moins torturé. Et cependant, dès qu’il entendit les paroles latines, il eut un sursaut d’irritation. Des serpents s’agitèrent en lui, tandis qu’un sombre éclat de rire retentissait au fond de son cœur.

Il se leva et demanda d’un ton sec :

— Eh bien, viendras-tu ?

— Certes ; si tu veux je t’accompagnerai tout de suite.

— Non, attends à demain. Chériat changera peut-être d’idée… Je ne voudrais pas avoir l’air de l’influencer.

— Mais s’il persiste, dit Robert en lui posant la main sur le bras et en le regardant bien en face, me laisseras-tu lui amener un prêtre ?

— Un prêtre !…

Charles hésita : son horreur de la soutane le portait à refuser. Mais il réfléchit qu’une concession prouverait de la tolérance. Il haussa les épaules comme pour affirmer que ce détail lui importait peu et déclara :

— Si Chériat le désire, flanque-toi d’un prêtre. Seulement, tu me préviendras. Je ne tiens pas à être témoin de…

Il allait dire : de ces simagrées mais il se reprit :

— De l’entrevue… Ainsi, à demain, dès que tu seras libre, et au revoir.

Il avait hâte de s’esquiver, se courrouçant à la pensée que, mû par un désir d’effusion, qu’il taxait maintenant de lâcheté, il avait failli révéler son tourment à ce Robert, adepte de ce qu’il considérait comme une basse superstition.

Abry n’essaya point de le retenir : ce n’était pas la première fois que Charles lui donnait le spectacle de ses revirements. Mais il eut l’intuition que leur colloque n’en resterait pas là.

En effet, Charles avait déjà franchi le seuil, lorsque, se retournant, il surprit tant de sollicitude apitoyée dans le regard de son ami que sa superbe dut fléchir. Cédant à une de ces détentes d’âme, qui lui étaient coutumières auprès d’Abry, il revint sur ses pas et s’écria :

— Je suis affreusement malheureux !

— Oh ! mon pauvre, dit l’autre en lui pressant les mains et en le faisant rasseoir, crois-tu donc que je ne m’en suis pas aperçu ?… Que je voudrais, Dieu aidant, te consoler un peu. Je ne suis pas bon à grand’chose mais enfin je t’aime et je ne demande qu’à t’être utile.

— Je le sais, répondit Charles qui s’attendrissait, mais si je te confie mes peines, je crains que tu ne te mettes à me réciter ton catéchisme ou ton Évangile ou tout autre de tes bouquins ascétiques… Or, j’ai besoin, comprends-tu, de paroles vivantes et non de textes arides.

— Ah ! très cher, tu ignores — et ce n’est pas de ta faute — que les plus vivantes des paroles sont contenues dans cet Évangile que tu redoutes… Mais, poursuivit Robert avec un rire amical, rassure-toi, je ne t’alléguerai aucun de mes bouquins, comme tu dis. Nous causerons de cœur à cœur et puissé-je panser tes blessures.

Charles ne savait de quelle façon commencer. Une impulsion irrésistible venait de lui faire crier sa souffrance. Pourtant, quoiqu’il il y eût là une affection toute fervente qui ne demandait qu’à se manifester, il hésitait de nouveau. Ses incertitudes recommençaient à le lanciner. Il voulait étaler sa détresse. Et d’autre part, son orgueil lui insinuait qu’il était plus viril de celer en lui, comme un cercueil sous la pierre d’une tombe, les songeries funèbres où il s’était perdu. Puis il redoutait d’aller trop loin dans ses confidences et, à aucun prix, il n’entendait révéler à Robert le dénouement lugubre qu’il méditait de donner à la tragédie dont il était le théâtre.

Le biais qu’il prit pour solliciter un conseil, sans s’ouvrir tout à fait, fut le suivant.

— Pourquoi donc, demanda-t-il, es-tu si calme et sembles-tu si heureux ? Tu es pauvre, seul dans l’existence et tu n’as jamais connu ces joies sensuelles qui procurent, à ce que certains prétendent, l’oubli de ce monde stupide où, sous le nom d’hommes, se démènent tant de bêtes cauteleuses ou féroces. Faut-il t’envier ou te plaindre ?

Es-tu un privilégié dont l’intelligence plane tellement au-dessus des cloaques où barbotent nos contemporains que leurs cris de rage et leurs grognements de volupté n’arrivent pas jusqu’à lui ? Es-tu un incomplet de qui la foi émoussa définitivement les sensations ?

Robert fut d’abord un peu dérouté par ces questions. Mais il comprit vite que si Charles les lui posait, c’était parce qu’il ne pouvait concevoir la sérénité d’un chrétien, et surtout parce que, sans qu’il se l’avouât, son âme fiévreuse cherchait un refuge où déposer ses inquiétudes.

La réponse était aisée à faire.

— Comme toi, comme tous, dit le catholique, je suis fils de la chute et je porte le fardeau du péché originel. Comme toi, comme tous, je suis tenté constamment et je céderais à mes passions si je n’avais appris à me vaincre.

— Mais, reprit âprement Charles, ce que tu nommes tes passions, ce sont tes penchants les plus irrésistibles. Tu les dois à la nature : en les combattant, c’est elle que, par une aberration puérile, tu tentes d’abolir.

— Je n’essaie pas d’abolir la nature. Dieu nous voulut tels que nous sommes. Mais il a voulu aussi que nous soyons libres de nous racheter par la foi dans une destinée supérieure à celle que semble nous désigner la nature telle que, laissée à elle-même, elle agit sur la terre. Vois-le ce Dieu, là, sur cette croix. Il nous ouvre ses bras tout grands et il nous demande de nous hausser jusqu’à la plaie adorable de son cœur… Si c’est un privilège, tout homme de bon vouloir peut l’acquérir.

Une conviction ardente rayonnait de ces paroles qui furent d’ailleurs prononcées très simplement ; Charles en fut presque sur le point de reconnaître que les sophismes de la raison humaine étaient fort peu de chose en regard des certitudes formulées par la foi. Mais son amour-propre n’admettait pas une défaite aussi rapide. Se raidissant pour dissimuler le défaut de sa cuirasse, il demanda :

— Qu’est-ce qu’un homme de bon vouloir ?

— Celui qui dompte l’orgueil, principe de tous les péchés.

— Et comment le dompter ?

— Par la prière.

— Et qu’est-ce que la prière ?

— C’est à la fois un acte d’humilité, l’aveu que nous ne pouvons réduire la nature sans le secours d’En-Haut et un appel à ce secours.

— Encore, pour prier, repartit Charles, faut-il croire au surnaturel. Je n’y crois pas.

Robert soupira :

— Tu n’y crois pas et c’est, hélas, ton malheur. Pourtant il nous enveloppe de toutes parts. Qui l’écarte comme divin tombe cependant sous son joug ; mais alors c’est qu’il est diabolique. L’orgueil s’empare de l’incroyant ; il s’imagine qu’il se suffit à lui-même ; il s’estime supérieur au commun des hommes ; il se targue de sa fière solitude pour les mépriser et bientôt les haïr. Il pèche contre le précepte de Notre-Seigneur : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

— Ainsi, dit Charles avec amertume, il faudrait s’humilier, aux pieds d’une Divinité incompréhensible ; il faudrait ensuite aimer tous ces gredins et tous ces imbéciles qui peuplent l’univers pour vivre heureux ? Jamais je n’admettrai cela. Je veux les frapper…

Il s’interrompit et se prit à rêver. Maintenant il s’étonnait d’avoir supposé qu’une intelligence asservie à la religion comme celle de Robert pourrait lui donner un conseil efficace. C’est un bon garçon, pensa-t-il, mais les prêtres l’ont chaponné. J’étais par trop naïf, espérant de lui autre chose que des maximes de lâcheté. Mais je ne retomberai plus dans mon erreur. Ni Robert ni personne ne connaîtra mon secret… L’homme le plus libre est celui qui est le plus seul : Ibsen a raison.

Il se redressa. Un orgueil sauvage lui durcissait la face. Il se revit jetant la bombe et criant sa joie de faire souffrir l’humanité. La révolte se peignit, si formidable, dans ses yeux et dans toute son attitude que Robert épouvanté recula.

— Nul autel, s’écria-t-il, ne me verra m’agenouiller.

J’ai pris conscience de ma force dans cet orgueil que tu réprouves. Ton Dieu et ton diable je les laisse aux âmes d’esclaves que leurs instincts effraient. Les hommes m’ont meurtri ; je leur rendrai au décuple le mal qu’ils me firent. Oui, puisque la nature a voulu que le règne de l’humanité ce soit le règne de la bête, je serai une bête farouche et splendide et malheur à qui se mettra en travers de mon chemin. En avant !…

Il dit et s’élança dehors sans regarder son ami.

Seigneur, Seigneur, murmura Robert en écoutant le bruit de ses pas décroître dans l’escalier, venez à son aide. N’induisez pas en tentation cette pauvre âme si malade. Ayez pitié de lui !

Il se prosterna devant le Crucifix et se mit en prière.

Dans la rue, Charles allait d’une marche inégale. Tantôt il courait presque, tantôt il ralentissait pour considérer le ciel où des nuées fuligineuses, que chassait le vent d’hiver, galopaient, semblables aux songes d’un fiévreux. Quelques étoiles, qui scintillaient faiblement çà et là, lui parurent les rires ironiques de l’infini nocturne. Il les détesta puis ramenant ses regards sur les affairés qui encombraient les trottoirs, sur les tramways bondés qui suivaient la chaussée, il se dit :

— Un geste, un geste de ma main et tous ces misérables hurleront de douleur…

Il repartit au hasard, enfilant des ruelles, arpentant des avenues, franchissant des ponts, traversant des esplanades désertes, coudoyant la foule, sur des boulevards pleins de rumeurs et de lumières. A un moment il pensa qu’il avait bien fait de jeter à l’égout le projectile à système d’amorce et il résolut de fabriquer une bombe à renversement. Puis toute formule précise s’effaça de son cerveau. Il lui parut que son âme se résolvait en une brume rougeâtre où brillait, seule, comme un phare aux mornes clartés, l’idée fixe du meurtre.

Il allait, il allait parmi les ombres et les prestiges de la ville. Ainsi dut errer Caïn la nuit qui précéda le fratricide…

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