Le règne de la bête
CHAPITRE V
Cette entrevue qu’il vient d’avoir avec son père suscite en Charles une houle d’idées sombres. Suivant les rues qui le ramènent à son logis, il se rappelle ce qu’il a souffert depuis le jour où il prit, pour la première fois, conscience de lui-même. Elle ressuscite, dans une clarté morose, son enfance soumise à des pédants qui lui inculquaient, d’une voix ennuyée, des bribes de savoir coriaces. On l’avait bourré de notions hétéroclites d’après les « plus récentes découvertes de la science » et on l’avait, par-dessus tout, mis en garde contre la morale chrétienne. Il avait, de la sorte, appris que l’Église exploite l’humanité en lui serinant des fables absurdes et en l’affolant par la menace d’un croquemitaine surnommé Dieu. Quant aux prêtres, ils constituaient, lui affirma-t-on, une association de malfaiteurs dont la République avait pour objet principal de déjouer les ruses et de réprimer les brigues.
L’histoire lui fut accommodée à la sauce Aulard. On lui enseigna que la Révolution avait inauguré une ère de bonheur universel où bientôt tous les citoyens occuperaient leur existence à festoyer parmi des victuailles sans cesse renouvelées et des ruisseaux de vin. Lorsqu’il demanda quelle entité miraculeuse présidait à l’évolution vers cette godaille infinie, on lui répondit que c’était le Progrès. Il salua respectueusement l’idole mais ne put s’empêcher de remarquer que nul indice n’apparaissait de l’âge d’or promis aux capacités digestives de ses contemporains ; et il s’enquit des paroles magiques grâce auxquelles s’accomplirait le bienheureux sortilège. On lui montra la devise : liberté, égalité, fraternité, peinte sur toutes les murailles. Il l’admira beaucoup mais, dans le même temps, il constata plusieurs choses, et entre autres celles-ci : qu’il y avait des gens coupables de ne point posséder de domicile et que, pour ce fait, on les fourrait en prison ; que si le bulletin de vote d’un savetier, à peine sûr de son alphabet, équivalait au suffrage d’un marchand d’escarpins en gros muni de diplômes, le premier se nourrissait de charcuterie arrosée d’absinthe, tandis que le second combinait sur ses menus ce que les règnes végétal et animal offrent de plus savoureux. Il objecta aussi qu’au collège, les plus forts rossaient les plus faibles, particulièrement les jours où ceux-ci avaient conquis les premières places par des dissertations où les immortels principes de 89 et l’adoucissement des mœurs étaient célébrés. Ensuite de quoi, il soupçonna que les mots fétiches : liberté, égalité, fraternité impliquaient, peut-être, des blagues.
Il soumit ce fruit de ses observations à son pédagogue qui se fâcha tout rouge, le traita de raisonneur et lui ordonna de copier vingt fois la liste des Droits de l’Homme.
Charles fut dérouté car, depuis son sevrage, on lui prescrivait, comme l’article capital des Droits de l’Enfant, l’exercice de sa raison.
Néanmoins, il rédigea le pensum, le remit à son Mentor, puis se risqua timidement à demander pourquoi l’état de guerre subsistait entre les peuples, étant donné que divers philanthropes leur conseillaient la paix avec une persévérance touchante. Il lui fut alors certifié que c’était là un vestige des époques barbares qui ne tarderait pas à disparaître sous l’influence de la télégraphie sans fil, des ballons dirigeables et des discours prononcés à La Haye par un certain Pot dit Latourelle des Brisants.
Quoique mal convaincu, il cessa d’interroger. En récompense, des Plutarques, spéciaux pour ce genre d’apologie, lui vantèrent les Phocions et les Aristide qui avaient fondé la République ou qui la maintenaient. On lui forma un Panthéon où l’affable Robespierre voisinait avec Marat, ce doux médecin, un peu trop enclin à la saignée, mais si brillant des flammes généreuses du jacobinisme.
On lui dénombra les vertus des législateurs de 48 ; on lui signifia notamment d’avoir à vénérer l’illustre Glais-Bizoin. Vinrent ensuite les héros engendrés par Marianne troisième, surtout ces incomparables Sémites : Crémieux qui sauva la France en émancipant les Juifs d’Algérie et Gambetta, venu de Gênes tout exprès pour proférer le cri sublime : Le cléricalisme, voilà l’ennemi !
Enfin, pour couronner tant de beaux enseignements, pour bien lui prouver que la métaphysique allemande était la plus propre à former le cœur et l’intelligence d’un jeune Français, on alla jusqu’à Kœnisberg gratter la carcasse de Kant afin d’en extraire ce précepte : Charles devait toujours se conduire de façon à ce que ses actes pussent servir d’exemples et lui mériter l’approbation d’une divinité mystérieuse qui acceptait le sobriquet d’Impératif Catégorique. — Ayant rempli leur tâche, les pédagogues se retirèrent, comblés de certificats élogieux. Et Charles inaugura sa jeunesse par la publication, à ses frais, d’un dithyrambe — en vers libres comme il sied — où, paraphrasant des dires célèbres, il exalta la révolte de l’individu contre les lois oppressives et la proclama le plus saint des devoirs.
C’était, du reste, la première fois de sa vie qu’il employait le mot de devoir. Jusqu’alors on ne lui avait parlé que de droits. L’antithèse entre tous ces droits dont on l’avait imbu et ce devoir qu’il venait de se découvrir fut, pour lui, pleine de charmes.
Cette éducation, tout en formules pompeuses et délétères, lui faussa donc le jugement, sans encore lui endurcir le cœur. Car il souffrit d’un grand besoin d’affection qui, naturellement, ne trouva pas à se contenter dans sa famille.
Sa mère était trop absorbée par les compotes et les recettes d’entremets pour saisir la détresse aux yeux de son enfant. Elle ne sut que lui donner, du bout des lèvres, quelques froids baisers et lui proposer des friandises lorsqu’il venait à elle pour quémander un peu d’amour. De son père, il comprit vite qu’il ne fallait rien attendre : le gros homme était trop enfoncé dans les sapes et les intrigues. Pendant des semaines, il ne s’inquiétait de Charles non plus que s’il n’eût jamais existé ou bien, s’il s’apercevait de sa présence, il lui posait des questions saugrenues sur ses études, n’écoutait pas les réponses et s’éloignait après avoir recommandé au précepteur de l’armer contre « l’obscurantisme ».
Charles ne put davantage s’attacher au cuistre desséché qui le régentait. D’autre part, les mœurs de ses condisciples, bruyants et vulgaires, voués aux journaux sportifs et aux photographies d’actrices, lui inspiraient de la répugnance. Refoulé sur lui-même, il prit l’habitude de sceller au plus profond de son être ses rancœurs et ses rêves. Il afficha du calme et de la réserve alors qu’en son particulier, il brûlait d’épancher son âme ardente. Ce volcan sous cette glace le ravagea au point qu’il devint presque incapable de s’exprimer autrement que sous une forme ironique. Puis il y avait trop d’écart entre la vie telle qu’il l’avait espérée et le monde tel qu’il se révélait à lui.
Il ne tarda guère à s’apercevoir que sous ces déclamations à la gloire de la démocratie dont les échos retentissaient autour de lui, se dissimulaient de fort laides réalités. Observant les aigrefins jaboteurs qui écumaient, avec son père, les eaux sales de la politique et de la finance, leurs vilenies et leurs trahisons, il fut obligé de comparer la République à un vaisseau monté par des pirates en croisière devant toutes les embouchures d’où pouvaient sortir des galions.
Le plus âcre mépris à l’égard de ces flibustiers lui corroda le cœur. Puis il prit en haine cette société bourgeoise, saturée de matérialisme et qui tolérait, avec une complaisance plus ou moins avouée, leurs rapines.
Il conçut quelque espoir de reconquérir un idéal, le jour où les théories anarchistes l’attirèrent. Mais la déception ne tarda point. Il ne trouva, parmi ces soi-disant redresseurs de torts, que des sots chimériques ou d’adroits dupeurs de pauvres. Oui, ces Don Quichotte qui feignaient de partir en chevauchée pour la conquête de la justice, n’étaient que des Sancho dont le Barataria se symbolisait par des auges médiocrement pleines d’épluchures, des charabiaïsants turgides comme Jules Greive, des casseurs de noix vides comme Jean Sucre, de fielleux débitants de vitriol révolutionnaire comme Jourry.
Cette désillusion nouvelle développa dans l’âme de Charles les instincts destructeurs éveillés en lui par le contraste entre les sophismes dont on avait nourri son enfance et les méfaits des politiciens pervers qui bestialisaient la France sous couleur de la plier aux vertus républicaines. Il lacéra sans merci les systèmes et les doctrines auxquels il avait cru quelques moments. Puis quand il les eut réduits en lambeaux, il éprouva une joie farouche à constater tant de ruines.
— Les hommes, se dit-il, sont des singes obscènes et gloutons mais moi, est-ce que je leur ressemble ?
C’est alors que l’esprit d’orgueil entra en lui et ne cessa de lui chuchoter de ténébreux conseils :
— Vois, insinuait-il, tu es enfermé dans une caverne sans issue et dont la voûte de granit s’abaisse, peu à peu, sur ta tête. A palper ceux qui grouillent à tes côtés, dans l’ombre, tu as vérifié que c’étaient des animaux difformes. Tu as compris l’incurable sottise de ce troupeau barbotant. Tu connais l’envers et l’endroit de ce qu’ils appellent le bien et le mal. Tu n’es pas fait pour étouffer sous les détritus dont ils encombrent ton cachot. Eh bien, lance la foudre, prouve en frappant ces ébauches d’humanité que tu leur es supérieur car, sache-le, les hommes n’admirent que les Maîtres qui les fouaillent. — Ils inscriront ton nom dans leurs annales et tu seras semblable à un Dieu !…
Charles écoutait avidement la voix insidieuse. Des idées de meurtre se déversèrent en noires cataractes dans son âme. Il se complut à s’imaginer tel qu’un dispensateur de cataclysmes, qui, d’un geste de sa main vengeresse, épouvanterait les peuples.
— Ah ! s’écria-t-il, je voudrais allumer la cartouche de dynamite qui ferait éclater le globe et en projetterait les débris jusqu’aux étoiles !…