Le règne de la bête
CHAPITRE VIII
Les puissances mauvaises ne laissent guère de répit aux malheureux êtres dont elles font leurs victimes. Charles l’éprouva qui, ayant refusé la main secourable tendue par Abry, ne pouvait que hâter son destin sous l’aiguillon de la colère et de l’orgueil.
Quelques semaines avaient passé depuis sa rencontre avec le catholique. Et ce fut à fabriquer une nouvelle bombe qu’il les employa. Il avait consigné sa porte aux Greive, aux Sucre, aux Jourry car les vaticinations burlesques de ces camelots de la foire au bonheur lui étaient par trop insupportables. Outrés de son dédain, les sectaires répandirent le bruit qu’il désertait la cause… Jourry saisit, avec empressement, ce prétexte de le dénoncer comme un traître qu’il fallait flétrir. Une réunion fut organisée dans ce but et on le somma de s’y rendre. Il n’en eut cure. Alors on lui signifia, par lettre recommandée, son exclusion du parti. Il jeta au feu le papier déclamatoire en haussant les épaules.
Que lui importaient les soupçons et les injures. Mieux que tous les discours, la bombe n’allait-elle pas démontrer ce que vaut le vouloir d’un solitaire résolu à l’action ?
Chez lui, il tolérait encore les visites de Paul Paulette et de Louise afin qu’ils donnassent des soins à Chériat. Toutefois, il évitait de leur parler ; et lorsqu’il devenait absolument nécessaire qu’il le fît, c’était sur un ton si bref, en leur opposant un visage si fermé que tous deux n’osaient le presser. L’atmosphère tragique, qui régnait autour de lui, les mettait mal à l’aise ; ils vivaient dans l’attente de quelque catastrophe.
Il avait aussi tenu l’engagement pris de permettre que Robert assistât le moribond. Mais craignant la clairvoyance de cet esprit dont la mansuétude perspicace l’irritait, il esquiva toute conversation, ou bien il s’absentait aux heures où il sut que Robert devait venir.
Du reste, une fois l’engin terminé, prêt à éclater, il ne demeura presque plus au logis. Une inquiétude fébrile le chassa par les rues. De l’aube au soir, du soir à l’aube, il battait la ville, tournant et retournant cette pensée unique :
— Maintenant, où vais-je jeter la bombe ?
Ce qu’il voulait, c’était que son crime eût une signification symbolique, qu’il s’imposât comme un châtiment infligé aux soutiens d’un état social où — d’après le sophisme qui lui déformait l’âme — quelques maîtres, usant de ruses médiocres, exploitaient un troupeau d’esclaves abêtis par une longue hérédité d’obéissance à la coutume et à la loi.
— Quel que soit le parti que je prendrai, se disait-il, que je punisse ceux qui commandent ou ceux qui se soumettent, l’acte sera efficace car les uns et les autres ont besoin d’apprendre, à leurs dépens, qu’il existe des mâles capables de se hausser hors du marécage où ils barbotent.
S’exaltant de la sorte, il ne concevait ni l’horreur du sang versé, ni les palpitations des membres mis en lambeaux par les éclats de sa bombe, ni les plaintes des mutilés, ni l’épouvante et le reproche dans les yeux, écarquillés par l’effroi, des morts. L’éducation, tout abstraite, toute conforme aux principes de la Révolution, qu’il avait reçue, l’avait habitué à se représenter l’humanité comme une série de chiffres qui, additionnés, multipliés ou divisés donnent un total, un produit ou un quotient plus ou moins conformes à ce credo de la démocratie : les droits de l’homme et du citoyen.
La seule différence qui se marquât entre son aberration et celle des apôtres de la folie individualiste c’est que ceux-ci se félicitaient des résultats obtenus par l’application à la France de leur algèbre anti-sociale tandis que Charles, leur élève, tenait l’équation pour mal posée et s’apprêtait à en modifier brutalement les termes.
Et pourquoi aurait-il hésité ? Ne lui avait-on pas appris à écouter uniquement sa raison ? Or, de par cette raison prépotente, il estimait qu’il y avait lieu de rétablir le problème sur d’autres bases. Qui pouvait trouver étrange que pour y arriver, il effaçât un ou plusieurs chiffres ?
Cette horrible chimère lui était devenue si habituelle que quand il imaginait les incidents qui suivraient l’explosion de la bombe, c’était pour se voir en train d’expliquer la beauté de son geste devant un tribunal vaguement admiratif ou pour composer l’attitude qu’il prendrait au pied de l’échafaud lorsqu’il lancerait à la foule des paroles historiques, autres bombes qui ne manqueraient pas de faire merveille.
Pauvre cœur en proie au démon d’orgueil ! — Et pourtant, il y avait des minutes où il entendait s’élever, en lui, une voix suppliante qui réclamait pour ses semblables. Mais il se blâmait vite de cette faiblesse et il se posait de nouveau la question sinistre :
— Qui frapperai-je ?…
Une après-midi de janvier, Charles suivait les quais qui bordent la rive droite de la Seine. C’était par un de ces jours de ciel bleu-pâle, de soleil aux rayons doucement argentés, de givre scintillant et d’air vif qui font une éclaircie dans les brouillards visqueux où s’emmitoufle trop souvent l’hiver parisien. Il avait dépassé l’Hôtel-de-Ville et remontait le cours du fleuve vers l’Estacade. Un peu las, il s’arrêta en face de l’île Saint-Louis et s’accouda au parapet.
L’eau ondulait, verdâtre et trouble et s’engouffrait, parmi des remous écumeux, sous les arches des ponts. Dans les alvéoles des bateaux-lavoirs amarrés à l’autre rive, des blanchisseuses riaient et jacassaient en frappant leur linge à grand bruit. Sur le bas-port, que dominait le jeune homme, on travaillait également. Des rouliers menaient de lourds attelages ou déchargeaient des tombereaux de gravats. Des mariniers goudronnaient la carène de chalands rangés les uns contre les autres. Sur le tillac, des femmes cuisinaient ou raccommodaient des prélarts. Un peu plus loin, une grue à vapeur, allongeant en oblique son col mince, pivotait sur sa plate-forme, sifflait, soufflait, vidait maintes bennes de sable dans une cale béante. — Tous, mariniers, charretiers, débardeurs, mécaniciens de la grue, ménagères et lavandières vaquaient gaîment à leur besogne, en échangeant des propos goguenards.
Charles ne put s’empêcher d’opposer cet insouci laborieux à sa morose oisiveté. Le souvenir lui vint d’une vieille estampe reproduite par un périodique qu’il avait feuilleté naguère. Elle représentait un homme, en costume espagnol du XVIe siècle, et de qui la figure exprimait l’ennui et le chagrin. Assis sur une sorte de pouf à franges, il élevait ses bras au-dessus de sa tête comme pour s’étirer. Mais, au lieu de mains, deux becs aigus sortaient de ses manchettes brodées, s’enfonçaient dans sa chevelure et lui fouillaient le crâne.
Charles se murmura la légende inscrite au bas de cette gravure : « Je ne fais rien et je me ronge la cervelle. »
— C’est bien cela, pensa-t-il avec dépit, ce peuple goûte la joie d’un travail utile. Nul de ces manœuvres ne se rend compte qu’il est une dupe et un exploité. Ils accomplissent leur tâche quotidienne, plaisantent, mangent, boivent, dorment et recommencent le lendemain sans se demander si la société est bien ou mal faite et s’ils ne pourraient pas améliorer leur sort… Sont-elles enviables, ces brutes dont nul songe de révolte ne troubla jamais l’intelligence rudimentaire ?…
Aussitôt l’esprit d’orgueil lui chuchota :
— C’est toi qui es enviable, vivant dans un monde d’idées fières dont l’accès reste interdit à ces maupiteux.
Il acquiesça. Cependant cette arrogante vantardise ne réussit pas à le rasséréner. Au surplus, comme les neuf-dixièmes des socialistes de parlotes, il ignorait et méprisait le vrai peuple. Pour les entrepreneurs de félicité publique, le prolétariat se constitue, en effet, d’imbéciles nuageux et de braillards altérés à qui l’on verse, chez les mastroquets électoraux, des boissons violentes et des diatribes égalitaires et qu’on tient adroitement à l’écart dès qu’ils ont servi l’ambition de leurs meneurs.
Charles n’en était pas tout à fait là puisqu’il n’avait jamais désiré le moindre mandat politique. Néanmoins, en sa qualité « d’intellectuel » il méconnaissait la grandeur — superbe d’être inconsciente — de ces humbles, dont les mains rugueuses ébauchent, dont les épaules massives supportent des civilisations. Il ne voyait pas luire le foyer d’amour au cœur du peuple. La résignation des pauvres, la solidarité admirable qui les unit aux jours d’épidémie et de famine, leur idéalisme touchant qui, même détourné des voies divines par d’odieux banquistes, ne cesse d’aspirer à un Éden où il n’y aurait pas de malheureux et où régnerait la Justice, tout de leurs vertus lui échappait. Il les assimilait à cette bourgeoisie aussi égoïste qu’obtuse, qui soit qu’elle feigne la foi, soit qu’elle propage l’incrédulité, fomente, depuis cent ans et davantage, cet abaissement des caractères, ce matérialisme bestial par où notre époque mérite la définition qu’en donna un humoriste : l’Age du Mufle.
Il ne percevait pas non plus le contraste entre ce peuple, demeuré presque sain malgré l’alcool, le socialisme et le café-concert, et cette soi-disant aristocratie qui ne se plaît qu’aux rigaudons et aux fanfreluches, qui révère tout banquiste habile dans l’art de la réclame, qui s’accouple aux Juifs, qui, parmi ses gambades, inflige à Notre-Seigneur, l’outrage de prières superstitieuses, sans humilité ni repentir sincère.
Bien plus, le fiévreux rêveur avait considéré, au cours de récentes explorations à travers le faubourg Saint-Antoine, les taudis ignobles où la Ville-Lumière entasse ses pauvres. Les tristes femmes d’ouvriers traînant leurs guenilles devant des étalages de nourritures nauséabondes, les enfants anémiques et livides qui encombraient les trottoirs l’avaient fait frissonner. Mais se reprochant ce mouvement de pitié tout instinctif, il tira du navrant spectacle la conclusion que leur docilité cause leurs maux. Il conçut, un moment, l’idée atroce de jeter la bombe sur ces infortunés pour les punir de ce qu’il appelait leur obéissance servile aux préjugés que la bourgeoisie leur inculquait, sous couleur d’ordre social.
Cette velléité démoniaque n’eut que la durée d’un éclair. Mais le seul fait qu’il l’ait subie prouve à quel point ce déplorable produit des hautes études républicaines avait perdu le sens même de l’humanité.
Maintenant, redressé contre le parapet, il promenait autour de lui des regards vides. Il ne voyait pas le fleuve roulant ses eaux, d’un cours majestueux. C’est en vain que Paris se faisait, par hasard, souriant. C’est en vain que le soleil se jouait, en reflets chatoyants sur la façade enfumée des maisons. C’est en vain qu’une fine brume mauve noyait les lointains et flottait, comme un rêve, autour de la flèche de Notre-Dame aperçue par-delà les toits de l’île Saint-Louis. Il n’appréciait pas le charme de ce paysage urbain. A force de vivre muré en lui-même, ses sens s’étaient, pour ainsi dire, oblitérés. Rien ne l’émouvait plus de la vie ambiante que les sensations susceptibles d’accroître sa rancœur. Lorsque, d’aventure, l’idée fixe du meurtre faisait relâche dans son cerveau gorgé d’images funèbres, il pliait sous une mélancolie telle que l’on peut la comparer à ces chapes de plomb qui accablent certains damnés dans un des cercles de l’Enfer vu par Dante.
Ce jour-là, il se débattait contre une sourde envie d’éclater en sanglots, qui lui labourait le cœur, tant sa tristesse devenait intolérable. Puis le lugubre refrain reprenait, comme un glas d’épouvante et de damnation :
— Qui frapperai-je ?…
Comme il se posait, pour la centième fois, la question, deux ouvriers le bousculèrent qui discutaient si chaudement qu’ils négligèrent de s’excuser. L’un, — c’était un menuisier barbu, habillé de velours à côtes, — querellait l’autre, un plombier, vêtu de toile bleue et qui portait en bandoulière une trousse pleine d’outils.
Le menuisier disait en brandissant sa varlope :
— Bougre d’empaillé, tu en es encore à croire que Legranpan aime le peuple ! J’t’écoute qu’il l’aime… A peu près comme le gargotier aime les poules dont il coupe le sifflet dans sa basse-cour. Je te dis : Legranpan, c’est un bourgeois… pareil à tous les bourgeois… Faudrait le descendre.
Au nom de Legranpan, Charles tressaillit comme si c’était là le mot qu’il fallait pour fixer ses incertitudes. Machinalement, il se mit à suivre les deux ouvriers et à prêter l’oreille aux propos qu’ils échangeaient à tue-tête.
Le plombier répondit : — Comment ça, le descendre ? C’est-il que tu voudrais qu’on l’estourbisse ?… J’en suis pas.
Et le menuisier : — Mais non, espèce de gourde, le descendre du pouvoir. C’est ça que je veux t’introduire. Il y a assez longtemps qu’il fait son beurre avec sa clique. Dans le temps, quand il écrivait ses articles, il nous promettait la justice et des tas de profits pour le cas où les radicaux décrocheraient la timbale du gouvernement. Ben, v’là deux ans qu’ils la tiennent la timbale aux pots-de-vins et qu’est-ce que nous y avons gagné, nous autres ? La peau ! Tâte mes poches : les toiles se touchent. C’est-il pas vrai que les salaires diminuent et que le tarif des vivres augmente ? Ma femme, elle dit qu’il n’y a plus moyen d’approcher de la bidoche. Et tout le reste, c’est comme ça…
— Tout de même, reprit le plombier, peut-être bien que Legranpan fera voter les retraites ouvrières. Il l’a promis…
— Il l’a promis ! C’te bonne blague : bien sûr qu’il l’a promis. Les bourgeois, c’est leur truc de promettre tout ce qu’on veut ! Demande-leur la lune, ils te répondront : « Mon ami, on s’occupe de la coloniser à votre bénéfice. » Pour tenir, ça fait deux… Mais rappelle-toi donc ces fameuses retraites ouvrières, c’était avec la galette ratiboisée aux congrégations qu’on devait remplir la caisse pour les faire fonctionner. Ben, où qu’il est le milliard des congrégations ? Ne manque pas de poches où il s’a englouti, mais c’est pas les nôtres.
Plus d’un pourrait dire où qu’il a passé. Colle-toi ça dans le ciboulot, c’est que les gas chargés de rafler les picaillons des moines et des bonnes sœurs, ils se sont dit : « Ça c’est de l’argent liquide, et puisque c’est nous les liquidateurs, nous nous l’appliquons. » Pour l’ouvrier, il se tape — comme toujours.
— C’est tout de même vrai, grogna le plombier, fallait ouvrir l’œil à la manigance, on était averti. Je me rappelle que j’ai lu, dans le temps, un article de la Libre Parole où Drumont prévenait les ouvriers qu’ils seraient roulés par les radicaux à propos de cette affaire du milliard. Drumont, c’est un sale calotin, tant que tu voudras, mais, tout de même, il avait raison.
— Sans doute, mais ça se ramène à ce que je te disais tout à l’heure. Puisque les radicaux se sont offert notre bobine et que c’est Legranpan qui est leur grand moutardier, faut le supprimer. Trop connu Legranpan, qu’on le fiche au rancart et passons à d’autres.
— Et qui ça ?
— Pardié, un ministère rien que de socialistes, qu’on voie un peu ce qu’ils ont dans le ventre, ceux-là, depuis leur des années que nous leur faisons la courte-échelle…
Charles n’en écouta pas plus long.
Laissant ces pauvres diables s’illusionner, une fois de plus, sur les bienfaits qu’ils se promettaient de la mascarade socialiste, il ralentit le pas, se disant :
— Ils voient juste ces simples. Supprimer Legranpan… ce serait un acte d’une portée admirable. Oui, le supprimer, non pas le « renvoyer à ses chères études » comme l’entend la niaiserie plébéienne. Mais l’abolir d’une façon — effective !
Il fit de la main un geste coupant comme pour raser un obstacle, tandis qu’un feu sombre s’allumait dans ses prunelles.
Il était arrivé sur la place de la Bastille.
La foule grouillait autour de lui ; les tramways et les omnibus menaient tapage. Au sommet de cette colonne qui témoigne d’une des plus remarquables duperies dont le peuple ait été la victime, le Génie de la Liberté enlevait dans un rayon de soleil, sa silhouette d’équilibriste romantique.
Charles ne voyait rien que son idée :
— Supprimer Legranpan, répéta-t-il en un ricanement farouche, pulvériser ce scélérat, ses mensonges et ce qui lui reste d’intelligence, projet grandiose !… — Or donc, à toi la bombe, César de la radicaille ! Toi qui te vantes de mener tes séides à la baguette, je vais t’apprendre ce que c’est qu’un homme libre.
Il fit volte-face et, piquant droit sur son domicile, se mit à courir le long du boulevard Henri IV.
Son parti était pris.