Le règne de la bête
CHAPITRE III
Parmi les ouvriers qui façonnent des matériaux pour construire cette Tour de Babel : la société sans Dieu ni maître de l’avenir, il faut compter plusieurs générations.
Ce furent d’abord les faux sages du XVIIIe siècle qui préconisèrent l’aberration fondamentale dite, en leur patois, perfectibilité de l’homme, entre autres, le fou bucolique et acariâtre Jean-Jacques Rousseau.
Puis viennent les dévots à Sainte-Guillotine, les protagonistes du drame burlesque et funèbre à la fois qu’on appelle la Révolution.
Suivirent les artisans des régimes bourgeois depuis cent ans. Ceux-là prétendaient asseoir leur domination par le maintien de la plèbe dans le respect du principe d’autorité. Comme s’ils ne lui avaient retiré toute vertu efficace en niant son origine surnaturelle, en développant le culte de l’individu, en favorisant la manie égalitaire. Seule, l’Église pouvait donner la vie et la durée aux institutions humaines. Or elle fut réduite aux fonctions d’un mécanisme administratif dont le clergé dut huiler les ressorts sous le contrôle de l’État.
Conséquence : les systèmes politiques essayés tous les trois lustres tombèrent en pièces les uns après les autres, pareils à des pantins dont un névrosé facétieux eût coupé les ficelles.
Quand la société bourgeoise en fut arrivée à ce degré de vermoulure où ses étais ne tenaient plus que par accoutumance, les partis républicains se mirent sur elle comme des champignons vénéneux sur une charpente humide. Et, en même temps, les tarets du judéo-maçonnisme précipitèrent leurs sapes. Ces parasites répandaient une puanteur telle que beaucoup d’âmes en furent suffoquées. Mais à ceux qui réclamaient contre cette pestilence, il fut répondu que c’était, au contraire, une bonne odeur de progrès dont, faute de perfectibilité, ils ne savaient apprécier les baumes.
Alors la postérité des philosophes pullula.
Tout le monde, ou à peu près, voulut régénérer l’humanité. Il y eut les socialistes qui cuisent des briques au foyer de l’enfer, pris, par eux, pour un four intensif du modèle le plus récent. Il y eut les anarchistes qui triturent le cambouis dont les gonds des portes de la Géhenne sont graissés, croyant gâcher du mortier pour l’édification du temple où l’homme s’adorera lui-même.
La Tour monta, elle monte encore, elle montera jusqu’à l’heure où le souffle du Saint-Esprit renversera le sanctuaire dérisoire et purifiera la face de la terre…
Écoutons parler quelques-uns de ces possédés qui ne se doutent pas que le Mauvais affûte leurs outils et vérifie, en architecte méticuleux, les plans de leur bâtisse.
Charles Mandrillat reçoit une fois par semaine, dans son appartement de la Place Médicis, certains révolutionnaires venus là aux fins de divaguer sans contrainte. Ce ne sont ni les disciples d’un fabricant de panacée sociale, assemblés pour recueillir les préceptes du maître, ni des politiques se concertant pour l’élaboration d’un programme. Chacun d’eux demeure incarcéré dans son orgueil, se mire dans ses seuls rêves, refuse de se subordonner à qui que ce soit. Un lien toutefois les unit : la haine de l’autorité, que celle-ci se formule dans un dogme ou qu’elle s’abrite derrière un gendarme soigneusement nourri d’athéisme. Ils se trouvent d’accord tant qu’il s’agit de souhaiter, avec rage, l’abolition des idées religieuses ou la destruction du capitalisme, de vilipender la famille ou de trépigner sur la patrie. Mais dès qu’ils ont cessé d’exhaler leurs fureurs, ils ne pensent plus guère qu’à cultiver l’hypertrophie de leur Moi. Affirmer l’excellence de leur personnalité, tel est le soin presque unique auquel ils se livrent. Aussi leurs colloques se ramènent-ils le plus souvent à une série de monologues où le Moi s’enfle comme une montgolfière pleine de fumées impétueuses. Les uns se montrent intelligents, les autres bornés ; tous flottent parmi les nuages de l’abstraction et prennent pour les accords précurseurs de l’harmonie future les ricanements de la bise diabolique qui les emporte.
Un de ces anarchistes, inclus dans les bras d’un fauteuil, au coin de la cheminée où du coke crépite, pérore en étirant les fils d’une dialectique coriace :
— Moi, je pense qu’en aucun cas nous ne devons nous grouper pour une action commune. Je n’admets pas que l’individu se contraigne, même pendant une demi-heure, à une entente qui restreindrait son initiative.
Cet homme libre, nommé Jean Sucre, s’est rendu l’esclave des mille peines qu’il prend pour s’assurer que personne ne l’influence. Une raie prétentieuse partage sa chevelure. Glabre et blondasse, il parle d’une voix tranchante sans détourner les yeux de la cigarette que pétrissent le pouce et l’index de sa main gauche.
Jules Greive, ex-cordonnier devenu l’apôtre du Rien dans une feuille qui se veut le Moniteur de l’Anarchie, tête ronde et rase, face adipeuse que coupe une moustache en brosse de caporal-clairon trois fois rengagé, proteste. S’étant donné la mission de maintenir la pureté de la doctrine, il n’admet pas qu’on empiète sur son domaine.
— Moi non plus, rétorque-t-il, je n’entends pas qu’on restreigne les initiatives. Seulement, si plusieurs camarades se sont mis d’accord pour un acte de propagande, qui les empêche de manœuvrer ensemble, le temps d’obtenir un résultat ? Bien entendu, personne ne commanderait, et aussitôt le but atteint, le groupe se dissoudrait afin d’éviter tout ce qui ressemblerait à une organisation permanente.
Un troisième, maigre et long, serré dans une guenille, qui fut une redingote noire, objecte :
— Et si pendant que le groupe agira, il vient à l’un de ses membres une conception nouvelle touchant le moyen de réussir, l’expulsera-t-on ou le suivra-t-on ?
— Pas du tout, répond Greive, ceux qui seront d’avis que son idée est bonne l’aideront, les autres poursuivront le projet primitif.
Sucre ricane :
— Et si sur dix individus, supposons, dont se composera le groupe, il y en a neuf qui, en cours d’exécution, changent d’avis, que fera-t-on ?
— Chacun tirera de son côté, affirme Greive, mais il n’est pas probable que les choses en viennent là.
— Oh si, au contraire, c’est très probable. Et nous en avons fait l’expérience chaque fois que nous avons tenté de nous grouper. J’en reviens donc à ce que j’ai dit : que chacun travaille de son côté, à démolir la patraque sociale. Après, on verra… D’ailleurs, Greive, je m’étonne que tu me contredises, toi qui passes ta vie à excommunier quiconque parle d’organisation.
Désarçonné, Greive chercha une échappatoire :
— Dans la société future… commença-t-il.
— Pardon, laissons la société future en repos. Ni toi, ni moi ne savons comment elle se comportera…
— Occupons nous du présent, s’écrie un quatrième interlocuteur qui, trapu et hirsute, faisant clignoter ses petits yeux vairons bordés de rouge, multiplie les signes d’impatience, depuis quelques minutes.
Charles intervient :
— Vous rappelez-vous de quoi il était question ? demande-t-il du ton le plus calme.
Tous durent faire un effort pour s’en souvenir. Il en allait toujours de même. Ils commençaient par délibérer sur une donnée plus ou moins positive. Puis leur penchant à l’abstraction reprenait bientôt le dessus et c’étaient alors des bavardages infinis où chacun, sûr de soi, visait au penseur.
Les voyant embarrassés, Charles ne put s’empêcher de sourire. Éclaircie brève car sa physionomie reprit immédiatement l’expression de tristesse qui lui était coutumière.
Cependant Jourry, l’homme aux yeux rouges, dit d’une voix sourde et comme à regret :
— Il s’agissait de fabriquer des bombes.
Les autres se taisaient, évitant de se regarder comme si les images de meurtre évoquées par cette phrase leur eussent causé du malaise.
— C’est Chériat qui a proposé cela, dit Sucre avec une sorte de répugnance.
Le maigre à la redingote minable se dressa. Avançant sa mâchoire prognathe où se clairsemaient des dents ébréchées, il proféra :
— Parfaitement, c’est moi. Voilà plus de dix ans que nous n’avons fait danser les bourgeois sur l’air de la dynamite. Depuis que les parlementaires ont voté leurs fameuses lois de répression, les anarchistes se tiennent cois : ils ont peur. Mais moi, j’en ai assez de crever de faim. Mourir pour mourir, je veux me venger de cette ignoble société.
Or, les babillards de tout à l’heure gardaient de plus en plus le silence. Cette invitation trop nette à l’assassinat les gênait. Ils voulaient bien argumenter, à perte de salive, sur les bienfaits du terrorisme. Ils n’éprouvaient point de scrupule à verser l’esprit de révolte dans les cervelles obtuses de la plèbe. Mais tout acte décisif, qui les aurait sortis du monde de chimères où ils se cloîtraient, leur était importun. Puis des arrière-pensées, plus personnelles, ne laissaient pas de les retenir.
— Tu vas trop vite, Chériat, dit enfin Greive, tu oublies qu’au temps de Ravachol et de Vaillant, le peuple ne nous a pas compris. Au lieu de se soulever comme nous l’espérions, il s’est mis contre nous avec les bourgeois. Nous devons lui inculquer les principes…
Mais le maigre, plein d’amertume :
— Quels principes ? Je n’en connais qu’un seul : tout jeter par terre. Et puis est-ce que tu te figures, par hasard, que les ouvriers lisent tes articles ! Ah ! là, là, les boniments du compagnon Greive sur l’individualisation de la solidarité !… Ils aiment mieux un bon de soupe. Et toi, Jourry, avec ta manie de coller des étiquettes subversives dans les vespasiennes, tu t’imagines préparer la révolution ? Non, ce que je me tords quand je découvre un de tes petits papiers ! Et toi, Sucre, qui donnes des conférences, à l’université populaire de la rue Mouffetard, sur l’esthétique du Vinci ! Demande donc un peu aux chiffonniers et aux apprentis-tanneurs de ton auditoire leur opinion sur le sourire de la Joconde. Ils te répondront qu’ils s’en fichent éperdument. Paie-leur une absinthe — sans sucre. Ce sera plus sérieux que de les scier avec tes tirades sur « le relèvement du peuple par la compréhension des chefs-d’œuvre ». Rien qu’à répéter cette baliverne dont tu te gargarises, si volontiers, je sue, ma parole.
A cette apostrophe, Sucre haussa dédaigneusement les épaules. Mais les deux autres se sentaient piqués au vif. Heureux du prétexte que Chériat leur fournissait de jaboter, ils s’épandirent en un flux de mots vagues. Greive soutenait que la théorie c’est de l’action. Il préparait, disait-il, un agrégat évolutif où les besoins individuels se proportionnaliseraient aux contingences communautaires. Trouant cet opaque galimatias de cris vindicatifs, Jourry vantait ses travaux et soutenait qu’il faut instruire le peuple par endosmose, vocable qu’il avait cueilli dans un traité de vulgarisation à bon marché et dont il aimait à s’emplir la bouche.
Naguère Chériat aurait pris part à la logomachie car bourdonner dans le vide avait été l’un de ses plus intenses plaisirs. Mais la misère l’éprouvait si fort depuis quelques mois que les hurlements de son estomac lui avaient presque rendu le sens de la réalité. Il détestait ses contradicteurs à les considérer gesticulant et lâchant des cascades de niaiseries pompeuses. Surtout l’air de mépris supérieur affecté par Jean Sucre l’exaspérait.
— Vous êtes des fantoches, déclara-t-il, tandis que Greive et Jourry reprenaient haleine. Pas un de vous n’oserait appliquer la doctrine qu’il prêche. Tant qu’il s’agit de déclamer sur des tréteaux de réunions publiques, on vous trouve. Mais si l’on vous proposait seulement de desceller un pavé pour construire une barricade, vous vous enfuiriez par delà les antipodes… Eh bien, moi, je vous mettrai au pied du mur. Oui ou non, êtes-vous disposés à fabriquer quelques bombes et à me procurer un asile lorsque je les aurai jetées dans des endroits que je sais bien ?
Ils ne répondirent pas tout de suite. C’est que les perspectives ouvertes par ce frénétique ne les enthousiasmaient guère. Jourry et Greive avaient goûté de la prison lors des explosions anciennes et ils ne tenaient pas à réitérer. Le premier devenu propriétaire d’un petit restaurant recommandé par la C. G. T. s’était fait une clientèle d’ouvriers appartenant aux divers syndicats parisiens. Il vivotait paisiblement parmi les ragoûts, les vins frelatés et les discours emphatiques. Affronter les descentes de police, risquer la fermeture de sa gargotte lui semblait superflu. Le second tirait des ressources de son journal. Il ne voulait pas que des violences intempestives le fissent supprimer. Puis il s’était arrangé une existence douillette entre deux vieilles folles qui, le prenant pour un Messie, lui prodiguaient les jus de viande et les gilets de flanelle.
Quant à Sucre, c’était un oisif, muni de quelques rentes. Il trouvait amusant d’ébahir sa famille par ses propos libertaires. Il jouait à l’anarchiste comme certains de ses pareils collectionnent des timbres-poste ou pêchent à la ligne. Mais il se souciait peu de subir les tracasseries et les perquisitions que lui attirerait cet agité, s’il favorisait sa rage destructive.
Tous trois n’entendaient cependant point passer pour des tièdes. Ils s’irritaient à l’idée que Chériat, ce pion chassé de vingt collèges parce qu’il avait tenté d’inculquer l’anarchisme à ses élèves, ce fruit sec de tous les concours qui posait au génie méconnu, allait plus loin qu’eux dans la logique révolutionnaire.
— J’ai fait mes preuves, dit Greive, j’ai passé trois ans à Clairvaux. J’ai le droit de m’abstenir parce que je juge que le peuple n’est pas encore mûr pour comprendre la beauté de l’action directe.
— Tu es gras et tu manges tous les jours, répondit Chériat, moi, je passe souvent vingt-quatre heures sans rien dans le ventre. Mes festins sont des fonds de gamelle aux portes des casernes ou des épluchures aux halles.
Sucre pontifia
— Quand viendra le grand soir, je serai là. Je brandirai la torche et la hache. Mais il est trop tôt : je me réserve pour parfaire l’émancipation morale de l’individu.
Et Chériat riposta
— Tu t’emmitoufles dans des paletots rembourrés d’ouate. Moi je grelotte sous des haillons troués.
Alors Jourry, soupçonneux comme un Jacobin de la bonne époque, brailla :
— Tu n’es qu’un agent provocateur !
Chériat verdit sous l’outrage et leva la main pour frapper. Mais, se maîtrisant soudain, il se contenta de désigner son corps réduit à l’état de squelette et de dire d’un ton d’ironie amère :
— Oui, n’est-ce pas, ce sont les subventions de la Préfecture qui m’arrondissent la panse ?
Un peu honteux de leur égoïsme, les autres blâmèrent Jourry qui, sentant lui-même qu’il était allé trop loin, s’excusa d’une phrase bourrue.
Charles, qui n’avait pris aucune part à la querelle et gardait l’attitude lointaine d’un homme hanté d’une idée fixe, intervint :
— Que décidez-vous ? demanda-t-il comme s’il se réveillait d’un songe.
Ils se regardèrent embarrassés, cherchant des mots lapidaires pour se ménager une sortie sans conclure. Vidés par deux heures de diatribes incohérentes, ils ne purent rien trouver.
Enfin Greive : — J’étudierai la question.
Et Sucre : — Je verrai.
Et Jourry : — Je réfléchirai.
— Allez au diable, leur jeta Chériat entre deux quintes d’une toux convulsive qui, depuis quelques minutes, lui déchirait la poitrine. Il porta son mouchoir à sa bouche puis le montra teint de rouge.
Ils n’allèrent pas au diable, puisqu’ils y étaient déjà, mais ils prirent congé à la hâte tant le spectacle de ce malheureux, pareil à un reproche vivant leur était indigeste.
En tête-à-tête avec Chériat et sans écouter les injures que celui-ci prodiguait aux fuyards, Charles alla vers une console encombrée de bibelots. Il y choisit une sphère en bronze de la grosseur d’une orange, puis revint à la cheminée où Chériat suffoquant s’adossait. Il la fit sauter deux ou trois fois dans sa main comme si c’eût été une balle d’enfant.
Cet étrange joujou intrigua le réfractaire :
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.
— Une bombe, répondit tranquillement Charles.
Puis comme l’autre qui parlait volontiers d’engins explosifs, mais qui n’en avait jamais vu, écarquillait les yeux, il remit l’objet en place et dit, sans paraître remarquer la surprise de son ami :
— Sortons ; je t’emmène dîner chez Foyot.
Chériat montra ses guenilles d’un geste qui signifiait qu’elles feraient tache dans ce temple de la cuisine bourgeoise.
Mais Charles lui prit le bras et l’entraîna dans l’escalier :
— Peuh ! nous prendrons un cabinet, déclara-t-il.
Et tout en descendant les marches il fredonnait, d’un gosier railleur, le refrain de la chanson que le rhapsode Paul Paulette composa sur l’air de cette romance illustre, le Temps des Cerises :