Le règne de la bête
CHAPITRE VI
Dans l’appartement de la place Médicis, on avait garni un divan de couvertures et d’oreillers de façon que Chériat, arrivé au dernier degré de la phtisie, pût y rester étendu.
Charles trouva le réfractaire suffoquant ou ne reprenant un peu haleine que pour proférer, d’une voix enrouée, des malédictions contre le destin qui le clouait sur ce grabat. Faudrait-il donc mourir sans se venger de ce Paris où sa vigueur s’était perdue et où son orgueil avait été broyé sous l’étreinte d’une misère atroce ? En phrases hachées, il tâchait de crier sa rage impuissante mais le sang de ses poumons en loques lui montait aussitôt à la bouche et le forçait de s’interrompre. Il le crachait, puis redoublait d’invectives, écartant, d’une main fébrile, deux visiteurs qui s’efforçaient de le soulager. Dans son délire, il les accusait de dissimuler sous une feinte compassion la volupté perverse qu’ils éprouvaient à suivre les phases de son agonie.
C’étaient pourtant deux êtres fort inoffensifs. L’un, le chansonnier Paul Paulette, avait trop coutume de transmuer en idylles florianesques les rêveries anarchistes pour se réjouir des souffrances d’un camarade. L’autre, Louise Larbriselle, possédait un cœur vraiment magnanime : toute douleur la mettait en émoi, qu’il s’agît de la patte écrasée d’un chien ou des tourments d’une pauvresse qui n’arrive pas à nourrir sa progéniture.
Paul Paulette était un petit vieillard, glabre et bedonnant qui, pourvu d’un minime héritage, le dépensait à faire imprimer des plaquettes où l’âge d’or promis par les pontifes de la révolution sociale était évoqué en des couplets nuancés d’azur et de rose, douceâtres et poisseux comme de l’orgeat. Il fréquentait assidûment les réunions du parti ; entre deux diatribes où l’on avait préconisé l’équarrissage des bourgeois et le massacre des prêtres, il demandait quelques minutes pour roucouler ses romances lénifiantes. Il y était affirmé que le temps approchait où l’humanité, libérée de ses entraves, vivrait en liesse dans des palais de caramel et parmi des touffes de myosotis toujours refleuries. Longtemps Paulette s’était imbibé des prophéties redondantes de Victor Hugo. Les coups de grosse caisse et les fanfares de trombone dont le poète accompagne ses clameurs à la gloire du dieu Progrès l’avaient ravi. Surtout il admirait que Hugo eût résolu le problème du paupérisme en recommandant « d’éclairer la société par en dessous ». Mais son enthousiasme baissa quand il lut et prit au pied de la lettre le vers des Châtiments où il est déclaré que : « L’on ne peut pas vivre sans pain. » Cette assertion parut erronée à Paulette car, végétarien d’une variété particulière, il proscrivait les céréales au même titre que la viande. Il tenait l’un et l’autre aliment pour nuisibles à la genèse de l’homme futur tel qu’il l’imaginait. Bien qu’on le bafouât, il soutenait contre les amateurs de biftecks et de miches croquantes que les anarchistes arriveraient à une lucidité supérieure s’ils se nourrissaient exclusivement, comme lui, de soupes au potiron, d’aubergines au beurre, de navets en ratatouille et de fruits très mûrs. Serviable, du reste, il partageait ses légumes avec maints faméliques. Tandis qu’à ses côtés, des ratés vindicatifs hurlaient leurs haines, il ténorisait joyeusement et faisait rimer bonheur avec chou-fleur. On eût dit de lui un bouvreuil qui sautillerait et pépierait dans une jungle habitée par des chacals hargneux.
Louise Larbriselle ne vivait que pour autrui. Elle était si maigre que ses clavicules faisaient saillie sous le mantelet minable qui couvrait ses épaules pointues. Ses minces yeux glauques se bridaient, à la chinoise et son grand nez formait comme un aride promontoire entre ses joues tannées. Coiffée d’une vague casquette où tremblotaient des chrysanthèmes en percale, tels que nulle flore n’en connut jamais, elle allait par la ville, en quête d’éclopés à soulager et de miséreux à secourir. Elle leur distribuait ses quelques sous, gagnés à courir le cachet. Comme elle ne gardait rien pour elle, on se demandait par quel prodige elle arrivait à se sustenter et à renouveler le corsage et la jupe d’un noir roux qui l’habillaient. Le malheur des pauvres, l’égoïsme des riches l’avaient conduite à l’anarchie. Mais répugnant à toute violence, elle croyait que la doctrine triompherait lorsqu’une entière égalité régnerait entre les deux sexes ou même lorsque la femme serait reconnue plus apte que l’homme à régler les rapports sociaux. C’est pourquoi elle ne quittait les taudis des meurt-de-faim que pour prendre part aux conciliabules où de redoutables bavardes réclament le droit de déposer des bouts de papier dans la tirelire électorale. Pas de congrès féministe où l’on n’aperçût sa chétive silhouette.
Parmi les grosses dames qui encombraient l’estrade, elle semblait une asperge fluette que flanquaient des vol-au-vent monumentaux. Anarchiste, elle réprouvait l’action politique, se contentant d’affirmer que le sceptre de la science était appelé à remplacer dans les mains de la femme l’aiguille à ravauder et la cuiller à pot.
Malgré sa manie d’exiger le salut de l’humanité par les doctoresses et les avocates, elle était si foncièrement charitable, si prête à tous les dévouements que ceux même qui raillaient ses théories ne pouvaient s’empêcher de l’aimer.
Alors qu’il avait pris en aversion les exploiteurs du socialisme, Charles gardait du penchant pour Louise Larbriselle et pour Paul Paulette. Il souriait de leurs ridicules mais il les constatait si réellement bons, si capables d’attachement désintéressé que son âme, sevrée de tendresse se réchauffait à leur contact. Eux, du moins, ne se figeaient pas devant des simulacres d’idées généreuses, comme le font la plupart des révolutionnaires : ils plaignaient sincèrement les pauvres et ils prouvaient leur compassion par des actes. Aussi les engageait-il à le venir voir le plus souvent possible. Quant à Chériat, le réfractaire lui inspirait des sentiments complexes. Ses déclamations rageuses l’agaçaient, tandis que l’état maladif de ce roi des malchanceux l’emplissait de pitié.
D’avoir recueilli Chériat, il se sentait le cœur moins desséché qu’il ne l’avait cru. La sombre misanthropie où il se murait, s’en éclairait d’un rayon de mansuétude. Et d’autre part, la simplesse de Paul et de Louise amollissait son orgueil. Auprès d’eux, il se retrouvait presque ingénu et il échappait, pour un temps, aux obsessions homicides qui lui ravageaient l’esprit…
Épuisé par la crise d’étouffement qu’il venait de subir, Chériat gisait, la tête renversée, sur les coussins qui l’étayaient. Blême, les yeux clos, il ne donnait signe d’existence que par les crispations de ses doigts égratignant la couverture et par le souffle anhélant qui faisait un bruit de chaîne rouillée dans sa poitrine douloureuse.
Charles dit tout bas à Louise :
— Y a-t-il longtemps qu’il est ainsi ? Lorsque je l’ai laissé, il paraissait plus calme.
Elle fit un geste de désolation :
— Quand nous sommes arrivés, nous l’avons trouvé debout : il se traînait d’un meuble à l’autre en râlant. Nous l’avons recouché et aussitôt il a eu un crachement de sang… Je le crois très mal et je voudrais rester près de lui. Mais il faut que j’aille donner une leçon parce que…
Elle s’interrompit. Charles devina que le prix de cette leçon lui était indispensable pour manger. Il n’osa lui offrir sa bourse car il savait, par expérience, que si elle acceptait son aide quand trop de misérables lui criaient au secours, elle mettait une ombrageuse fierté à ne rien recevoir pour elle-même.
Paul Paulette intervint :
— Moi je resterai tant qu’il vous plaira. Je n’ai rien à faire qu’une chanson que je dois chanter, après-demain, au groupe libertaire de Montrouge. Je puis très bien fabriquer mes couplets ici.
— C’est cela, reprit Louise, moi, je reviendrai vers neuf heures et si cela vous arrange, je passerai la nuit à veiller le pauvre Chériat.
Charles y consentit et les remercia l’un et l’autre d’autant plus vivement qu’il redoutait le tête-à-tête avec le moribond.
Louise sortit sur la pointe des pieds, après avoir serré la main des deux hommes. Paulette s’installa dans un fauteuil et tirant de sa poche un calepin se mit à y crayonner des vers. Charles s’assit près de lui. Il avait pris un livre, mais il ne lisait pas. Une affreuse tristesse barrait toutes les avenues de son intelligence. Sorti de chez son père, le cerveau débordant de pensées haineuses, en route, il s’était promis de mettre à exécution le rêve meurtrier qui le hantait depuis tant de jours. A présent, dans cette chambre où rôdait la mort, il se sentait très faible entre ce vieil enfant qui jonglait avec des colifichets lyriques et ce malheureux dont la face terreuse semblait déjà se tourner vers les ténèbres irrémédiables.
L’après-midi de décembre, arrivée à sa fin, répandait cette mélancolie du crépuscule si lourde à porter pour les âmes en détresse. Charles se leva, alla vers la fenêtre et, appuyant son front à la vitre, contempla le Luxembourg dont les arbres effeuillés appliquaient leurs ramures, en un noir filigrane, sur la nappe rouge laissée à l’occident par le soleil qui venait de se coucher. Des bruits confus montaient de la rue : rires de passants, cris des camelots, vendeurs de journaux, appels nasillards de tramways — toutes les rumeurs, toute la morne agitation du monstrueux Paris.
Il se détourna, quêtant une diversion à l’angoisse imprécise qui l’étreignait de la sorte. Rien ne bougeait dans la chambre. Paul Paulette s’était assoupi : il ronflotait, les bras pendants, le corps tassé au fond du fauteuil, tandis que les reflets du foyer jouaient bizarrement sur son crâne chauve et poli. Une poignante sensation de solitude prit Charles à la gorge. Il eût donné n’importe quoi pour rompre ce silence funèbre.
Alors, dans l’ombre peu à peu envahissante, la voix de Chériat s’éleva. Avec des intonations craintives, il balbutiait des lambeaux de phrases sans suite :
— Oh ! qu’il fait obscur… Qu’il fait froid… Je suis seul… Tout le monde, tout le monde est tout seul… Qui aura pitié de nous ?…
La plainte réveilla Paulette.
— Quoi donc, dit-il en se frottant les yeux, quoi donc, est-ce qu’il délire ?
Charles lui fit signe de se taire. Il frissonnait car ces paroles correspondaient si étrangement à son état d’esprit ! Il lui sembla qu’elles impliquaient un mystère dont il aurait voulu pénétrer le sens.
Chériat reprit comme s’il suppliait :
— Te lucis ante terminum… rerum Creator poscimus…
Et Charles, se rappelant soudain que le malade avait reçu jadis une éducation catholique, conjectura qu’il essayait de prier. C’étaient, en effet, les deux premiers vers de l’hymne magnifique composé par saint Ambroise pour l’office de Complies : « Avant que la lumière ne s’en aille, Créateur de toutes choses, nous t’implorons. »
Mais, pourquoi Chériat, qui avait toujours fait parade d’athéisme, qui s’était même rendu l’auteur d’une brochure intitulée : Nions Dieu, aurait-il eu recours à la prière ? En toute autre occasion, Charles eût considéré cette effusion comme l’indice d’un détraquement total. Ce soir, pourtant, il eut le pressentiment que ce n’étaient point des divagations et qu’il se passait quelque chose de décisif dans l’âme de Chériat.
— Mais qu’est-ce qu’il lui prend de baragouiner du latin ? demanda Paulette.
— Tais-toi, dit Charles impérieusement, ce n’est pas le moment de plaisanter… Écoutons-le.
Chériat continua :
— N’y aura-t-il plus jamais de lumière ?… Resterons-nous de pauvres insensés tâtonnant dans cette sombre antichambre de l’enfer qu’on appelle la vie ? Comment avons-nous pu tuer notre âme et en livrer le cadavre aux démons ? Morts ambulants, nous n’osons plus demander à l’Esprit consolateur qu’il nous ressuscite… Les brumes livides de la pourriture nous submergent, car voici venu le règne de la Bête.
Charles prêtait l’oreille en tremblant. Cette voix gémissante pénétrait comme une lame affilée, jusqu’au plus intime de sa conscience et y suscitait des terreurs identiques à celles que Chériat semblait éprouver. Mais il était tellement ignorant des vérités éternelles que la signification profonde de ce désespoir lui échappait. Il sentait seulement, et cela, d’une façon très lointaine, qu’il y avait, autour d’eux, comme une présence invisible qui spiritualisait l’atmosphère de la chambre. Il demeurait immobile, ne sachant que dire ni que faire. Paulette, ébahi, ne remuait pas davantage.
Tout à coup, Chériat se souleva en se débattant :
— J’étouffe, j’étouffe, cria-t-il, est-ce que personne ne veut venir à mon aide ?…
Charles et Paulette s’empressèrent. Le chansonnier alluma une lampe pendant que le jeune homme débouchait un flacon d’éther et tentait d’en faire respirer le contenu au moribond. Celui-ci repoussa la fiole :
— Non, non, ce n’est pas cela… Et vous autres, avec vos faces toutes noires, vous m’obsédez. Il me faut quelqu’un… quelqu’un qui ait un peu de lumière au front.
Ensuite, il éclata d’un rire aigu et montrant la bombe, dont l’enveloppe de bronze clair luisait vaguement sur la console, il hurla :
— Vas-tu la jeter, espèce de damné ?…
Puis, retombant sur les coussins en désordre, il ferma les paupières et ne parla plus. Paulette, en désarroi, se frottait machinalement les mains et roulait des yeux effarés. Charles ne pensait qu’à une chose : fuir cette chambre où régnait l’épouvante. Le souvenir lui vint d’un homme qui portait peut-être cette marque de clarté réclamée par Chériat et il résolut d’aller le chercher.
— Attends là, dit-il à Paulette, je reviens dans une heure.
— Mais ce n’est pas drôle de rester tout seul avec Chériat, objecta le chansonnier ; s’il empoigne une nouvelle crise qu’est-ce que je ferai ? Patiente au moins quelques minutes.
— Non, non, il faut que je sorte…
— Tu vas chercher un médecin ?
— Oui… C’est-à-dire, je ne sais pas… Laisse-moi sortir.
Charles était déjà sur le seuil de la porte.
Mais il rentra brusquement, comme frappé d’une idée soudaine. Il alla jusqu’à la console, prit la bombe et la mit dans la poche de son veston.
Dehors, il la retira pour l’examiner à la lueur d’un réverbère. Pleine d’une poudre verdâtre, elle n’était pas amorcée. Il la considéra quelques instants comme s’il hésitait sur ce qu’il devait en faire.
— Impossible qu’elle éclate, murmura-t-il. Alors, se penchant sur une bouche d’égout, qui s’ouvrait en contre-bas du trottoir, il y jeta l’engin et s’éloigna d’un pas rapide.