Le règne de la bête
CHAPITRE XIII
En quittant la veuve, Charles se sentit donc incapable de poursuivre son dessein. Ses nerfs, surtendus depuis la minute où il avait décidé de frapper Legranpan, se relâchèrent. Il ne se trouva plus en mesure de maintenir le paroxysme de fureur concentrée qui le déterminait au meurtre. Quand l’émotion bienfaisante qu’il venait de ressentir se dissipa, il essaya bien de renouer le fil de ses méditations homicides, il eut honte d’avoir cédé à ce qu’il appelait « l’illusion religieuse ». Mais il ne réussit pas à s’en irriter. Une fatigue immense l’accablait, l’empêchait de penser. Il n’eut plus qu’un désir : rentrer chez lui et se reposer.
Vers neuf heures du soir, il avait regagné la place Médicis et il pénétrait dans son appartement. Louise Larbriselle et Paul Paulette étaient là qui veillaient Chériat assoupi. Robert Abry devait les remplacer vers minuit, car il fallait qu’il y eût sans cesse quelqu’un auprès du moribond pour l’assister dans les crises de suffocation qui se multipliaient, d’autant que la fin approchait.
L’institutrice et le chansonnier s’étaient un peu étonnés que Charles tolérât les visites de Robert et lui permît d’entretenir Chériat. Mais comme il était manifeste que celui-ci revenait, de tout cœur, à la foi et puisait de l’énergie dans ces colloques, ils s’étaient abstenus de ces réflexions ineptes dont les incrédules font volontiers parade lorsqu’ils se trouvent en présence de croyants. Au surplus, ni l’un ni l’autre n’étaient de ces sectaires qui hurlent et se démènent à la seule approche d’une âme en Dieu. Esprits altruistes, dévoyés dans la Révolution, ils se méfiaient du christianisme parce que, dès toujours, ils avaient été nourris de rabâcheries anticléricales ; mais ils étaient trop foncièrement bons pour ne pas être touchés de l’extrême charité qui ressortait des paroles et des moindres actions de Robert. Aussi tous trois s’entendaient-ils fort bien pour soigner le mourant.
Charles leur demanda brièvement et tout bas des nouvelles de Chériat. Apprenant que son état restait stationnaire, il les engagea à s’en aller chez eux prendre du repos, ajoutant qu’il veillerait lui-même jusqu’à ce que Robert vînt.
Ils n’osèrent insister pour lui tenir compagnie. D’abord, depuis qu’il s’absorbait dans son projet funèbre, Charles n’entretenait plus avec eux que les rapports strictement nécessaires. Puis le malheureux était tellement imprégné des fluides terrifiants qui montent de la Géhenne, qu’il se dégageait de toute sa personne on ne sait quelle influence redoutable dont ses amis eux-mêmes éprouvaient du malaise. Seuls, des fidèles, comme la veuve et Robert, gardés contre les atteintes d’En-Bas par l’usage presque quotidien de l’Eucharistie, subissaient moins fort cette sinistre impression.
Dès que Paul et Louise furent sortis, Charles s’assit dans un fauteuil, à quelques pas du lit où reposait Chériat. Une lampe, à l’abat-jour baissé, laissait la chambre dans la pénombre. Tout était calme. On n’entendait que le bruit du feu qui pétillait faiblement par intervalles, le tic-tac monotone de la pendule et la respiration difficile du malade.
Le jeune homme s’efforça de lutter contre l’énorme lassitude qui lui brisait les membres. Il ne voulait pas s’endormir, crainte de ne pas entendre si Chériat s’éveillait et réclamait ses soins. Mais ses paupières s’alourdissaient ; un engourdissement invincible lui coulait par tout le corps. Un moment il lui vint à l’esprit qu’il fallait ôter la bombe de dessus sa poitrine et la cacher en lieu sûr. Il n’eut pas la force de se lever pour vaquer à cette précaution. Ensuite il tâcha de fixer son attention sur quelque objet. Près de lui, sur la table, il y avait un livre ouvert. Il le prit mais le remit en place aussitôt avec un geste d’impatience : c’était l’Évangile.
— Non, murmura-t-il, pas de ces lectures affadissantes…
Il se tourna vers la pendule et commença de suivre les aiguilles. Il comptait les secondes pour s’occuper quand, soudain, le sommeil le foudroya. Il s’endormit profondément et fit un rêve.
Oh ! le rêve, empire mystérieux des ombres, des fantômes et des larves, limbes qui s’ouvrent aux frontières du Surnaturel, crypte que hantent les démons de la nuit mais où résonnent aussi, parfois, les chœurs des anges. — N’arrive-t-il pas que Dieu se serve du rêve pour nous consoler ou nous avertir ?…
Charles songea qu’il suivait un chemin descendant en spirale le long des parois d’un gouffre. A sa gauche, de noirs rochers arides montaient à pic se perdre dans les nuées d’un ciel couleur de rouille. A sa droite, l’abîme se creusait à l’infini, plein de gémissements et de sanglots proférés par des bouches qu’on ne voyait pas, traversé de lourdes fumées et de flammes livides qui s’allumaient brusquement et s’éteignaient de même. Le sentier surplombait le vide sans que nulle barrière l’en séparât. Il était si étroit que le moindre faux pas eût précipité le voyageur.
Charles se collait le plus possible contre le roc afin de prendre appui contre un affreux vertige qui le poussait à sauter dans le trou. En outre, ce qui rendait sa démarche encore plus incertaine, c’est qu’il portait sur ses épaules un être difforme qui agitait, au-dessus de sa tête, des ailes de chauve-souris et qui se cramponnait à ses clavicules en lui enfonçant des griffes de vautour dans la chair. Par instants, le monstre, recourbant son col et amenant sa face grimaçante vis-à-vis de celle de Charles, lui soufflait aux narines une haleine sulfureuse et lui dardait un regard chargé d’une sombre ironie qui lui gelait d’effroi la moelle dans les os et qui le pénétrait jusqu’au cœur. Le jeune homme s’arrêtait alors, écartait, d’un geste effaré, cette figure d’épouvante, où il lui semblait reconnaître l’image implacable de ses propres pensées. Puis la descente fatidique recommençait, plus bas, toujours plus bas, pendant des heures, des jours ou des années car le temps paraissait aboli.
Comme Charles arrivait à un endroit où les murailles du gouffre se resserraient et où les plaintes se faisaient de plus en plus lamentables, il se heurta au plus terrible des obstacles. A ses pieds, des cadavres s’entassaient : des hommes, des femmes, des enfants, aux membres fracassés, aux yeux crevés, à la poitrine ouverte, aux crânes fendus d’où s’épandait de la cervelle. Des ruisseaux de sang caillé se figeaient sur ces corps mutilés. Sur les visages rigides ou contractés par la souffrance bleuissaient les taches de la décomposition.
Charles, soulevé d’horreur se retourna, voulut rebrousser chemin. Mais le monstre, quittant alors ses épaules, se plaça devant lui et ouvrit, toutes larges, ses ailes de ténèbres de façon à lui barrer le retour. Éperdu, frémissant à la pensée de piétiner ces morts, il chercha quelque issue. Or il découvrit une fissure qui rompait la masse inexorable des rochers. Il y risqua un coup d’œil et vit qu’elle menait à un escalier dont les marches, que fleurissait un tapis de roses lumineuses, aboutissaient à une plate-forme au centre de laquelle s’élevait une grande Croix, blanche comme la neige des hauts sommets et qu’auréolait une couronne d’étoiles.
Il sentit que le salut était au pied de cette Croix. Il allait se précipiter dans l’escalier, mais alors le monstre, près de lui, ricana sourdement. Charles aussitôt se détourna en crachant un blasphème. La muraille se referma : il n’y eut plus qu’une paroi de roc, aride comme son désespoir, dure comme son orgueil.
Et le monstre le reprit dans ses griffes et, déployant son envergure, il l’enleva dans l’atmosphère méphitique du gouffre, puis le laissa choir sur le tas de cadavres. Charles sentit ses doigts s’empêtrer dans de gluants débris d’entrailles et ses lèvres s’appliquer, en un affreux baiser, sur les lèvres du plus pourri d’entre ces morts. En même temps, le monstre disait d’une voix croassante : « Voilà ton châtiment : pendant l’éternité, tu descendras dans l’abîme, tu renieras la Croix et tu embrasseras ces cadavres que tu as voulu faire… »
Charles poussa un cri de détresse et se réveilla en sursaut…
Tout en essuyant, d’une paume machinale, la sueur froide qui lui baignait le front, il promena autour de lui des yeux égarés… C’était la chambre paisible et mi-obscure où le feu commençait à s’éteindre. D’un timbre frêle, la pendule chevrotait minuit. Chériat s’agitait sous ses couvertures et demandait à boire. Charles prit une théière de tisane mise à tiédir sur un réchaud et en versa un bol qu’il fit prendre au malade. Puis il attisa le feu et le regarnit de charbon. Ces soins matériels lui faisaient du bien ; à s’y adonner il sentit s’atténuer un peu l’effroyable songe qu’il sortait de subir.
Chériat éleva sa pauvre voix haletante :
— Il est tard, n’est-ce pas ? Est-ce que Robert ne doit pas venir ?
— Si, répondit Charles, il ne saurait tarder.
Justement, ouvrant la porte avec précaution, le catholique parut sur le seuil. Il regarda Charles et remarqua tout de suite à quel point il était bouleversé. Il n’eut pas l’air de s’en apercevoir, sachant, par expérience, que son ami se dérobait à toute sollicitude et se verrouillait dans un silence courroucé dès qu’on faisait mine de s’occuper de lui. Pourtant, il lui tendit la main en disant :
— Tu as veillé seul ? J’espère que tu n’es pas trop fatigué.
— Je suis bien, riposta Charles d’un ton sec. Et il feignit de ne pas voir la main de Robert. Toucher quiconque avait part aux choses saintes, quiconque gardait une âme innocente lui était insupportable. De même, que, chez la veuve, il avait écarté la petite fille, de même il évita le contact du catholique.
Il se rassit dans le fauteuil et affecta de ne prendre aucun intérêt à ce qui se passait dans la chambre.
Cette morne réserve lui était si habituelle que Robert n’en fut point surpris. Il hocha la tête, soupira tristement, puis sans autre démonstration, s’approchant du lit, demanda à Chériat comment il se trouvait.
— Toute la journée j’ai respiré plus facilement, dit le malade, mais cette nuit je me sens mal. On dirait qu’il y a quelque chose dans l’air qui pèse sur moi et m’étouffe… Et puis j’éprouve je ne sais quelle appréhension vague comme s’il allait arriver un malheur.
Il ouvrit les bras et se souleva sur sa couche, regardant Robert avec angoisse.
— Tu as, sans doute, un peu de fièvre, répondit le catholique en le recouchant et en arrangeant ses oreillers.
C’était pour ne pas alarmer le malade qu’il s’exprimait de la sorte. Cependant lui-même ressentait une oppression plus morale que physique depuis qu’il était entré. Était-ce la présence de Charles qui la lui valait ? Il n’osa se poser la question mais, quoique ignorant la bombe, il se confirma dans le pressentiment qu’il avait depuis longtemps que son ami courait à quelque catastrophe.
Tous trois se turent. Charles, ramené à cette vision dont il tremblait encore, tâchait de se persuader qu’il n’y avait là qu’un trouble de ses cellules cérébrales dû à la violence des états d’esprit par où il avait passé depuis quarante-huit heures. Son orgueil incrédule demeurait bien trop vivace pour qu’il pût admettre qu’il y eût un avertissement dans ce songe formidable. Que je parvienne à dormir un peu, sans rêver, se dit-il, je me trouverai bien vite dispos pour accomplir mon acte.
Ainsi la spirale démoniaque le ressaisissait.
Assis au chevet de Chériat, Robert Abry priait mentalement :
— Mon Dieu, ayez pitié de ces deux infortunés. Celui-ci souffre dans son corps, mais par un miracle adorable de votre Grâce, il est revenu à Vous et il possède désormais la meilleure part. Mais celui-là, ô mon Dieu, c’est son âme qui est malade et qui ne veut pas être guérie. Inspirez-moi les paroles qui la toucheront.
Et il ajoutait la sublime invocation qui chante, sans cesse, au fond du cœur des fidèles :
Agneau de Dieu, qui effaces les péchés du monde, pardonne-nous, Seigneur. — Agneau de Dieu, qui effaces les péchés du monde, accueille-nous, selon ta grande pitié.
Chériat, plus calme à présent que le catholique priait à côté de lui, fermait les yeux et goûtait cette douceur de la foi qui remplaçait les fureurs dont il avait naguère l’âme embrasée. Quel changement en lui ! Après s’être longtemps révolté contre les contraintes sociales, après avoir mordu, comme une hyène captive, les barreaux de sa cage, voici qu’il avait ouï Notre-Seigneur lui dire : « Pourquoi dois-je te compter parmi ceux qui, tous les jours, recommencent à me crucifier ? »
Alors son cœur avait fondu ; le chrétien, étouffé en lui par le révolutionnaire, avait ressuscité. Il cria au secours vers la Sainte Église et Robert Abry lui fut envoyé pour le guider sur la route nouvelle où il s’engageait.
Il était décidé à recourir bientôt au sacrement de pénitence, à communier et à recevoir l’Extrême-Onction. En attendant, il ne cessait d’interroger Robert sur les dogmes et les rites ; il lui faisait commenter les enseignements de l’Évangile. Et à mesure qu’il s’instruisait de ces vérités oubliées depuis son enfance, il sentait une paix radieuse régner dans son âme ; et c’était sans épouvante qu’il voyait s’approcher la mort.
Comme il ne parvenait pas à se rendormir, il dit à Robert ;
— Récitons le Pater. Tu le diras tout haut et je te suivrai à voix basse pour ne pas me fatiguer la poitrine.
Ensuite tu m’apprendras ce que te suggèrent ces paroles qui me font plus de bien que n’importe quel remède.
Abry regarda du côté de Charles. Il ne bougeait pas : accoudé à l’un des bras du fauteuil, la main sur les yeux, il paraissait assoupi.
Alors le catholique entama la sublime prière dont Tertullien a pu dire, à bon droit, qu’elle était « un abrégé de tout l’Évangile ». Et Chériat se joignit à lui, d’une voix humble et toute fervente :
Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié. Que votre règne arrive. Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous induisez pas en tentation. Mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.
Quand ils eurent achevé, Robert continua :
— Remarques-tu que dans cette oraison apprise par Notre-Seigneur, lui-même, à ses disciples, on trouve de quoi contenter tous les besoins de notre âme ? « Nous pouvons, écrivait saint Augustin, demander les mêmes choses en d’autres termes, mais nous ne sommes pas libres de demander autre chose. » Et, en effet, quels biens pourrions-nous solliciter qui ne soient pas impliqués dans ce parfait modèle ? Plus tu y penseras, plus tu t’apercevras que cette prière est un résumé de toute la vie chrétienne. Elle rappelle au fidèle que, par son baptême, il est devenu l’enfant de Dieu. Elle formule le suprême désir du chrétien, à savoir que le nom de Dieu soit béni sur toute la terre et son règne accepté par tous les cœurs. Être soumis à la volonté divine, obéir, dans la joie comme dans les épreuves, à cette volonté sur nous, c’est réprimer l’orgueil, c’est nous souvenir que nous sommes sans cesse sous l’œil de Dieu qui juge nos intentions et nos actes. Le chrétien doit tout attendre de son Père qui est au Ciel. Aussi lorsqu’il lui demande son pain de chaque jour, il n’entend point par là les richesses et les honneurs, mais cette nourriture qu’il doit acquérir par son travail. Il entend également la nourriture de son âme telle que la Sainte Église est toujours prête à la lui dispenser. Enfin, au sens mystique, il demande d’être toujours digne de recevoir ce pain suprasubstantiel : la Sainte Eucharistie. Puis le chrétien s’humilie à cause de ses fautes ; demandant à son Père de les lui pardonner, il s’engage à pardonner également à ceux qui lui firent du tort. Pour terminer, il sollicite le secours de Dieu afin d’échapper aux embûches que nos passions ne cessent de nous tendre.
Robert médita quelques instants puis il reprit :
— Je me rappelle aussi un commentaire de l’oraison dominicale dû à l’abbesse de Sainte-Cécile. Je t’en citerai un passage, car je le trouve propre à susciter en nous de précieuses réflexions. Le voici : « Si cette prière débute par les mots : Notre Père, c’est pour signifier ceux qui la prononcent ont reçu l’Esprit d’adoption ; il n’en est pas moins vrai que, quant à sa réalisation pratique dans nos âmes, elle débute par sa dernière demande. En effet, à mesure que cette oraison opère en nous et que, pour ainsi dire, elle y germe, elle commence par nous délivrer du mal puis elle nous obtient de n’être pas tentés au delà de nos forces, selon la parole de Notre-Seigneur : Orate ut non intretis in tentationem. Si nous sommes exactement fidèles, elle nous obtient bientôt le pardon de nos fautes pourvu que nous pardonnions nous-mêmes. Elle nous unit ensuite à Dieu en obtenant pour nous le pain de la Vérité éternelle, soit sous la forme de la doctrine, soit sous les dehors de ce pain qui est, en réalité, le corps du Seigneur. La volonté divine s’accomplit alors dans l’âme humaine sur la terre comme au ciel et le nom de Notre Père est vraiment glorifié par sa créature ainsi restaurée et refaite…[2] » Tels sont, continua Robert, le sens et à peu près les termes de ce passage que je ne saurais trop te recommander d’approfondir.
[2] Voir la Vie spirituelle et l’Oraison par Mme l’Abbesse de Sainte-Cécile de Solesme : pages 114 et suivantes.
Mais il est une demande du Pater à laquelle il faut que j’attire plus particulièrement ton attention ; c’est celle-ci : Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Le texte latin spécifie d’une façon encore plus frappante l’engagement que nous prenons en prononçant ces mots ; il dit en effet : Dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris ce qui signifie : Remets-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent.
Ce n’est pas sans raison que Notre-Seigneur insiste sur cette demande. Après avoir appris la prière aux disciples il y revient immédiatement pour ajouter : « Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses envers vous, votre Père céleste vous pardonnera aussi vos péchés. Mais si vous ne pardonnez point aux hommes, votre Père ne vous pardonnera point non plus vos péchés. »
Or toi, mon pauvre ami, tu as vécu longtemps pour la haine. Ton âme ne connaissait plus que des pensées de rancune et de vengeance. Maintenant que te voici ramené à Dieu, as-tu complètement dépouillé le vieil homme ?
Lorsque tu profères cette redoutable demande, es-tu bien assuré de pardonner aux autres le mal qu’ils te firent ? En un mot, leur remets-tu leur dette comme tu supplies notre Père de te remettre la tienne ? Je dois te demander cela car songe quelle serait ta faute si, lorsque tu invoques la miséricorde divine, tu gardais, au fond de ton cœur, du mauvais vouloir à l’égard d’autrui !
Il y eut un silence. Chériat, les mains jointes, s’interrogeait lui-même. Cependant Robert remarqua que Charles attendait la réponse. Il s’était à demi-tourné vers le lit et, le sourcil froncé, il observait Chériat comme pour juger de son état d’esprit.
— Je sais, dit enfin Chériat, que je serais indigne de la bonté de Dieu si, quand je le supplie de me pardonner mes égarements, je conservais de l’animosité contre ceux qui les partagèrent. Les souffrances méritées que j’endure m’apprirent que la douleur est la loi du monde. Les illusionnés qui croient s’en affranchir en festoyant leur égoïsme au dépens de leur semblables, je les haïssais naguère. Aujourd’hui, je les plains car je n’ignore pas que, tôt ou tard, dans cette vie ou dans l’autre, ils pâtiront en proportion du mal qu’ils auront commis ou approuvé.
Non, poursuivit-il, les yeux pleins de larmes et la voix tremblante, je ne puis plus haïr personne. J’ai trop besoin de l’indulgence divine pour ne pas concevoir que quiconque vit dans le péché en a besoin autant que moi. N’est-ce pas, ami, que mon orgueil est bien mort puisque Dieu me fait cette grande grâce de pouvoir dire avec sincérité : Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ? C’est pourquoi je lui témoignerai ma reconnaissance en employant le peu de jours qui me restent non seulement à Lui demander qu’Il me reçoive à merci mais aussi qu’Il éclaire les malheureux qui fuient sa Face adorable…
Robert se transfigurait d’allégresse pieuse à recueillir ces paroles par où s’avérait le salut du pauvre malade.
— Ah ! se disait-il, si elles pouvaient toucher le cœur de Charles !…
Mais, celui-ci avait eu un mouvement de colère en entendant Chériat proclamer la défaite de son orgueil. Il se détourna du lit et fixa le plancher, devant lui, d’un air farouche.
Robert s’était agenouillé au chevet de Chériat.
L’un et l’autre se signèrent et, d’une inspiration spontanée, se mirent à prier, à voix basse, pour leur ami perdu dans les ténèbres.
Tandis qu’ils appelaient sur lui la miséricorde du Seigneur, Charles récapitulait, avec amertume et dérision, les propos des deux croyants. Il tendait toutes les forces de son âme pour qu’elle rejetât cette leçon de fraternité à l’égard d’autrui, d’humilité devant Dieu qu’il venait de recevoir. Un instant, il avait été sur le point de fléchir ; à présent encore, l’écho de l’Oraison Dominicale résonnait dans son cœur. Mais il voulait que ce fût un bruit importun qu’il fallait se hâter d’étouffer.
L’Évangile était près de lui, sur la table, ouvert au XIe chapitre de Saint-Matthieu. Son regard s’y porta et il lut ceci :
Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient, afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants et qui fait pleuvoir sur les justes et les injustes.
— Encore le pardon ! murmura Charles qui sentait un étrange courroux l’envahir de plus en plus. Il feuilleta quelques pages et s’arrêta sur ce verset :
« Pierre, s’approchant du Seigneur, lui dit :
— Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il aura péché contre moi ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?
Jésus lui dit :
— Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois… »
Charles ferma le livre d’un geste de mépris, et le repoussa loin de lui.
— Voilà donc leur religion, pensa-t-il — et sa bouche se crispait de dédain — : Souffrir avec patience, se résigner, se soumettre et, par surcroît, faire du bien à ceux qui vous outragent… Morale d’esclaves ! Et à supposer que leur Dieu existe, n’y aurait-il pas de la grandeur à braver les préceptes de servilité qu’il impose aux cœurs assez lâches pour lui obéir ?
Il se leva. Il lui semblait que son âme entière se raidissait en une attitude de révolte, cependant que les clairons de l’orgueil lui chantaient aux oreilles une furieuse fanfare.
D’une voix éclatante il cria :
— Je ne servirai pas !…
Ah ! c’était le non serviam de Lucifer, le sombre entêtement de l’archange déchu, lorsque, précipité dans l’abîme, il releva sa tête où fumait encore la marque de la foudre et refusa de se courber sous la Main qui le châtiait…
A cette clameur, Abry et Chériat tressaillirent. Ils se tournèrent du côté de Charles et l’envisagèrent avec une stupéfaction craintive.
— Mon Dieu, que t’arrive-t-il ? demanda Robert.
Charles eut un rire sarcastique :
— Si je te le dis, tu ne me comprendras sans doute pas. Et pourtant, je veux que tu le saches : je ne pardonne pas à mes ennemis moi ; je ne m’incline pas devant ton Dieu, moi ; je hais ceux qui consentent à subir sa tyrannie. Ah ! je cherchais qui frapper. Eh bien, ce sera justement les adorateurs de ton Dieu, les serviles qui, comme toi, maintiennent, par leur douceur exécrable, une société que je voudrais faire voler en éclats…
Robert frémit. Mais ces phrases forcenées, si elles le terrifiaient, ne le firent pas reculer. Il sentait l’âme de son ami en proie au plus extrême péril et il n’eut qu’une idée : l’arrêter sur la pente effroyable où il roulait.
Il fit un pas en avant :
— Charles je t’en supplie, reviens à toi. Écoute-moi…
Mais l’autre, d’un geste coupant, le cloua sur place :
— Ne m’approche pas… Il y a un fossé entre nous, et ce fossé je veux le remplir de sang… Ne m’approche pas, dis-je, je porte la mort !
Et ce disant, il étreignait la bombe sur sa poitrine.
Chériat devina tout. Dressé d’épouvante, il s’écria :
— La bombe ! Il va jeter la bombe ; retiens-le…
Mais Charles avait gagné la porte. Du seuil, il se retourna et, versant le feu par ses prunelles, il proféra : Oui, je vais jeter la bombe.
Et savez-vous en quel endroit ? Sur l’autel même de ce Dieu dont vous vous fabriquez un épouvantail. Nous verrons qui, de lui ou de moi, sera le plus fort !…
Il sortit et, la seconde d’après, ils l’entendirent descendre l’escalier quatre à quatre. Robert allait le suivre, le rattraper, lui disputer l’engin, fût-ce au prix de sa propre existence. Mais Chériat, tout suffoquant, venait de retomber sur l’oreiller. Une hémoptysie se déclarait.
Robert courut au malade et lui prodiguant ses soins, tremblant d’horreur et de désolation, il ne pouvait que répéter : Seigneur, Seigneur, retenez son bras… Éclairez ce malheureux, il ne sait ce qu’il fait !…
Et, à travers les hoquets lugubres qui lui soulevaient la poitrine, Chériat disait :
— Mon Dieu, prenez-moi en rançon pour l’âme de cet infortuné ; ne permettez pas que cette chose affreuse s’accomplisse…