Le règne de la bête
ÉPILOGUE
L’attentat de Charles souleva une assez grande émotion dans Paris.
Les fidèles, reconnaissant l’intervention de la Providence dans le châtiment si prompt et si terrible de l’assassin, s’unirent pour rendre grâces au Dieu d’équité qui a dit : « Je me suis réservé la vengeance ».
Le peuple, qui garde du bon sens et des sentiments généreux lorsque les sectaires qui l’exploitent ne le rendent point frénétique, témoigna de l’horreur pour un assassin dont la barbarie avait failli frapper des femmes sans défense. Les plus indulgents le plaignirent comme un fou dont l’acte ne s’expliquait guère. D’autres — et ils étaient nombreux — se sentirent troublés par les circonstances du drame. Il se disait dans les ateliers :
— Pour sûr, c’est singulier qu’il se soit tué lui-même au moment où il voulait chambarder Notre-Dame. Est-ce que, des fois, ce ne seraient pas des blagues ce que racontent les calotins ? Y aurait-il un Bon Dieu pour veiller sur nous ?
Cet état d’esprit prenant de l’extension, la Maçonnerie s’en alarma et fit donner la presse athée. Divers journaux épiloguèrent à l’infini sur les portes à ressort et le danger des explosifs maniés par un agité. Le tout pour conclure à un hasard dont il fallait se féliciter sans y reconnaître rien d’extraordinaire. Puis ils mirent les citoyens en garde contre les manœuvres du « parti clérical » et ils insinuèrent que les catholiques, lorsqu’ils affirmaient que la mort de Charles prouvait, une fois de plus, l’existence du Surnaturel, méditaient de rétablir l’Inquisition. Ensuite, ils couvrirent d’outrages le Cardinal-archevêque qui s’était permis d’ordonner des prières expiatoires et une cérémonie de purification de la Basilique où vint une foule énorme. Bien entendu, ils rappelèrent, à ce propos, la révocation de l’Édit de Nantes et la Saint-Barthélemy.
Enfin, pour faire entièrement diversion, ils organisèrent un défilé des Loges devant la statue d’Étienne Dolet, ce précurseur dont la libre-pensée alla jusqu’à l’uranisme.
Parmi les pauvres cervelles qui constituent ce que l’on baptise — personne ne sait pourquoi — le grand monde, on éprouva d’abord une frousse intense à la pensée que le meurtrier aurait pu jeter son engin dans une paroisse élégante, à l’une de ces messes où les gens du « dernier cri » font à Dieu l’honneur de venir s’ennuyer pendant vingt minutes devant ses autels. Quelques caillettes chères au Tout-Paris poussèrent des soupirs affectés et firent mine de s’évanouir quand on parlait de Charles. Puis, comme un Juif fétide mais fort millionnaire annonçait un grand bal, la « haute société » se tourna toute vers un événement aussi considérable. On ne rêva plus que de toilettes ébouriffantes et chacun se demanda s’il obtiendrait la faveur d’une invitation à gigoter sous les regards chassieux de cet Israélite.
L’explosion de la bombe ne surprit pas du tout Legranpan. Il manda son chef de cabinet Lhiver et lui conta comment il avait manqué, lui-même, d’être assassiné par le fils de Mandrillat. Puis, songeant au désarroi où le Vénérable devait s’effondrer, il éclata de ce rire en claquement de castagnettes archi-sèches dont il avait coutume et dit :
— Du coup, voilà le banquet à l’eau, car vous comprenez bien, Lhiver, que ce n’est pas le moment de repêcher ce pauvre Mandrillat chu dans la mélasse par la faute de sa progéniture…
Mais ce qui importe, c’est d’exploiter la chose. Il faut détourner l’attention des imbéciles de la Chambre qui espéraient se servir du Maroc pour me flanquer à bas du pouvoir. Ah ! on dit qu’il y a des fissures dans le Bloc : eh ! bien, nous allons les cimenter. Je fais coffrer un certain nombre d’anarchistes et notamment les membres du comité-directeur de la C. G. T. — Cela suscitera une interpellation de l’Extrême-Gauche. Je monterai alors à la tribune : j’expliquerai qu’en prenant cette mesure j’ai sauvé la République. Et je veux devenir Pape si mes dindons radicaux et les bonnes poires du Centre ne me votent pas, à une forte majorité, l’ordre du jour de confiance que j’exigerai. Quant à ces messieurs de la Sociale, je sais pertinemment, par les rapports de police, qu’ils ne sont pour rien dans la stupide manifestation de Mandrillat junior. On les relâchera donc dès que l’effet sera produit. S’ils braillent à l’arbitraire, on leur collera une gratification pour leur Bourse du travail ; cela leur fermera le bec…
Il en fut ainsi. Plusieurs révolutionnaires, dont Jourry, Sucre et Greive, allèrent passer quelques jours à la Conciergerie. Le crime de Charles les avait fort ennuyés car, comme tous les débitants de drogues anarchistes, s’ils estimaient fort licite de prêcher l’impiété, le vol et le massacre des « infâmes capitalistes », ils tremblaient dès qu’un impatient de l’âge d’or promis par le socialisme appliquait prématurément leur doctrine.
Charles ayant rompu avec eux, ils ne pouvaient se rendre compte de l’inhumanité spéciale qui détermina le malheureux. C’est pourquoi, sitôt remis en liberté, ils publièrent des articles où leur ancien camarade était dénoncé, comme un agent provocateur que le gouvernement avait soudoyé pour fournir un prétexte à leur arrestation.
Le plus répugnant de tous fut Mandrillat.
Furieux et grotesque à la fois, il secouait sa femme qui se permettait de verser quelques larmes, plutôt machinales, sur le corps déchiré de leur enfant. Il lui défendit de prendre le deuil. Pour le public, il se posa en Brutus et déclara aux reporters qui assiégeaient sa porte que si son scélérat de fils avait survécu, il l’aurait conduit de sa propre main à la guillotine.
Cet héroïsme lui valut une batterie d’honneur au Grand-Orient. Mais ce fut tout. Il fit tant de tapage que Legranpan, agacé de le voir revenir sans cesse sur un incident dont nul ne voulait plus entendre parler parce qu’il provoquait trop de réflexions désagréables, lui ordonna, d’une façon fort impérieuse, de se taire.
Mandrillat obéit et, pour faire peau neuve, entreprit un voyage en Allemagne. Il s’y aboucha avec quelques financiers de Berlin et de Francfort qui désiraient introduire des valeurs véreuses sur le marché français. Le résultat fructueux de cette villégiature le consola bien vite du déboire qu’il venait de subir.
Cependant la police avait fait une perquisition dans l’appartement de la place Médicis. Elle ne trouva naturellement rien qui pût la mettre sur la piste d’un complot puisque Charles avait agi de lui-même et s’était gardé de se confier à personne. Chériat et Robert interrogés ne purent que rapporter la tristesse farouche de leur ami depuis des semaines et la façon dont il s’enfuit, malgré leurs efforts, le matin où la bombe éclata. On ne les inquiéta point, car il était de toute évidence qu’ils n’encouraient pas de responsabilité dans un crime dont, jusqu’au dernier moment, ils avaient ignoré la préparation.
Le seul indice qu’on découvrit des projets de Charles fut un papier où il avait tracé, d’une main fébrile, ces mots : « L’homme libre écarte les dogmes, les lois et tout ce qui entrave son droit à la révolte. Il ne croit qu’en lui-même. Il frappe pour se grandir et il reste sourd aux plaintes de ses victimes. C’est ainsi qu’il devient le surhomme… »
Et maintenant Robert Abry, assisté de Madame Viard, qui était accourue auprès de son frère, s’empressait autour du malade dont l’état s’était aggravé du fait de la scène terrible qui précéda la mort de Charles.
Enfin, à force de soins, Chériat se sentit un peu mieux. Mais si ses souffrances corporelles avaient diminué, son esprit restait tout anxieux.
Fixant sur Robert un regard de détresse, il dit :
— Mais comment, comment tout cela est-il arrivé ?… Comment Charles a-t-il pu concevoir un dessein aussi épouvantable ?
— Ne parle pas, supplia la veuve, calme-toi, tu vas encore te faire du mal…
— Eh bien je me tairai. Mais que Robert me rassure car je ne comprends plus rien à rien et il me semble que je suis environné de fantômes…
Robert était si profondément bouleversé qu’il ne réussit pas d’abord à répondre. Dans son chagrin, il se demandait, lui aussi, comment et pourquoi ? Et il se reprochait presque de n’avoir pas deviné assez tôt le drame funèbre qui s’était déroulé dans l’âme de son ami.
— Si j’avais insisté quand il vint rue d’Ulm, se disait-il, peut-être m’aurait-il confié son affreux secret et aurais-je pu le fléchir… Il courbait la tête, éperdu d’incertitude et se retenant pour ne pas sangloter. Mais comme Chériat lui touchait le bras, d’un geste suppliant, il fit un effort et dit d’une voix altérée :
— Avant tout, prions. Ce n’est qu’en sollicitant le secours d’En-Haut que nous réussirons à échapper aux images sinistres qui nous obsèdent.
— Oui, prions, répéta Mme Viard, qui s’agenouilla tandis que les deux hommes joignaient les mains, prions la Sainte-Vierge. Jamais nous n’avons eu plus besoin d’Elle puisqu’on la nomme, à juste titre, la Consolatrice des affligés.
Par une inspiration spontanée, elle récita les litanies puis elle proféra ce sublime appel à l’aide de la Grande-Auxiliatrice, le Sub Tuum : Nous nous réfugions sous sa protection, Sainte Mère de Dieu. Ne rejette pas la prière que nous t’adressons dans notre peine excessive et garde-nous toujours de tout péril, ô Vierge de gloire et de bénédiction…
A mesure qu’elle prononçait les saintes paroles, Robert se rassérénait. Ainsi que bien d’autres fois, il vérifiait qu’on ne s’adresse jamais en vain à Celle qui a reçu le pouvoir de réconforter les cœurs trop éprouvés. La lumière se refit en lui et ce fut tout enflammé d’une ardeur ineffable qu’à son tour, il récita le Memorare de saint Bernard.
Quand il eut dit l’invocation finale : Noli, Mater Verbi, verba mea despicere, sed audi, propitia et exaudi, son âme s’était reconquise.
De même, Chériat s’apaisait. Les ténèbres tragiques qui venaient de descendre sur lui se dissipaient pour faire place à une aurore angélique.
O Sainte Église, ce sont là les dictames que tu départis à tes fidèles !…
— Ne prierons-nous pas aussi pour Charles, murmura-t-il, sa pauvre âme, où est-elle à présent ?
— Certes approuva Robert, nous allons prier pour lui. Dieu est si bon : je veux espérer qu’au moment suprême, il a permis que l’infortuné ait une pensée de contrition.
— Et puis, reprit Chériat, rappelle-toi qu’il était charitable. Il m’a recueilli mourant de misère. Presque tout son argent, il le donnait aux pauvres… Louise Larbriselle peut en témoigner… Jusqu’au jour où il devint si sombre et si méfiant, nul n’aurait pu le taxer de perversité. Comme tant d’autres, comme moi-même avant que Notre-Seigneur m’éclairât, il vivait dans l’erreur mais il était de bonne foi. Où aurait-il appris à se garder du mal ? Ce n’est pas dans le milieu où il fut élevé puisque, nous le savons, on s’est appliqué à lui nourrir l’esprit d’athéisme et d’orgueil.
— Il m’a demandé de prier pour lui, dit Mme Viard en pleurant.
— Oui, conclut Robert, la Justice divine qui, seule, est infaillible, pèsera tout cela dans sa balance. Mais ce qui me fait frissonner c’est que je réfléchis qu’ils sont des milliers à présent, dans notre pauvre pays, qui subissent une éducation analogue à celle de Charles. On ne veut plus de Dieu ; on fait le vide dans les âmes. Puis l’on s’étonne que le démon s’y installe à la place de ce Dieu qu’on jette à la voirie parmi les outrages et les crachats… Je sais : il est de mode de sourire lorsqu’un croyant affirme que le diable s’empare de nous dès que nous nous détournons de l’Église.
Pour expliquer les crimes qui se multiplient, la frénésie de jouissance, l’inquiétude sans but qui possèdent tant de nos contemporains, la Science, pauvre folle infatuée d’elle-même, bat les buissons çà et là, bâtit cent systèmes, cent châteaux de sable qu’elle n’édifie que pour les renverser la minute d’après et pour courir à de nouvelles illusions. Des philosophies se hissent sur des piédestaux branlants et affirment que l’homme n’est qu’une mécanique instable mue par des forces aveugles et que le bonheur consiste à satisfaire ses pulsions jusqu’à la satiété. On instaure le règne de la Bête d’après cette maxime : « La vie est un cauchemar entre deux néants. » Pour l’oublier régalons nos instincts !
Cependant le démon verse les ténèbres du désespoir dans l’âme des sensitifs et des douloureux qu’une telle odieuse doctrine ne suffit pas à contenter. La France est ivre d’impiété ; par suite le nombre ne cesse de s’accroître de ceux qui, comme notre ami, tombent sous le joug du Mauvais parce que nul ne les avertit que, seule, notre sainte religion peut les en préserver. Hélas, ils se disent libres ; et on les força d’ignorer qu’en rejetant, comme une lisière importune, la sauvegarde de la foi, ils se soumettent au plus irrémissible des esclavages : celui du péché.
Ah ! prions, prions pour Charles. Prions aussi pour la France, supplions le Seigneur d’avoir pitié de nous.
Et suivi par la veuve et le malade, il dit humblement les versets du De profundis :
« Des profondeurs de l’abîme, nous crions vers toi, Seigneur. Seigneur, écoute notre voix.
« Que tes oreilles se rendent attentives à la voix de notre déprécation.
« Si tu observes nos iniquités, Seigneur, qui de nous soutiendra ton regard ?
« Mais parce que la miséricorde est en toi, Seigneur, j’espère à cause de ta loi.
« Mon âme se confie en ton verbe ; mon âme espère dans le Seigneur.
« Depuis la vigile du matin jusqu’à la nuit, que ton peuple espère en toi, Seigneur.
« Parce que la miséricorde appartient au Seigneur et qu’auprès de lui la rédemption est abondante.
« Et lui-même rachètera son peuple de toutes les iniquités.
« Seigneur donne aux âmes des morts le repos éternel et fais luire sur eux ta lumière sans fin.
« Qu’ils reposent en paix. — Ainsi soit-il. »
Tous trois s’embrassèrent. Puis Robert, debout et les yeux au ciel, reprit :
— Seigneur, nous ne sommes rien sans ton secours. S’il est dans tes desseins que nous périssions, que ta volonté s’accomplisse et non la nôtre. Mais, ô mon Dieu, si pour sauver notre France qui se détourne de ta Face, il est besoin de victimes expiatoires, nous voici prêts à souffrir pour que ton Nom soit sanctifié, pour que ton règne arrive.
Pour les folies et les péchés des égarés qui te défient, l’injure et le sarcasme à la bouche, nous nous offrons à ta colère. Toi, cependant, ramène-les dans tes voies ; distribue-leur le pain suprasubstantiel : ta parole immuable.
Comme il nous fut prescrit par ton Fils, nous leur pardonnons, sans arrière-pensée, sans restrictions vindicatives, les persécutions qu’ils infligent à ton Église. De même, ne les traite pas d’après l’énormité de leur ingratitude envers toi, mais considère leur aveuglement.
Par l’incarnation de ton Fils, par ses souffrances et ses plaies, par la Croix qui ne cesse d’étendre sur le monde ses bras rédempteurs, par ta Sainte-Mère, refuge des pécheurs, appui des malheureux, étoile du matin, arche de ton alliance avec nous, par les mérites de tous les Saints qui combattirent et triomphèrent pour ta gloire, accueille notre supplication ; fais cesser cette trop longue tentation. Libère la France du démon d’orgueil qui l’opprime ; délivre-nous du mal. Ainsi soit-il.
D’un même élan, tous trois répétèrent :
— O Dieu le Père, qui es la Justice, ô Dieu le Fils, qui es l’Amour, ô Dieu le Saint-Esprit qui es la Grâce, Sainte-Trinité, un seul Dieu, libère la France du démon qui l’opprime, délivre nous du mal…
Et longtemps, agenouillés côte à côte, ils demeurèrent en oraison, selon l’esprit de la Sainte-Église catholique, en dehors de laquelle il n’y a ni lumière, ni vérité, ni consolation, ni salut.
Benevolens lector, in nomine
Domini, ora pro scriptore.
Fin
Note. — L’auteur croit devoir rappeler que pour l’explosion qui termine le livre par la mort de Charles, il n’a rien inventé.
En effet, les choses se passèrent exactement telles quelles à l’église de la Madeleine en 1894.
L’auteur n’a fait que transposer l’événement à Notre-Dame.
Saint-Amand, Cher. — Imprimerie BUSSIÈRE.