Le règne de la bête
CHAPITRE XI
Il neige sur Paris, les flocons descendent lentement d’un ciel opaque, où il semble que les étoiles ne s’allumeront jamais plus, et fondent dès qu’ils touchent le pavé. Il en résulte une boue glacée, dont le va-et-vient des autobus et des fiacres asperge impartialement les pauvres comme les riches. Un froid bourru gerce les visages. A travers le soir fuligineux, les lampes électriques n’irradient qu’une clarté violâtre qui, mêlée à la neige et à la brume, crée une atmosphère trouble où les êtres et les choses prennent une apparence spectrale.
Malgré l’intempérie, comme c’est jour de fête, une foule endimanchée ruisselle par les rues, stagne aux devantures des magasins, surtout déferle aux portes des cafés et des brasseries. Car il s’agit d’absorber, au chaud, quelques saletés multicolores, sous prétexte d’apéritifs, avant de rentrer chez soi pour y aggraver l’intoxication par un repas dont des viandes mal conservées et des légumes très anciens fourniront les principaux éléments.
C’est dans l’une de ces tavernes, non loin de la gare Saint-Lazare, que Charles vient de s’échouer après un jour passé à errer d’un point à l’autre de la grand’ville, depuis qu’il épargna Legranpan.
Devant lui, sur la table de marbre mal essuyée, un bock auquel il ne touche point.
Pâle, le sourcil froncé, une lueur sombre au fond des yeux, il promène sur l’assistance des regards fouilleurs, comme s’il cherchait à découvrir quelqu’un parmi les humanités barbotantes et jabotantes qui s’alignent sur les banquettes, couvertes en moleskine, de l’endroit. Parfois, il porte la main à son gilet pour s’assurer que la bombe, qui ne l’a pas quitté, ne bouge pas.
Il la déteste cette petite bourgeoisie qui, mise en liesse par les poisons anisés dont elle s’abreuve, rabâche des gaudrioles vieillottes, s’essaie à de pâteux marivaudages, se rengorge, avec des mines pâmées, parce qu’au fond de la salle, trois violons, deux violoncelles, une mandoline, raclent des valses odieusement sentimentales et des sélections d’opéras bonnes à faire danser les ours du Jardin des Plantes.
Quelques figures irritent plus spécialement le jeune homme. A sa droite, un groupe de manilleurs, pour procéder aux stupides calculs qu’implique le jeu, prennent des airs solennels ; on dirait les grands prêtres d’une tribu insulaire du Pacifique méditant d’étriper une volaille à la gloire d’une idole en bois d’acajou mal équarri.
A sa gauche, une notable famille du quartier : le père, dont la face rose et grassouillette, plantée de soies molles, évoque le commerce de charcuterie qui fit sa fortune. Il commente, sans que personne l’écoute, le dernier article de ce Vauvenargues pour imbéciles qu’on appelle Harduin. La mère, pareillement mafflue et luisante, se tasse sous un chapeau bizarre où des plumes caca-d’oie ombragent une grappe de raisin d’un vert outrageant et des choux de velours ponceau. Elle ne cesse de dilater, en des bâillements réitérés, sa mâchoire osanore que pour feuilleter un illustré où se succèdent les effigies de Deurière inaugurant une porcherie modèle, d’un turlupin célèbre dans les boîtes à flons-flons obscènes du boulevard de Strasbourg et d’une poétesse mirlitonnante dont les vers et les appas, également gélatineux, plurent à Périclès Briais. Les enfants : la fille, en crise d’âge ingrat, maigriote dans sa robe trop courte, grimace, grognonne, lape de la grenadine, échange des coups de pieds, sous la table, avec son frère, môme couleur de suif qui, coiffé d’un képi de général bolivien, braille, renifle et se mouche sur la manche de son papa, lequel finit par le gifler.
Devant le comptoir, le gérant hausse le menton pour mieux planer sur son peuple de consommateurs, stimule, d’un index autoritaire, le zèle des servants ou raidissant le torse, caresse sa chaîne de montre afin que chacun soit mis à même de constater qu’elle est en or. L’importance que se donne ce personnage agace Charles presque autant que les attitudes poétiquement ineptes affectées par l’individu qui taquine, d’une main trémolante, des boyaux de chat à l’orchestre. Celui-là — prétentieux comme il convient à un professeur de mandoline — tandis qu’il tracasse son instrument, lève, vers le plafond enfumé, de gros yeux noirs où miroite, comme du vernis sur un escarpin, la nostalgie d’un troubadour exilé chez d’obscurs Patagons. Ou bien, aux intervalles des morceaux, il s’accoude sur son genou et songe, en extase, que la semaine prochaine, délaissant ces rhapsodies trop coutumières, il se propose d’infliger à la mémoire de Beethoven, l’outrage d’un gratouillement de la Pathétique devant une assemblée de dames blocardes et influentes que son physique de calicot passionné fait frémir comme des harpes éoliennes.
Ces pauvres gens, et ceux qui les entourent sont à coup sûr fort ridicules. De plus, aucun idéal n’ennoblit leurs occupations quotidiennes. Ramenés, peu à peu, tout proche de l’animalité par le matérialisme que leur inculquèrent les pédagogues laïques, la presse qu’on leur recommande, les spectacles qu’on leur offre, et les mœurs des politiciens qu’on leur fait élire, ils ne songent plus guère qu’à flatter leurs instincts.
Chez eux, l’estomac prime le cerveau. Gagner, amasser, se régaler, digérer, ce sont les quatre points cardinaux entre lesquels ils gravitent. Pourtant ils possèdent une âme qui pourrait s’élever si les pervers dont ils acceptent le joug ne les maintenaient soigneusement dans le culte exclusif de la pièce de cent sous, de la sottise égalitaire et des pâtées plantureuses. — Il faut les plaindre, non les haïr.
Or, Charles les hait d’une façon farouche. Entré dans ce café pour échapper à la neige et se réchauffer un peu, tout le blesse de ceux qui s’y empilent : leur physionomie, leurs gestes, la volupté manifeste qu’ils goûtent à s’alcooliser, à ouïr d’idiotes musiques, à manier les cartes.
Voici ce qu’il se dit, tout en les fusillant de regards vindicatifs
— Quelle race, quel bétail obtus ! Rien, hormis la trique, pourrait-il les sortir de la torpeur ignoble où ils croupissent ? En est-il un seul qui, une fois dans sa vie, ait associé deux idées ? Et cependant, ils sont les maîtres, ils sont la démocratie prépotente. Grâce à leurs suffrages, tous les fruits secs et tous les filous de France abrutissent une nation qui n’a plus qu’un souci : pâturer en paix des épluchures tandis que ses dirigeants volent et godaillent. Certains disent qu’ils sont inconscients. Hé, tant pis pour eux, car qui les fera souffrir n’aura pas plus de remords à éprouver qu’un coureur de plages piétinant une colonie de zoophytes…
Puis sa rêverie sinistre se faisant plus concrète :
— Et si je les faisais souffrir, moi ? Qu’y-a-t-il de commun entre ce troupeau dont l’odeur de bêtise me suffoque et l’isolé que je suis ? Si je lançais la bombe dans ce café ?…
Alors une voix très basse souffla au dedans de lui :
— Ils sont innocents des maux dont se courrouce ton orgueil.
Mais aussitôt Charles rétorqua cette objection de sa conscience par la phrase prononcée naguère par un des assassins que les anarchistes exaltent comme des martyrs de leur cause : « Dans une société telle que la nôtre, il n’y a pas d’innocents ».
— Non, se répéta-t-il en déboutonnant son veston pour saisir l’engin, il n’y a pas d’innocents. Et, d’ailleurs, mon acte n’apparaîtra-t-il pas plus grandiose si j’explique aux juges, devant qui je comparaîtrai, qu’en frappant cette cohue moutonnière, je me suis fixé non d’estropier quelques individus mais de braver tout le régime que leur lâcheté m’impose ?
L’influx démoniaque l’envahissait de plus en plus. Ses nerfs vibraient ; un sourire atroce lui tordait la bouche. Déjà, il se peignait la panique de la foule, le sang qui éclabousserait les glaces fendues, les hurlements des manilleurs éventrés, les femmes évanouies. Il s’en délectait par avance et ses doigts se crispaient sur le métal de la bombe. Il allait viser le gérant dont la suffisance l’exaspérait plus particulièrement et il proférait, à mi-voix, avec un ricanement de dérision le vers des Châtiments qui décida Caserio à tirer le poignard :
Mais sur l’extrême bord de l’abîme où il allait s’élancer, un souvenir lui vint tout à coup qui l’arrêta net.
Il se rappela qu’il avait promis à Chériat d’aller voir sa sœur, veuve habitant les Batignolles, et de la prier de venir auprès du moribond. C’était sur les instances de Robert Abry qu’il avait accepté cette mission. Il évitait le plus possible le catholique. Néanmoins il lui arrivait de se trouver au logis lorsque celui-ci rendait visite à Chériat. Alors, bon gré, mal gré, quoiqu’il gardât une réserve qu’il voulait méprisante, il n’était pas sans prêter l’oreille aux conversations de ses deux amis. C’est ainsi qu’il remarqua que Chériat subissait l’influence de l’ardente charité dont débordaient les paroles de Robert et que les fureurs s’étaient évaporées qui, peu de temps auparavant, agitaient le réfractaire. Encore que Charles attribuât cette conversion à un affaiblissement cérébral produit par la maladie, le contact, fût-il passager, d’une âme tout imprégnée de Notre-Seigneur comme l’était celle d’Abry l’avait lui-même attendri. Puis il savait que Chériat n’avait plus que quelques jours à vivre et témoignait un grand désir de parler à sa sœur. Il se faisait donc un devoir de la lui amener avant la fin.
Scrupule singulier, dira-t-on chez un sectaire en puissance d’homicide et qui croyait s’être arraché du cœur tout sentiment altruiste. C’est que, si dominés qu’ils soient par la malice d’En-bas, de tels enfants du siècle n’en conservent pas moins, à leur insu, quelques frêles attaches à leurs semblables. Ces liens, chez Charles, étaient, quoiqu’il ne se l’avouât pas, la pitié que lui inspirait le phtisique et la notion confuse d’une sauvegarde mystérieuse contre ses propres rêves, sauvegarde due à l’affection évangélique que Robert Abry ne cessait de lui manifester.
— Soit, se dit-il, je vais prévenir la sœur de Chériat afin qu’elle se rende chez moi. Ce sera vite fait, et après rien ne me sera plus facile que de jeter la bombe dans un autre café puisque, partout, à cette heure, le troupeau s’abreuve…
Il avala son bock d’un trait, paya et sortit d’un pas précipité.
— Il me faisait peur ce monsieur, dit alors la dame au chapeau singulier, il nous regardait tous avec des yeux brillants, que c’en était effrayant…
Cela, c’était l’instinct de conservation qui agissait. Cette bourgeoise, très ouverte — comme toutes les femmes — aux influences diaboliques, s’était sentie effleurée par le rayonnement du foyer d’enfer qui brûlait dans l’âme de l’assassin.
— Bah, prononça son mari, de couenne trop épaisse pour ressentir la même impression, ce devait être un ivrogne…
Et sans insister, il reprit sa glose des maximes glaireuses, éjectées, le matin, par le sieur Harduin — dit le La Bruyère des crânes pointus.