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Le règne de la bête

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CHAPITRE II

Tandis que son auto bien close le ramenait chez lui, boulevard Haussmann, Mandrillat tâchait de rassembler ses idées mises en déroute par l’admonestation de Legranpan. Il faisait bon marché des insultes dont le ministre l’avait parsemée. Mais ce qui le piquait au vif de sa vanité, c’était le peu de cas qu’on semblait faire de son importance. Quoi, lui, le fondateur du fameux comité Mandrillat, puissant aux élections, lui, le dignitaire des Loges, lui qui versait des sommes pour parer à l’insuffisance des fonds secrets, lui, enfin, qui avait escompté le papier de Legranpan, à l’époque, assez récente, où les pires usuriers n’en voulaient plus, se voir traiter presque en importun ! Être fouaillé comme les besogneux du parti qu’on refrène, sans politesse, dès qu’ils font mine de s’émanciper !

Plein de rancune, il se remémora les services rendus. D’abord, en 1870, il avait expliqué aux républicains des quartiers excentriques combien Legranpan se montrait un éminent patriote en souhaitant la chute de l’Empire, même au prix du triomphe des Allemands. Il oubliait que Legranpan, devenu maire de Montmartre après le 4 septembre, l’avait récompensé en lui procurant la fourniture de brodequins aux semelles de carton pour la mobile. Plus tard, quand Legranpan exerçait son instinct de démolisseur à travers l’ordre moral et l’opportunisme, il avait subventionné les journaux faméliques où le « tombeur de ministères » distillait sa prose acrimonieuse. — Il négligeait de se souvenir qu’en retour, Legranpan, quoique hostile en apparence à la politique coloniale de la bande Ferry, lui avait fait concéder de chimériques mines d’or au Tonkin : piège miroitant où maints fructueux gogos s’étaient laissés prendre. Puis n’était-il pas resté fidèle au temps où nombre de radicaux saluaient, comme un soleil levant, la barbe blonde de Boulanger ? — Il est vrai que ses capitaux étaient alors engagés dans une entreprise d’Outre-Rhin dont les fanfares du général effarouchaient les promoteurs.

Comment Legranpan avait-il reconnu son loyalisme ? En négligeant Mandrillat, en ne l’initiant pas aux dessous lucratifs de son entente avec les Anglais. En acceptant la tutelle financière d’un Juif bavarois qui, lors de la déconfiture du Panama, l’avait enlisé dans le plus sale bourbier.

Eh bien, lorsque Legranpan avait été exécuté à la Chambre par Déroulède, abandonné par les croyants à son étoile et jusque par les Pichons les plus serviles de son entourage, revomi, comme député, par les bourgs pourris les plus inféodés au radicalisme, qui l’avait réconforté ? Qui l’avait secouru quand, barbouillé de fange, criblé de dettes, il s’était vu réduit, pour vivre, à publier des contes vaguement idylliques dans des feuilles suspectes et des correspondances parisiennes, dans des zeitung viennoises ? Qui donc avait opposé un bouclier de procédure aux exploits brandis par le peuple d’huissiers que lançaient contre le rez-de-chaussée du grand homme des créanciers débordants d’arrogance ? Qui lui avait découvert un siège de sénateur dans une circonscription vouée à l’anticléricalisme jusqu’à la rage ? Qui enfin lui avait prêté de l’argent — sans intérêt — pour qu’il pût accrocher de la peinture impressionniste dans son cabinet de travail, renouveler ses chaussettes, traiter à sa table des diplomates britanniques, soigner son foie, chaque août, aux eaux de Bohême ?

Lui, Mandrillat, et nul autre !

Récriminant de la sorte, le Vénérable ne s’avouait pas la raison foncière de cette solidarité si tenace. C’était que Legranpan avait toujours gardé par devers lui certaines pièces compromettantes dont la divulgation aurait obligé les magistrats les plus aveugles aux fredaines des soutiens du régime de recouvrer soudain la vue pour gratifier Mandrillat d’une villégiature à Fresnes.

Legranpan éprouvait d’autant plus de plaisir à multiplier les coups de ce dur caveçon que s’il tenait Mandrillat, celui-ci ne le tenait plus. En effet, le temps était venu où la République, à court d’hommes d’État propres à incliner le bonnet phrygien devant tous les porte-couronne du continent et des îles, avait choisi l’esthète du radicalisme pour mener à bien la dissolution de la France. Maître du coffre-fort national, le nouveau président du conseil avait aussitôt remboursé son ancien complice. Puis il s’était payé des humiliations que Mandrillat — zélé mais balourd — lui avait inconsciemment prodiguées par des insolences à quadruple détente.

Toutefois, en compensation, il l’avait associé à divers péculats juteux. Surtout, il lui avait laissé le champ libre pour étrangler et dépouiller le troupeau plaintif des congrégations et pour déchaîner sur les biens d’Église cette meute goulue : les liquidateurs.

Il n’en restait pas moins ceci que Mandrillat ne pouvait plus spéculer sans subir le contrôle du ministre. Pareille sujétion ne s’était point vue depuis que les républicains, procédant au pillage du pays, sont parvenus à convaincre le suffrage universel que les médailles de l’antique Probité seraient désormais frappées à l’effigie de Marianne.

Aussi Mandrillat taxait-il Legranpan d’ingratitude.

— Voilà, gronda-t-il, j’ai toujours travaillé pour les autres et je n’en fus pas récompensé.

Tout le monde m’exploite, m’attire des affaires désagréables, puis m’abandonne dans les moments difficiles. Sans parler de Legranpan, qui se revanche de sa détresse passée en me faisant sentir qu’il n’a plus besoin de moi, personne ne me témoigne un désintéressement analogue à celui dont j’ai donné tant de preuves.

Il passa mentalement en revue sa clientèle. Ce n’étaient que sénateurs tarés et députés plus voraces que des renards après un hiver rigoureux, galope-chopines du barreau, juristes trop ingénieux dans l’art d’interpréter les codes, publicistes dont la conscience portait la pancarte : à vendre ou à louer : toute une fripouille qui se régalait de ses reliefs.

Plus proche de lui, sa femme, molle et nulle, épousée d’ailleurs pour sa fortune, puis réduite en esclavage.

Alors seulement son fils lui revint à l’esprit. Outré au souvenir du déboire qu’il lui devait, il murmura : — Celui-là, par exemple, paiera pour tous. Il voulut réfléchir aux moyens de museler le jeune homme. Mais il s’aperçut aussitôt qu’il le connaissait fort peu. Les années de collège accomplies, il aurait voulu en faire un docteur en droit qui eût mis sa science au service des entreprises paternelles. Or, Charles avait déclaré qu’il préférait se consacrer à des travaux historiques et il avait quitté la maison pour se loger sur la rive gauche. Tous deux se voyaient rarement et ne trouvaient rien à se dire lorsqu’ils se rencontraient.

Mandrillat était incapable d’admettre que quelqu’un de son sang pût pratiquer de bonne foi le socialisme. Qu’on se servît de cette doctrine pour duper certaines catégories d’électeurs, fort bien. Mais il y fallait du doigté. A coup sûr, Charles en manquait et il avait eu le plus grand tort de s’émanciper à l’étourdi, sans consulter les gens d’expérience.

Néanmoins, Mandrillat ne doutait pas de le faire renoncer, par menace ou persuasion, à ses équipées révolutionnaires. Il invoquerait au besoin son autorité de chef de famille. Naïf en cela, croyant à une morale dénuée de sanction, il ne comprenait pas que cent ans d’éducation individualiste ont mis à rien cette autorité. Il méditait une solennelle harangue, ignorant qu’à notre époque, les fils tiennent volontiers les pères pour de salivants Gérontes dont les propos ont tout juste l’importance des lariflas propagés par un morne tambour dans la nécropole où s’effritent les ossements des gardes nationales défuntes.

Le Vénérable tentait de forger des arguments décisifs. Mais la mémoire des révélations de Legranpan le lancinait à ce point qu’il entrait de plus en plus en colère. Si bien que quand l’auto s’arrêta devant sa porte, il tremblait de fureur mal contenue.

Il s’engouffra, en coup de vent, dans le vestibule et, dédaignant l’ascenseur, monta, d’un trait, jusqu’au troisième étage. Dans l’antichambre, au valet qui lui enleva sa fourrure, il demanda, d’une voix brève, si sa femme était à la maison. Sur la réponse affirmative, il commanda qu’on la fît venir au salon.

Lorsqu’elle entra dans cette pièce horriblement cossue, il arpentait, les mains au fond des poches, le tapis aussi laid que riche qui en couvrait le parquet. Et il frappait de tels coups de talon que les vitres frémissaient et que les pendeloques du lustre s’entrechoquaient avec un bruit fragile.

Mme Hortense Mandrillat n’eut qu’à regarder son mari pour reconnaître en lui les symptômes d’une tempête qui voulait éclater. Pliée dès longtemps au rôle d’une comparse à qui l’on ne demandait qu’un masque de déférence et une approbation à peu près silencieuse, elle s’assit, comme en visite, sur un pouf de peluche verte à ramages jaune-canari.

Sans préambule et comme s’il monologuait pour un écho ponctuel, Mandrillat narra son entrevue avec Legranpan. Bien entendu il se donna le beau rôle, traduisit les insultes du ministre en aimables avertissements et ne fit éclater l’orage que quand il en vint aux inconséquences de Charles.

— Je voudrais savoir, vociféra-t-il, planté soudain devant sa femme, comment tu as élevé ce chenapan ?

Mme Hortense aurait pu répondre que ce soin avait été laissé à des précepteurs garantis par la Normale comme imbus des doctrines les plus néo-kantiennes. Mais toute ironie lui demeurait trop étrangère pour qu’elle en attisât le courroux marital. Elle examina furtivement le Vénérable depuis la pointe de ses cheveux grisonnants qui s’ébouriffaient jusqu’à l’extrémité de ses larges chaussures. Puis elle reporta son regard vide sur ses propres bagues et se contenta d’émettre un son qui tenait de la toux et du gémissement.

Mandrillat haussa les épaules et reprit sa promenade en criant : — Est-ce que j’ai eu le temps de m’occuper de ce garçon ? Est-ce que tu ne devais pas le surveiller ? A quoi es-tu bonne, je me le demande ?

Ici encore, la mère eût été en droit d’objecter que nulle autorité ne lui avait jamais été concédée hormis sur les femmes de chambre et les cuisinières. Cette pensée ne lui vint même pas. Ne sachant que dire, elle chuchota qu’elle n’avait pas vu Charles depuis quinze jours.

— Et qu’est-ce qu’il t’a raconté la dernière fois qu’il est venu ?

Elle eut de la peine à s’en souvenir. Enfin elle mentionna confusément qu’il lui avait demandé quelque argent, en avance sur sa pension.

— Et toi, pauvre sotte, tu lui en as donné, n’est ce pas ?… Devines-tu à quoi il a servi, cet argent ?

Mme Mandrillat explora en vain le désert grisâtre de son intelligence et fit un signe négatif.

— A préparer des ingrédients pour me faire sauter ! hurla le Vénérable.

Derechef il déambula, tandis que sa femme, ne se rendant guère compte de la catastrophe qu’il venait d’évoquer, demeurait immobile sur son pouf. N’étant présente que pour faciliter à Mandrillat une débâcle d’invectives, elle se tassa dans son inertie.

Toutefois, ce jour-là, Mandrillat sentait d’une façon vague, qu’un incident avait surgi qui, en saine logique, eût exigé qu’ils se concertassent au sujet de leur enfant.

Mais que résoudre, puisque lui ne savait rien du caractère de Charles et qu’elle semblait l’ignorer tout autant que lui ?

En somme, cette famille très actuelle comprenait trois personnages presqu’aussi étrangers l’un à l’autre que des touristes réunis, par suite d’un accident sur la ligne, au buffet d’une gare de transit.

Et que pouvaient-ils avoir de commun ? Le père, lourd de rapines, léger de scrupules, absorbé par ses intrigues dans le monde d’agitateurs et de fourbes qui dévalisent la France sous prétexte de démocratie. La mère, intendante machinale, évoluant des armoires à linge aux pots de confitures. Le fils, produit hétéroclite du mariage sans amour d’un sanguin pillard et brutal avec une lymphatique dont les sentiments affectifs s’étaient, dès longtemps, dilués dans un gélatineux égoïsme. Le premier, ne cherchant dans la vie que les moyens d’accroître une fortune mal acquise et de satisfaire des ambitions louches. La seconde, uniquement préoccupée d’éviter les bourrades du conjoint. Le troisième, soupçonné de choyer des théories dont le seul énoncé fait se figer d’effroi les moelles bourgeoises.

Entre eux nul lien fourni par une foi, nul idéal désintéressé, nul souci d’avenir un peu noble.

— Si je coupais les vivres à Charles ? reprit Mandrillat au bout de quelques minutes employées à constater qu’il est fort difficile d’agir sur quelqu’un de qui l’on n’eut jamais cure.

Mme Hortense balança la tête comme pour indiquer que la chose était scabreuse. Puis réfléchissant que les mille francs mensuels économisés de la sorte lui reviendraient peut-être, entrevoyant un horizon de marmelades fines et de pantoufles fourrées, elle se permit une sourde approbation.

Mandrillat hésitait. Fermer sa bourse lui souriait. Car s’il se montrait parfois généreux lorsqu’il lui fallait domestiquer un politicien ou corrompre un fonctionnaire, il gardait un penchant à l’avarice dont il ne se départait, d’habitude, que pour mettre en liesse et combler voracement les plus grossiers de ses appétits. — D’autre part, son orgueil et son prestige pouvaient souffrir si le bruit se répandait que son fils traînait la savate.

— Enfin je verrai, conclut-il. Toi, puisque tu n’es pas capable de m’aider, préviens Charles que j’ai à lui parler… Oui, écris-lui de venir ici demain vers midi. Maintenant, ôte-toi de devant moi et tâche que le déjeûner soit prêt à l’heure.

Mme Hortense obéit avec d’autant plus d’empressement qu’un soufflé au fromage, dont elle voulait surveiller la réussite, l’attendait à la cuisine. Entre ce fils, si loin de son cœur et ce mets savoureux si cher à son estomac, le choix ne faisait pas doute : le soufflé avant tout.

Resté seul, Mandrillat résuma ses incertitudes par cet apophtegme défraîchi : — Il n’y a plus d’enfants.

Le démon aux yeux glacés qui veillait dans son ombre lui répondit peut-être : C’est parce que, participant à ma stérilité, les hommes de ton acabit ne sont pas de vrais pères.

Mais Mandrillat ne l’entendit point.

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