Le règne de la bête
CHAPITRE XII
Il ne neigeait plus. Un vent froid soufflait qui s’engouffrait, avec des plaintes lugubres, sous les porches et cinglait rudement les passants. Paris faisait une vaste rumeur dans l’ombre rouge qui l’enveloppe la nuit.
Charles remonta la rue de Rome pour gagner le boulevard des Batignolles puis la rue Biot où demeurait la sœur de Chériat. Quoiqu’il eût hâte de remplir la mission dont il s’était chargé, afin de se retrouver seul pour vaquer à l’accomplissement du crime qu’il se jurait de commettre ce soir même, son pas se ralentissait à mesure qu’il approchait du domicile de la veuve. La démarche lui déplaisait ; en outre, le poids de cette bombe qu’il portait depuis le matin l’obsédait : il lui semblait qu’il serait délivré du tourment qui le hantait dès qu’il l’aurait jetée.
Il se demanda :
— Qui vais-je rencontrer ? Si cette femme est pareille au Chériat de l’ancien temps, ce sera, sans doute, une de ces viragos qui vocifèrent des inepties dans les réunions socialistes… Oh ! mais je couperai court à ses tirades. J’ai à réfléchir encore sur ce que je ferai quand la bombe aura éclaté et surtout à préparer le discours que j’assénerai au juge d’instruction.
Cette question de son attitude après la catastrophe demeurait la dominante de ses préoccupations. Comme on l’a vu, il y pensait bien plus qu’aux conséquences immédiates de l’acte horrible.
Songeant de la sorte, il arriva rue Biot, dépassa l’entrée violemment éclairée d’un café-concert d’où sortaient des braiments hystériques et des odeurs de pipe, et s’arrêta devant le numéro qui lui avait été indiqué. C’était une de ces maisons noires, étroites de façade et très hautes, où l’avidité des propriétaires entasse des dizaines de ménages ouvriers. Il pénétra dans une loge, taudis fumeux qu’encombraient des enfants criards et des guenilles jetées çà et là. Sur sa demande, la concierge, une mégère glapissante et dépeignée, lui apprit que la veuve logeait au sixième et qu’elle était chez elle.
Charles se risqua dans l’escalier aux marches branlantes et qu’éclairaient à peine des becs de gaz, en veilleuses, tous les deux étages. La rampe visqueuse collait aux doigts ; les murs suaient une humidité sale ; des relents d’âcre misère prenaient à la gorge.
Quand il fut en haut, le jeune homme découvrit un couloir qui tournait à angles brusques. Comme il n’y avait plus de gaz du tout, il dut frotter des allumettes pour se guider. Enfin, au fond du boyau, il aperçut une porte où une carte était clouée et il y lut ce nom écrit à la main : Madame Viard, couturière. C’était là. Il frappa. Tout de suite, une petite fille d’une douzaine d’années vint ouvrir. Il entra, en ôtant son chapeau, et vit une femme, de taille exiguë, qui cousait, assise près d’une table ronde où s’empilaient des corsages d’indienne aux couleurs voyantes.
D’un coup d’œil, Charles inventoria la chambre. Fort peu large et très mansardée, elle prenait jour par une lucarne à ras du toit. Pour la meubler : un lit en fer, trois chaises de paille, quelques patères où d’humbles vêtements étaient accrochés, une antique commode en sapin déverni, un fourneau économique, une malle. Au mur, des photographies fanées, parmi lesquelles il reconnut le portrait de Chériat. Au-dessus de la commode, une image de sainteté en chromo représentant l’apparition de la Sainte-Vierge à Bernadette et un grand Crucifix en bois noir. Une propreté exquise régnait dans ce pauvre logis. Le carreau, tout raboteux et fendillé, avait été passé à l’encaustique. Les draps du lit, les taies d’oreiller étaient d’une blancheur éblouissante. Pas un grain de poussière sur les meubles minables.
A la lueur médiocre d’une lampe à pétrole qui brûlait sur la table, Charles examina la veuve. Bien qu’elle n’eût guère plus de trente-cinq ans, elle en paraissait davantage tant ses épaules se voûtaient à force de s’être courbées sur un travail inexorable. Ses cheveux rares grisonnaient ; des rides striaient son front plus jaune que le vieil ivoire ; un cercle bleuâtre entourait ses yeux ternis pour avoir versé trop de larmes. Ses lèvres décolorées, son teint plombé, ses mains diaphanes disaient l’épuisement. Et pourtant il y avait sur cette face émaciée, dans ces prunelles pâles, une expression de sérénité presque joyeuse qui frappa Charles.
La fillette était assez jolie ; une chevelure blonde qui ondulait naturellement, de larges yeux bruns, un nez fûté. Mais quel triste petit corps, si maigre, dans une robe d’étoffe grise, trop mince pour la saison et cent fois rapiécée ! On devinait que l’enfant s’étiolait faute d’une nourriture suffisante et d’une atmosphère plus salubre que celle de Paris.
Étonnée du silence que gardait ce visiteur inconnu, la veuve demanda d’une voix timide :
— Que désirez-vous, monsieur ?
— Je viens de la part de votre frère, répondit Charles.
Mme Viard tressaillit. Il y avait plusieurs mois qu’elle n’avait vu le phtisique, mais elle savait l’existence de lutte avec la police qu’il menait parmi les révolutionnaires et elle vivait dans la crainte d’apprendre son arrestation.
La voyant toute tremblante, Charles lui exposa, en quelques phrases assez sèches, qu’il avait recueilli Chériat très malade et que celui-ci désirait la visite de sa sœur. Puis il donna son adresse et spécifia qu’il ne fallait pas tarder, vu l’état grave où se trouvait le moribond.
Ayant dit, il fit mine de se retirer.
Mais, d’un geste implorant, Mme Viard le retint et le pria de s’asseoir. Il était visible qu’elle désirait de plus amples détails. Tandis que, gêné, sans trop savoir pourquoi, d’être là, il prenait place sur une chaise, elle reprit :
— Que vous êtes bon, monsieur, d’avoir eu pitié de ce malheureux garçon et combien je vous en suis reconnaissante.
Charles secoua la tête et agita la main comme pour signifier qu’il ne méritait pas de gratitude.
De fait, quand il y pensait, il se reprochait, comme une faiblesse, d’avoir secouru Chériat, après qu’il s’était promis de se raidir contre tout sentiment d’humanité.
La veuve insista :
— Oh ! s’écria-t-elle, ne dites pas que cela n’a pas d’importance. Mon frère était devenu si ombrageux qu’on ne savait plus comment le prendre. La dernière fois que je l’ai vu, ne m’a-t-il pas déclaré qu’il ne voulait plus rien avoir de commun avec moi, parce que j’allais à l’église et que j’élevais chrétiennement ma fille. Cependant, je ne l’avais jamais contrarié dans ses opinions bien qu’elles me fissent tant de peine…
Mais, à coup sûr, il ne se méfie plus de moi puisqu’il me demande. J’en suis si heureuse, moi qui ai tant prié pour lui !
Charles se sentit ému de l’ardeur pieuse avec laquelle ces paroles furent prononcées ; en même temps, elles l’embarrassaient, le ramenant à un ordre d’idées qu’il s’était interdit d’approfondir, les jugeant déprimantes. Néanmoins la pauvre femme semblait si transportée par l’espoir d’une réconciliation avec son frère qu’il dut ajouter :
— Eh bien, madame, soyez tout à fait contente. Non seulement Chériat veut vous voir mais j’ai des raisons d’être assuré qu’il partage à présent vos convictions religieuses.
Elle joignit les mains pour rendre grâces et dit d’une voix qui tremblait de reconnaissance :
— J’étais sûre que le Bon Dieu m’exaucerait…
Que je vais le prier pour mon frère repentant et pour vous aussi qui lui êtes si secourable.
Puis, attirant contre elle sa fillette qui fixait ses grands yeux, avec un mélange de crainte et de curiosité, sur ce visiteur si pâle et dont les regards étaient si étranges, elle poursuivit :
— Va, Marguerite, embrasse monsieur qui est si bon pour ton oncle et pour nous.
L’enfant s’avança vers Charles et lui offrit son front. Il allait s’attendrir ; mais soudain, une pensée terrible lui traversa le cerveau comme un trait de feu :
— Quoi donc, serrer sur ma poitrine où réside la mort cette innocente !…
Ah ! il n’était plus question, à ce moment, de se répéter : « Il n’y a pas d’innocents. »
Il se leva, d’un mouvement brusque, qui fit tomber la chaise, et recula jusqu’à la porte en balbutiant sans savoir ce qu’il disait :
— Non, non, pas cela… Personne ne doit me toucher !…
Effrayée, Marguerite se réfugia près de sa mère qui, elle-même, pleine d’alarmes, dévisageait Charles avec épouvante. Lui baissait la tête, écoutant hurler et sangloter en lui des voix contradictoires. Un silence anxieux régna dans la chambre.
Enfin, se ressaisissant un peu, le jeune homme se rapprocha de la table. Il ne songeait plus à s’enfuir. A considérer cette femme et cette enfant que semblait protéger le Crucifix, qui ouvrait ses bras tutélaires au-dessus de leurs têtes, une douceur insolite rafraîchit son cœur calciné par les flammes infernales.
Il s’efforça de sourire et dit :
— Je vous demande pardon… Un malaise subit. Ne vous occupez pas de moi. Parlons plutôt de vous.
Selon cette perspicacité des belles âmes qui ont beaucoup souffert, la veuve eut l’intuition qu’il y avait là, devant elle, un être en détresse et qui pliait sous un trop lourd fardeau d’angoisses.
Très simplement elle reprit :
— Parler de nous ? C’est un sujet de conversation qui sera vite épuisé. Notre vie ne présente rien d’extraordinaire.
— La gagnez-vous votre vie ? demanda Charles, vous paraissez bien pauvre. Et ces travaux de couture, ajouta-t-il en désignant la pile de corsages sur la table, vous sont, sans doute, très mal payés.
— Je ne saurais dire, répondit Mme Viard, que ce soit du bon ouvrage. Nous autres ouvrières de la confection à domicile nous sommes employées par des entrepreneuses qui fournissent les grands magasins. Comme elles prélèvent leur bénéfice sur notre travail, il faut se donner beaucoup de mal pour joindre les deux bouts.
— Et combien vous faites-vous par jour ?
— En cousant de onze à douze heures, vingt-cinq au vingt-six sous. Il faut acheter le fil. Et puis l’hiver, il y a le chauffage et le pétrole… Si je pouvais travailler directement pour les grands magasins, je me ferais davantage.
— Combien alors ?
— Mais de deux francs à deux francs cinquante par jour.
Et cela vous suffirait ?
— J’ai appris à me contenter de peu. Si seulement j’étais toujours sûre d’avoir du pain et du lait et quelquefois une petite côtelette pour Marguerite… Malheureusement il y a les chômages.
Tout cela était dit sans emphase ni jérémiades, comme une chose acceptée et à propos de quoi il n’y a pas lieu de se plaindre.
— Ainsi, pensa Charles, c’est donc sa religion qui apprend à cette femme à subir, sans récriminer, l’exploitation répugnante dont elle est la victime. Que je voudrais savoir comment elle peut garder une âme si paisible parmi tant de misères. Mais ce n’est pas possible : au fond, elle doit se révolter…
Il reprit :
— Que faites-vous pour supporter une existence aussi pénible, car enfin vous devez traverser des périodes de dénuement total ?
— Ah voilà, dit la veuve, en levant les yeux vers l’effigie de Notre-Seigneur, c’est que je prie. Et la prière me donne la force de tout endurer.
— Vous priez, répéta Charles, qui maintenant se rappelait des paroles analogues entendues chez Robert Abry, et pourtant votre Dieu vous laisse dans le malheur et dans l’affliction.
— Non, répondit-elle, avec une énergie qui impressionna le jeune homme, je ne suis pas dans l’affliction. La prière me soutient, chasse l’inquiétude, éclaire ma route. Je sais que nous sommes sur la terre pour souffrir, mais qu’au ciel, si nous l’avons mérité, nous serons récompensés au centuple de nos souffrances. Notre-Seigneur n’a-t-il pas dit : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés ? » Et du reste, ce ne sont pas seulement les pauvres qui souffrent… Beaucoup qui vivent dans l’abondance, n’ont-ils pas leurs peines aussi ? J’en vois, continua-t-elle en le fixant d’un regard apitoyé, j’en vois qui ne paraissent manquer de rien et qui pourtant ne sont pas heureux…
— C’est vrai, avoua Charles, tout bas, il y a moi par exemple.
— Mon pauvre monsieur, ce n’est pas difficile à deviner.
Charles se tut. Il aurait voulu réagir par quelque sarcasme contre cette douceur envahissante qui le pénétrait de plus en plus. Il ne trouva rien. La veuve, cependant, le regardait toujours, se confirmant dans cette évidence que c’était une âme effroyablement torturée qu’elle avait à secourir. Et, avec cette sollicitude admirable pour les peines d’autrui que la Sainte Église inspire à ceux qui vivent suivant son esprit, l’humble ouvrière se demandait comment assister cet homme qu’elle comprenait écrasé de chagrin et déchiré de révolte diabolique.
A ce moment, au loin dans la nuit, les premiers coups de l’Angelus du soir tintèrent.
La veuve se dressa ; elle avait trouvé :
— Viens, Marguerite, dit-elle, c’est l’heure de prier la Sainte Vierge.
Obéissante, l’enfant s’agenouilla auprès d’elle. Toutes deux firent le signe de la croix et s’inclinèrent devant le Crucifix. Puis les versets de la suave oraison, qui relie si adorablement au Ciel la pauvre humanité, embaumèrent la chambre.
Charles demeurait immobile, écoutant, la tête dans les mains. Et, terminant la prière, la veuve et l’enfant disaient à son intention : « Priez pour nous, Sainte-Mère de Dieu, afin que nous soyons rendus dignes des promesses de Jésus-Christ. » Puis elles ajoutèrent l’invocation finale : « Nous vous en supplions, Seigneur, répandez votre grâce dans nos âmes, afin qu’ayant appris par la voix de l’Ange, l’incarnation de Jésus-Christ, votre Fils, nous soyons conduits, par sa passion et sa croix, à la gloire de sa résurrection… »
Elles se signèrent de nouveau et se relevèrent, le visage rayonnant d’une joie sérieuse dont Charles n’avait vu la pareille qu’auprès de Robert Abry.
Il ne savait plus ce qui se passait en lui. Cette résignation, cette foi merveilleuse, ces paroles où scintillait, comme une étoile de tendre mystère, comme un reflet de la bonté divine, la splendeur de la rédemption, le remuaient indiciblement. Puis aussitôt, il lui sembla qu’il n’était pas à sa place dans cette chambre où les effluves de la prière flottaient comme un arôme de fleurs miraculeuses. Il gagna la sortie. Mais, déjà dans le corridor, il revint sur ses pas pour dire d’une voix altérée :
— Priez encore pour moi…
La veuve acquiesça d’un signe de tête. Elle sentait qu’il ne fallait rien ajouter de plus…
Dans la rue, Charles vagua au hasard. Il se disait :
— Quelle force pourtant, quelle conviction sereine chez cette femme aussi pauvre, plus pauvre que tous les révolutionnaires qui crient leurs rancunes. Et moi, lui serais-je inférieur ?… Elle se résigne ; je veux verser le sang. Qui a raison ?
Il ne put se répondre. Mais le peu de lumière reçu tout à l’heure persistait dans les ténèbres de son âme. Ce soir là, du moins, il ne fut plus question de jeter la bombe.