Le règne de la bête
CHAPITRE X
Considérant la pile de paperasses que Lhiver se disposait à placer sur son bureau, le ministre s’écria :
— Qu’est-ce que c’est que tout cela ? Croyez-vous que j’ai le temps de donner des signatures ?
Placide, habitué à toutes les variations d’humeur de l’irascible politicien, le chef de cabinet répliqua :
— Il n’y a rien qui presse. Je classerai mes dossiers pendant que vous serez à la Chambre. Vous signerez à votre retour ; ce sera l’affaire d’une demi-heure.
— Alors pourquoi me déranger ? Vous savez bien qu’il me faut mettre au point le discours de Canichon, sans quoi il commettrait quelque impair qui flanquerait le cabinet dans la mélasse.
— Bah, reprit Lhiver, si Canichon fait fausse route, vous serez là pour rectifier la direction. D’ailleurs, je suis informé que les meneurs de l’intrigue contre le ministère ne parviennent pas à s’entendre. On escompte votre chute ; mais comme tous veulent les mêmes portefeuilles, ils se divisent. Vous n’aurez pas de peine à ramener la majorité dans l’obéissance. Croyez-moi donc : cette fois encore, il n’y a pas péril en la demeure.
Legranpan s’adoucit. Il savait Lhiver incapable de le trahir, ayant expérimenté que, dans son entourage, il était le seul qui le servît, non par calcul, mais par dévouement à une intelligence fort supérieure à celle du plus grand nombre des radicaux.
— Après tout, reprit-il, en rassemblant ses notes, je ne puis faire davantage. Cela suffira pourvu que Canichon ne s’avise pas de sortir ce qu’il prend pour des idées personnelles. Du reste, je le stylerai pendant que le premier de ces messieurs sera en train de nous raser à la tribune… Mais vous, avez-vous autre chose à me dire ?
Lhiver sortit un papier de sa poche et commença :
— C’est le discours prononcé par le roi d’Espagne, lorsqu’il reçut, avant-hier, notre nouvel ambassadeur à Madrid. Il y a là une phrase qui, si l’on ne la modifie, va faire crier les Francs-Maçons. La voici : « On dirait que la Providence elle-même a voulu associer les destinées de la France et de l’Espagne en faisant subir simultanément à nos deux pays des épreuves analogues. »
— Eh bien, dit Legranpan, en quoi gênerait-elle les Loges, cette phrase ? Je ne saisis pas…
— C’est le mot Providence. Ce discours doit être publié à L’Officiel. Et vous vous rappelez, qu’à la demande des Francs-Maçons, il a été décidé que les mots Dieu, Providence, ou autres du même genre seraient évités dans les publications faites sous le contrôle du gouvernement.
Legranpan se renversa dans son fauteuil. Un rire silencieux lui plissait la face. Quoique haïssant la religion d’une haine tenace et réfléchie, quoique prêt à infliger aux catholiques les persécutions les plus sournoises — toujours au nom de la tolérance — il était trop spirituel pour ne pas juger bouffonne l’animosité des Francs-Maçons contre des vocables que le démon subtil qui le possédait lui avait appris à présenter comme dénués de signification.
— Quelle niaiseries, dit-il, mais allons, pour ne pas faire de peine à la Truelle pétulante ou aux Taciturnes de la Tulipe, au lieu de la Providence mettez la nature. Cela ne veut rien dire et c’est une entité particulièrement agréable aux Loges. Vous savez l’hymne maçonnique :
Seulement Alphonse XIII admettra-t-il qu’on corrige son discours d’après les plus récents manuels de philosophie laïque ?
D’un coup de crayon, Lhiver modifia la phrase en haussant les épaules, car il partageait l’avis du ministre touchant la mentalité des Loges.
— Oh ! dit-il, je gagerais que le roi d’Espagne ne lit pas L’Officiel.
— Il a de la chance, déclara Legranpan, je voudrais bien pouvoir en dire autant…
Puis comme il n’entendait point perdre l’occasion de faire un mot, il ajouta :
— Et vous, Lhiver, croyez-vous en Dieu ?
— C’est selon, répondit le chef de cabinet, évasif.
— Moi, il y a des jours. Somme toute, j’estime assez ce vieillard. Mais — nous ne nous fréquentons pas.
Sitôt proféré ce blasphème, il s’assombrit.
L’orgueil rigide qui formait le fond de son caractère le portait à railler le Nom terrible. Pourtant, lorsqu’il lui arrivait de lancer ainsi quelque brocard sacrilège, une voix secrète s’élevait en lui qui niait la sincérité des parades d’athéisme où il s’efforçait et une sourde terreur lui remuait l’âme. — On peut tenir pour assuré qu’il en va de même chez la plupart des fanfarons contre l’Éternel qui rêvent d’instaurer, d’une façon définitive, le Règne de la Bête.
Lhiver, beaucoup moins endiablé que Legranpan, n’aimait pas ce genre de plaisanterie. Pour faire diversion, il reprit :
— A propos de Francs-Maçons, Mandrillat désirerait vous parler. Comme il ne se souciait pas de croquer le marmot dans votre antichambre, je l’ai fait passer par chez moi : il attend à côté. Êtes-vous disposé à le recevoir ?
— Qu’est-ce qu’il veut encore celui-là, grogna Legranpan qui avait oublié sa dernière entrevue avec le Vénérable. Je n’ai guère de temps… Voici qu’il va être l’heure de gagner mon perchoir à la Dindonnière.
La Dindonnière, c’est ainsi qu’entre intimes, Legranpan désignait la Chambre.
— Enfin, faites-le entrer.
Lhiver ouvrit la porte de communication entre son cabinet et celui de Legranpan et fit un geste d’appel à Mandrillat qui attendait en pétrissant, d’une main anxieuse, les bords de son chapeau.
Le gros homme se précipita vers le ministre et multiplia les courbettes et les phrases flatteuses.
— Bonjour, bonjour, interrompit Legranpan, qu’est-ce qu’il vous faut ?
Mandrillat rappela le banquet, qui lui tenait fort à cœur, car il en espérait un renouveau de prestige. Il insinua que, vu l’état des affaires au Maroc, l’occasion serait favorable pour le ministre de prononcer une harangue qui rassurerait le commerce républicain, lequel tremblait dans sa culotte à l’idée d’un conflit avec l’Allemagne. — Legranpan recueillait d’une oreille assez distraite les périodes mielleuses où s’engluait le Vénérable. Cependant il réfléchit que l’agape lui fournirait le moyen de se démentir dans le cas où un sursaut de dignité l’entraînerait trop loin, à la Chambre.
Il se leva et, tout en endossant sa fourrure, il dit :
— Soit, je consens à manger du veau en compagnie de vos épiciers et de vos entrepreneurs de charpentes. Mais vous vous souvenez que j’avais posé une condition : c’est que votre fils nous fichera la paix.
Avez-vous fait le nécessaire pour cela ?
— Certes, M. le Président du Conseil, affirma Mandrillat, je l’ai réprimandé comme il faut et je puis vous garantir qu’il n’y a plus rien à craindre de ses écarts juvéniles.
— A la bonne heure… Puisqu’il en est ainsi, je crois, en effet, que votre festin pourra me servir à dégoiser les blagues dont, selon vous, le commerce républicain serait affamé. Mais tenez, accompagnez-moi jusqu’à la Chambre ; nous causerons en route.
Mandrillat exultait et entonnait les litanies de la platitude la plus reconnaissante. Sans l’écouter, Legranpan continua :
— Nous passerons par chez vous, Lhiver. Si je me risquais dans l’antichambre, j’en aurais pour une heure à écouter tous les mendigots qui la pavent. Et j’ai bien d’autres tigres à fustiger !
Il en fut ainsi. Tandis qu’ils gagnaient la cour par un escalier dérobé, Mandrillat redoublait d’empressement, s’effaçait à toutes les portes, afin de céder le pas au ministre et jubilait si fort que sa large face rayonnait comme une pleine lune.
Ils montèrent dans l’auto qui attendait au perron. La machine démarra lentement sous les regards envieux des solliciteurs : préfets, sénateurs, députés, qui, accourus aux fenêtres de l’antichambre, se plaignaient d’être venus pour rien et qualifiaient sans charité la faveur de Mandrillat.
La voiture franchissait la grille dorée, ouverte à deux battants, qui donne sur la place Beauvau, quand le ministre aperçut un jeune homme qui, collé jusqu’alors contre la façade de la maison voisine, s’en détachait, d’un bond, et accourait, en fouillant sous son pardessus comme pour y prendre une arme.
En un éclair, Legranpan comprit que c’était un assassin. D’instinct, il se jeta de côté et, dans ce mouvement, découvrit Mandrillat. Aussitôt qu’il vit le Vénérable, le jeune homme s’arrêta comme pétrifié, devint blême puis fit un pas en arrière.
Legranpan, très calme, selon cette bravoure physique qui serait l’une de ses vertus s’il ne s’y alliait tant de lâcheté morale, le désignant à Mandrillat, qui n’avait rien remarqué, dit sans même élever la voix :
— Qu’est-ce que c’est que ce petit bonhomme ?
Et Mandrillat, tout ébahi :
— Mais c’est mon fils ! Que diable fait-il donc là ?…
— Il faudra me le présenter, un de ces jours, riposta Legranpan, toujours impassible, on pourra peut-être en faire quelque chose.
La scène avait à peine duré quelques secondes.
L’auto se mit en troisième vitesse et fila vers l’avenue des Champs-Élysées.
Mandrillat, sans se douter de la catastrophe qu’il venait d’effleurer, répétait :
— Oui, M. le Président du Conseil, un discours pacifique de vous ferait plus que cinquante déclarations de Canichon.
Legranpan hochait la tête sans l’écouter. Il se réserva d’éclaircir le mystère de cet attentat. Puis il se demanda ce qui serait arrivé si l’assassin avait fait de lui un cadavre.
Mais il ne lui vint pas à l’esprit de remercier cette Providence qu’il avait bafouée tout à l’heure et qui venait de le protéger comme par miracle.
Charles, immobile sur le trottoir, regardait s’éloigner la voiture. Son cœur battait à grands coups ; ses jambes fléchissaient sous lui ; il lui semblait que des cloches sonnaient le tocsin dans sa tête. Il dut s’appuyer à la muraille pour ne point tomber.
— Je ne pouvais pourtant pas tuer mon père, murmura-t-il.
Le matin, il était sorti de chez lui avec la ferme résolution de faire sauter Legranpan. Les journaux lui ayant appris que celui-ci devait parler, le jour même, à la Chambre, il avait calculé qu’en le guettant à la sortie du ministère, il trouverait facilement l’occasion de réaliser son affreux projet, fallût-il, pour cela, patienter plusieurs heures.
La bombe, il l’avait fabriquée en tôle brisante de façon à obtenir des éclats nombreux et coupants.
Outre le mélange explosif, d’une grande puissance, dont il l’avait bourrée, elle contenait des balles de plomb mâchuré. La détente était disposée de telle sorte qu’il suffisait d’un choc un peu fort pour que la déflagration se produisît. Il avait donné à l’engin à peu près la forme, les dimensions et l’épaisseur d’un volume in-18 de trois cents pages. Plutôt que de la porter à la main, ce qui aurait pu amener une explosion prématurée, par suite d’un heurt fortuit, il la plaça contre son estomac, en la maintenant, sous son pardessus et son veston boutonnés, par une large ceinture de laine. Il estimait qu’il lui serait facile de la sortir rapidement, à la minute opportune et de la lancer avant que personne eût le temps d’intervenir.
— Peut-être, pensa-t-il, en tâtant la bombe, serai-je, moi-même blessé par l’un des éclats. Mais tant pis l’essentiel, c’est qu’elle ne me tue pas, afin que je puisse expliquer la grandeur de mon acte devant ceux qui se figureront me juger… Enfin, je prendrai soin de me garer le mieux possible.
Tout en surveillant la grille du ministère, il avait éprouvé un sentiment d’orgueil intense à constater qu’il demeurait lucide et ferme dans sa résolution. Telle était l’emprise de l’idée fixe du meurtre en lui qu’il se croyait assuré que nul retour de faiblesse humaine ne le ferait hésiter au moment décisif. Même alors, il ne réfléchit pas que sa bombe atteindrait peut-être des innocents. Il ne considérait que la portée symbolique de son crime et il se la formulait ainsi :
— Legranpan résume, au pouvoir, un état social où règnent l’astuce et la servilité. En lançant la bombe, j’agis en homme libre, je m’affranchis de ce pouvoir et je me prouve supérieur à lui.
Rien d’autre. Au rebours des anarchistes qui jouaient de la dynamite avec l’espoir de déterminer, par leur exemple, les prolétaires au massacre des possédants, il méprisait trop ses contemporains pour s’inquiéter de leur blâme ou de leur admiration.
Pas davantage il ne lui importait qu’on l’imitât. — Tout le monde se soumet ; moi seul, je me révolte. Voilà quelle était la synthèse de son aberration.
Et, encore un coup, quel scrupule aurait pu le retenir ? On lui avait appris qu’il n’y a point de Dieu pour nous défendre de faire du mal à nos semblables. On lui avait inculqué que tous les citoyens naissant libres, égaux en droits, l’individu ne relève que de son propre raisonnement et de son propre vouloir, pour se tailler une place dans la société. Encore fallait-il que cette place, il la jugeât à sa mesure. Or, c’est ce qui n’était point arrivé. Ne trouvant pas à se classer selon la grande estime qu’il faisait de lui-même, froissé au contact de la foule routinière qui, sans pensée, sans au delà, trottine entre les brancards de l’accoutumance, il en avait conclu qu’il représentait un type d’humanité supérieur qui ne pouvait s’affirmer qu’en fracassant les cadres où végétait le vulgaire.
Et ce qu’il y avait de plus démoniaque dans son cas, c’est qu’il ne se rendait pas compte que le miroir sur lequel il se penchait pour pomponner son orgueil, c’était une flaque de sang répandu…
Lorsqu’il s’était posté près de la grille, il avait vu Legranpan monter dans l’auto sans distinguer qui l’accompagnait. C’est seulement quand la voiture fut arrivée à sa hauteur qu’il reconnut son père. Alors un éblouissement le prit. Ah ! c’est en vain qu’il croyait mépriser et même détester cet homme qui ne lui avait jamais témoigné de tendresse, qui ne lui avait donné que des exemples de vilenie et de duplicité. Comme déjà le meurtre s’échappait de sa main, la nature avait crié en lui. Tout à coup, il s’était senti plus faible qu’un enfant, incapable de tuer.
Il essuya la sueur froide qui lui baignait le front. Puis, d’un pas machinal, il s’en alla par les rues sans même songer qu’il portait la mort sur sa poitrine. — Pour cette fois, l’accès de rage homicide venait de se dissiper. Du fait qu’il avait évité le parricide, un esprit moins empoisonné de sophismes que le sien aurait pu soupçonner l’intervention divine. Mais les ténèbres qui l’opprimaient refusaient toute lumière. Dès qu’il se fut un peu repris, il s’irrita, comme d’une coïncidence fâcheuse, de la présence de son père à côté de Legranpan.
— Eh bien, se dit-il, soudain rendurci, puisque je n’ai pu supprimer le ministre, je supprimerai quelque autre. Ce n’est que partie remise…
Deux fois encore, il devait recevoir les avertissements du Ciel. Deux fois encore son ange gardien devait entrer en lutte avec le démon d’orgueil qui le tenaillait.
Qui l’emporterait de celui qui disait :
— Tu ne tueras point.
Ou de celui qui disait :
— Tue, pour être le surhomme !