Le règne de la bête
CHAPITRE IX
Jamais le penchant que la démocratie éprouve pour les médiocres n’a trouvé à se satisfaire aussi complètement qu’en faveur de M. Félix Saurien, député de Loire et Garonne. Non seulement cet homme d’État se montre incapable d’associer deux idées touchant la cuisine intérieure ou la politique étrangère du régime, mais il ne possède même pas ce bagout grâce auquel divers favoris du corps électoral réussissent à dissimuler, sous un flot de paroles redondantes, la misère de leur intelligence.
Soit que Saurien ait à couronner un bœuf dans quelque comice agricole, soit qu’il lui faille soutenir un projet de loi sur une ligne d’intérêt local, à la tribune, son manque d’éloquence se manifeste par un bafouillage qui met à la torture les sténographes les plus entraînés.
Renonçant donc aux longues palabres, il s’est composé une attitude de penseur taciturne, ne lâche plus, en séance, dans les couloirs ou dans les bureaux, que de creuses maximes empruntées aux articles de fond des feuilles radicales et a fini par donner à la plupart de ses collègues, aussi nuls que lui, l’impression d’une capacité qui se réserve.
D’autre part, il a réussi à caser des membres de sa famille dans toutes les sinécures que la République prodigue à ses rongeurs les mieux endentés.
Il y a des Sauriens, fils, neveux, filleuls, cousins au trente-neuvième degré, assis sur les ronds-de-cuir de tous les ministères, et non pas comme gratte-papiers infimes, mais comme chefs de division ou secrétaires particuliers. Des Sauriens maîtrisent les requêtes, ouvrent leurs conduits auditifs au Conseil d’État. Des Sauriens dorment debout à la Cour des Comptes. Des Sauriens culminent dans les Tabacs. Des Sauriens déploient des parasols tricolores chez les Annamites et les Malgaches. Des Sauriens drainent les porte-monnaie des contribuables, au profit du Trésor, en Bretagne et en Lorraine, en Provence et en Picardie. Des Sauriens plastronnent, sous des feuillages d’argent, en des préfectures comparables, pour les mœurs paisibles de leur population, à des champignonnières.
Étayé par cette clientèle, qui chante ses mérites sur le mode majeur, le chef de la tribu a formé le parti radical-restrictif où sont entrés, avec enthousiasme, ces mous, ces muets, ces icoglans et ces eunuques qui béent sur les banquettes gauches de la Chambre, entre les grands braillards du socialisme et les solennels farceurs du Centre.
Par ainsi, Saurien était devenu quelque chose faute de pouvoir devenir quelqu’un. La bêtise propre aux parlementaires lui avait conféré de l’influence de sorte que les cinq ou six malins qui mènent la députasserie à la glandée étaient obligés de compter avec lui. Lors des crises ministérielles, c’est lui d’abord que l’on consultait, ses grognements sibyllins étant tenus pour des oracles. Même, à plusieurs reprises, Marianne l’avait chaussé, en guise de savate — le temps de se commander des brodequins plus décisifs. Ce qui signifie qu’il lui arriva de présider le conseil des ministres. Bien entendu l’on se hâtait de le remplacer dès qu’on avait soudoyé quelque banquiste moins borné.
Trente ans avaient coulé depuis que Saurien bedonnait et bredouillait dans les assemblées. Fidèle, parce que sursaturé de faveurs, son comité lui façonnait des réélections triomphales — manœuvre du reste aisée car on lui avait seriné, une fois pour toutes, un discours élastique dont, par accoutumance, il crachotait, sans trop de peine, les périodes, les jours où il sollicitait le renouvellement de son mandat. Cette harangue, corroborée par des palmes académiques, des pièces de cent sous et des futailles mises en vidange au moment propice, lui maintenait une de ces majorités imposantes que le suffrage universel réserve aux nullités dont il fait ses délices.
Mais voici qu’un incident se produisit qui menaçait d’entraver la carrière si glorieusement négative, de Saurien.
Les Chambres avaient soudain découvert qu’on ne payait pas assez les services qu’elles rendent à la France, en lui fournissant l’illusion d’être gouvernée. Elles estimaient qu’un sénateur et un député ne peuvent vivre à moins de quinze mille francs par an. Car enfin, il s’agit de raisonner équitablement : bourdonner dans le vide, sommeiller au Palais-Bourbon ou au Luxembourg, tenir un bureau de placement à l’usage des électeurs, encourager l’art en chatouillant les figurantes des petits théâtres, en se faisant dindonner par le corps de ballet de l’Opéra ou par les ingénues sexagénaires de la Comédie, ce sont là des occupations qui exigent de la dépense. Et puis tout augmente : les denrées et le tarif des bulletins de vote. Qu’est-ce que deux louis quotidiens ? A peine le strict nécessaire pour ces hommes dévoués qui, par amour du bien public, consument leurs forces à élargir l’assiette de l’impôt. Et notez que, moyennant une somme aussi minime, ces patriotes et ces humanitaires s’engageaient à : 1o Traquer et dévaliser sans merci les catholiques et leurs prêtres. 2o Combler l’armée de poudres inoffensives et la marine de charbons incombustibles. 3o Taxer, comme objets de luxe, les savons et les serviettes-éponges. 4o Héberger, avec faste, le prince de Balkanie et les envoyés de la République-sœur de Caracas. 5o Renouveler le trousseau de maintes Aspasies nettement gouvernementales. 6o Assurer aux anciens Présidents de la République, aux parlementaires dégommés, à leurs femmes de ménage et aux hoirs d’icelles des pensions et des retraites. 7o Sous couleur de finances, faire prendre au populaire les vessies juives pour des lanternes magiques.
Ces travaux et d’autres encore, tels que la transmutation des lingots de la Banque en papiers russes, valaient bien quinze mille francs annuels.
Les Chambres en jugèrent ainsi de sorte que l’augmentation fut votée, parmi des clameurs d’allégresse, en une seule séance qui dura tout juste dix minutes.
Quelques députés esquissèrent bien une vague protestation. Mais les hurlements faméliques de l’Extrême-Gauche leur coupèrent la parole. L’un d’eux qui, par surcroît, portait, sans rougir, ce signe d’infamie : le catholicisme, déclara qu’il distribuerait le surplus de son indemnité aux pauvres de son arrondissement. Il fut hué, traité de « vache » et de « sagouin » par les lieutenants du citoyen Jaurès, rappelé à l’ordre par Brisson, président austère. On parla même de le chasser de ce temple de la vertu qu’on appelle la Chambre ; une si impudente sollicitude à l’égard des meurt-de-faim, devant être qualifiée de tentative de corruption électorale.
Les quinze mille francs acquis, une ère de prospérité allait à coup sûr commencer pour la France. — Mais, détail incompréhensible, un certain nombre d’électeurs en jugèrent différemment et, entre autres, ceux de Saurien.
L’éminente nullité s’était transvasée dans sa circonscription, soi-disant aux fins de rendre compte de son mandat. La parade avait lieu comme ceci : cependant que Saurien se pavanait, sur des tréteaux garnis d’andrinople, parmi les délégués des Loges et les membres de son comité, l’un de ses acolytes lisait un papier où il était affirmé que le radicalisme ne cessait de servir le progrès en promulguant, que, demain, sans faute, on mettrait à l’étude les réformes propres à garantir honneurs et profits aux citoyens qui se montreraient athées intrépides, pacifistes irréductibles et propriétaires féroces. D’habitude, la séance se terminait par des acclamations à la gloire du représentant et par un ordre du jour dithyrambique où ses électeurs lui renouvelaient leur confiance. Cette fois, il n’en alla pas de même. Dès le prologue de la pasquinade, la salle retentit d’apostrophes incongrues et de cris d’animaux. Le porte-paroles de Saurien ne parvint pas à se faire entendre. Des gens aux poings brandis se dirigèrent vers l’estrade, avec de telles invectives à la bouche, que le député, pris de panique, se leva pour se dérober à la rude accolade dont on le menaçait. Il gagna la porte sous une grêle de tomates, de poires blettes et d’œufs gâtés et il s’enfuit poursuivi par cette clameur grosse de catastrophes : « A bas les quinze mille ! »
Il fallut bien se rendre à la désolante évidence que l’augmentation manquait de popularité. Le comité dut avouer à Saurien que sa réélection serait fort compromise s’il n’inventait quelque biais pour revenir sur cette première des grandes réformes annoncées.
D’autant qu’un misérable médecin de campagne battait le pays en se déclarant socialiste et versait sur le feu des indignations l’huile de son éloquence anti-saurienne.
Il y avait là l’indice d’une candidature rivale.
De retour à Paris, Saurien s’empressa de provoquer une réunion des radicaux-restrictifs. Il leur exposa ses déboires, abonda en pronostics défavorables sur les prochaines élections, invoqua l’intérêt supérieur de la République et insinua qu’il serait peut-être prudent de revenir aux neuf mille francs périmés. Stimulé par le danger, il réussit presque à prononcer trois phrases de suite.
Mais ses suggestions furent on ne peut plus mal accueillies. Des rugissements, auprès de quoi les cris de ses électeurs n’étaient que rossignolades et soupirs de flûte, ébranlèrent le plafond. Saurien plia sous l’orage.
Sommé de disparaître, il donna sa démission de président du groupe et s’éclipsa tandis que ses Collègues juraient de mourir plutôt que d’abandonner leur butin. On flétrit Saurien dans un manifeste où, par surcroît, il était expliqué au peuple que subsister dans la capitale est impossible à qui ne se trouve point en mesure d’égrener quinze mille francs le long des 365 jours de l’année.
Ainsi roulé dans la crotte, ahuri et navré, Saurien se demanda que faire. Il songea un instant à quitter la vie politique. Mais, instruite de cette velléité, la tribu saurienne se leva comme un seul homme, et lui représenta que s’il se dérobait, tous ses suivants seraient extirpés, comme des molaires pourries, des sinécures où ils avaient pris racine. Or il se devait à sa famille, et à sa clientèle.
Alors Saurien se résolut à solliciter Legranpan.
Un matin de janvier, vers midi, celui-ci le reçut dans son cabinet de la Place Beauvau. Saurien, les yeux embrumés de larmes et la voix chevrotante, étala sa déconfiture. Et Legranpan s’amusait fort, à part soi, à constater l’effondrement de ce cube de sottise qui, jadis, au temps où lui-même gisait écrasé sous les ruines du Panama, s’était montré l’un des plus ardents à jouer les Aliborons vertueux et à s’écarter de lui comme s’il eût propagé la peste. Puis, parmi les impersonnalités visqueuses qui obstruent les conduits du pouvoir, Saurien avait été l’une des plus collantes. Legranpan se disait qu’à cette heure, un vigoureux coup de pompe suffirait à le précipiter pour jamais dans les abîmes méphitiques d’où il n’aurait jamais dû sortir.
Comme l’ex-cacique des radicaux-restrictifs s’appesantissait en lourdes plaintes sur l’ingratitude de ses collègues et de ses électeurs, le ministre l’interrompit :
— Oui, n’est-ce pas, dit-il, c’est dur de se voir charrier à la poubelle par des imbéciles qui vous encensaient la veille ?… Je connais ce revers. Vous vous rappelez, autrefois, quand on me pourchassait comme malpropre, il y en eut qui se lavèrent les mains et me vidèrent leur cuvette sur la tête.
Saurien fit semblant de ne pas comprendre l’allusion. Il essaya de prendre la pose d’un Coriolan pour s’écrier :
— Puisque la France méconnaît mon dévouement, je veux la fuir. Donnez-moi une ambassade. Je suis bien vieux, bien fatigué, mais si je meurs à l’étranger, du moins ce sera en servant la République.
— Sublime, ricana Legranpan. Ingrate patrie, tu n’auras pas mes os. Le mot est historique. Mais si je vous envoyais à Pétersbourg ou à Vienne et que vous décédiez, qu’est-ce que les Russes ou les Autrichiens pourraient faire de votre squelette, je vous le demande ?… Des manches à couteau, et encore ! D’autre part, vous n’êtes pas fichu de mener une négociation ni même d’appliquer de la pommade sur une caboche impériale, un jour de cérémonie officielle.
Saurien était trop liquéfié par sa mésaventure pour s’offenser de ces railleries. Il se contenta de répondre humblement :
— Mon expérience de la vie publique, à Paris et en province, me permet de croire que je saurais me tirer d’affaire ailleurs. Essayez-moi.
— Hum, reprit Legranpan, c’est chanceux. Parce que vous avez reçu des légumes à la figure en Loire et Garonne, vous vous imaginez que diplomate rime nécessairement avec tomate. En poésie, c’est vrai ; en politique étrangère ce l’est moins… Enfin, je verrai. Je vous confierai, sans doute, pour commencer, une mission temporaire.
— Et laquelle ?
— Eh ! je ne sais pas moi ! Je réfléchirai. Ou plutôt si, je sais : vous irez étudier les progrès de la culture maraîchère en Australie. Vous pourrez emporter, comme objets de comparaison, quelques-uns des produits dont vos électeurs vous ont gratifié…
Saurien n’obtint que ces cruelles goguenardises. Il se retira en gémissant et sentit redoubler son désespoir lorsque, dans l’antichambre, il remarqua que divers politiciens qui, hier encore, multipliaient les courbettes autour de M. le président du groupe des radicaux-restrictifs, feignaient aujourd’hui de se plonger dans des conversations passionnantes pour ne point paraître l’apercevoir. Combien de fois il avait de même esquivé le contact des vaincus de la tripoterie parlementaire ! Trop bourrelé pour s’en souvenir, il s’éloigna le front bas. Ce dernier trait lui avait percé le cœur.
Resté seul, ce vieux gamin pervers de Legranpan fit un geste de débarras qui s’acheva presque en un pied de nez à l’adresse de Saurien. Mais tout de suite son visage se rembrunit car des soucis plus sérieux que celui de repêcher cette épave le harcelaient.
Depuis plusieurs mois, pour servir les intérêts de la Banque juive, la France avait commencé la conquête du Maroc. Des troupes avaient été débarquées sur deux points de la côte et les instructions données à leurs chefs étaient telles qu’ils ne savaient s’il leur fallait pénétrer dans l’intérieur ou se borner à repousser les attaques de Maugrabins. Au vrai, l’objectif visé par la finance consistait en ceci : pousser des pointes sur les villages situés à une vingtaine de kilomètres du littoral, puis se replier dans les ports de façon à produire, en Bourse, des hausses et des baisses, d’après ce va-et-vient burlesque. La cote montait et descendait, tour à tour, selon les dépêches envoyées d’Afrique. Et ce jeu de piston, ruinant divers gogos, enrichissait, par contre-coup, les agioteurs sémites mis dans le secret de la farce.
Legranpan avait observé la consigne que ses patrons d’Israël lui avaient prescrite. Tous les ordres signifiés aux généraux qui assumaient la charge de l’exécuter se résumaient en deux phrases :
— Avancer en reculant. Reculer en avançant.
Mais voici qu’entraîné à la poursuite d’une mehalla, l’un de ces stratèges venait de se permettre d’enlever une ville sise un peu plus loin que les cinq lieues fatidiques. Il en résulta une fluctuation du baromètre boursicotier dont nos Shylock nationaux n’avaient point prévu les effets. Ils en témoignèrent de l’humeur à Legranpan. D’autre part, l’Allemagne, qui n’entendait point que la France fît un pas sans son assentiment, criait à la violation de l’acte d’Algésiras. Le kaiser Wilhelm crispa sa main sur le pommeau de son sabre et déclara qu’il allait faire aiguiser cette arme redoutable.
Sur quoi, un certain Bécasseau, tripatouilleur des affaires étrangères dans l’équipe qui avait précédé Legranpan et sa bande au pouvoir, jugea l’occasion propice d’opérer une rentrée sensationnelle en affirmant à la Chambre que la France était assez forte pour affronter les menaces teutonnes et les rodomontades du Hohenzollern.
Quels qu’en fussent les dessous, cet accès de dignité réjouit tous les cœurs généreux, tous ceux qui ne se consolent pas de voir une poignée de voleurs cosmopolites maintenir la patrie en posture d’humble servante devant les Barbares d’Outre-Rhin.
Mais la seule apparence d’un conflit avec l’Allemagne terrifiait les parlementaires. Ils se rendaient compte que le jour où le pays reprendrait conscience de lui-même, c’en serait fini pour eux des festins et des godailles. Ils n’admettaient pas que la table, où ils se chafriolaient depuis tant d’années, fût desservie sous prétexte de revanche. Parce qu’un Bécasseau se permettait de souffler du clairon, faudrait-il plier serviette avant d’avoir torché les plats jusqu’à l’émail ?
— Plutôt que d’en courir le risque, ils résolurent de s’aplatir sous l’arrogance prussienne.
C’est pourquoi une interpellation fut aussitôt concertée entre les différents groupes de gauche. Les espions que Legranpan soudoyait à la Chambre l’avertirent que si, dans sa réponse à Bécasseau, il se permettait la plus mince velléité d’indépendance vis-à-vis du Kaiser, sa chute était inévitable. Ainsi continuait la trahison permanente dont la France est la victime depuis Gambetta.
Songeant à ces choses, Legranpan retouchait le discours qu’il ferait réciter, cette après-midi, par son commis actuel aux affaires étrangères : le sieur Canichon. Il s’appliquait à tourner des phrases rassurantes pour la pleutrerie des Gauchards, favorables aux opérations d’Israël et soumises à l’égard de l’Allemagne.
Cette sale besogne lui pesait. Bien qu’il fût presqu’aussi dénué de patriotisme qu’un Jaurès, quoique sa misanthropie s’accommodât d’émouvoir, une fois de plus, dans l’âme des Juifs et des parlementaires les sentiments les plus bas : égoïsme, lâcheté, avarice, un vieux restant de sang français bouillonnait dans ses veines à la pensée qu’il fallait se mettre à genoux parce que Guillaume fronçait le sourcil.
Comme il arrivait souvent à cet autoritaire dévoyé dans l’intrigue, la face pâle et souveraine de Bonaparte lui apparut. Il rêva de 18 brumaire. L’illusion fut si forte qu’il lui semblait entendre les grenadiers de Lefèvre faire sonner les crosses de leurs fusils sur le parquet de cette Chambre servile.
Mais la réalité le ressaisit bien vite. A quelles vaines rêveries perdait-il son temps ! N’était-il pas le prisonnier des Juifs, enlisé jusqu’au menton dans le bourbier radical ? Il devait obéir — quitte à se venger, comme de coutume, en faisant le plus de mal possible à ses complices et à ses adversaires.
D’autres préoccupations vinrent à la rescousse. L’épais Deurière, qui présidait pour lors aux pirateries fédérées sous le nom de République, ouvrait des sapes sous les pieds de Legranpan. Cet individu, d’une sottise presqu’aussi compacte que celle de Saurien, ne pardonnait pas au ministre les sarcasmes méprisants que celui-ci lui dardait en plein lard, chaque fois que le conseil se réunissait à l’Élysée.
Des rapports sûrs dénonçaient Deurière comme poussant, à la sourdine, maints députés de son entourage contre l’impitoyable railleur. Qui sait si, au cours de la prochaine séance, ces amis de l’Exécutif ne réussiraient pas à coaliser toutes les haines que Legranpan avait suscitées ? Il ne perdait pas de vue que les neuf-dixièmes de sa majorité se constituaient de pauvres cervelles envieuses qui, imbues d’esprit démocratique, ne pardonnaient à leur chef ni la supériorité de son intelligence ni sa façon de leur jeter, comme des bribes de côtelettes à des chiens, les lambeaux du budget.
Il se demanda ensuite si, dans le cas d’un assaut donné au ministère, ses collègues le soutiendraient. Ils étaient, à peu près tous, ses créatures ; lui, les tenait par cent histoires louches et il les menait comme les trafiquants en caoutchouc mènent leurs nègres.
Aussi s’attendait-il de leur part à toutes les trahisons.
Il les passa mentalement en revue.
Il y avait le Canichon déjà nommé. Un ex-ambassadeur à Pékin, célèbre pour sa couardise. Il s’était, en effet, caché dans une cave pendant tout le temps qu’avait duré le siège des Légations par les Boxers. Ignorant les plus simples rudiments de la politique étrangère, il aurait donné, avec empressement, dans les pièges tendus par les roués de la Chancellerie allemande et du Foreign-Office, si Legranpan ne l’avait tenu en lisières et ne lui avait soufflé ses moindres propos.
A la Justice, Périclès Briais, anarchiste repenti, ruffian issu des ruisseaux de Nantes et d’autant plus désigné pour fausser les balances de la triste Thémis qu’il possédait un casier judiciaire où la police correctionnelle avait laissé sa trace. Il avait débuté par le portefeuille de l’Instruction publique et des Cultes. C’est lui qui, flanqué d’Hébreux retors, organisa, sous prétexte de Séparation, le vol des biens congréganistes, dirigea l’hallali du clergé catholique et entama, d’une pioche hypocrite, les fondations de l’Église de France.
L’antique basochien, qui frelatait les sceaux avant Briais, étant mort subitement, Legranpan estima que nul ne saurait épurer la magistrature comme cette fleur des égouts ponantais. Il s’agissait, du reste, de casser aux gages quelques juges qui s’étaient permis de montrer un semblant d’équité dans l’affaire dite des fondations de messes.
Le remplaçant de Briais, rue de Grenelle, ce fut Ladoumerdre, un huguenot, fils de pasteur, recuit de fiel calviniste et qui jurait, avec véhémence, qu’avant peu, par ses soins, tout le personnel enseignant serait blanchi à l’égal des momiers les plus genevois.
Aux Finances, Cabillaud, un agité qui, de l’arithmétique, ne connaissait que la soustraction et qui effarait ses subordonnés par des fantaisies délirantes en matières d’impôts. Au surplus, valet dévoué d’Israël — ainsi qu’il sied en République.
A la guerre, Égrillard, hier lieutenant-colonel, chassé de l’armée pour indiscipline opiniâtre, aujourd’hui, général de division et ministre par la grâce de Legranpan. Ses capacités, comme administrateur et tacticien, demeuraient fort mystérieuses. Par contre, on le disait excellent pianiste et galantin des plus musqués.
A la Marine, un Juif anglais, métissé d’Italien, du nom de Johnson. Ancien marchand de cacaouètes dans les rues de Constantine, il avait fait fortune en prêtant à usure aux caïds de la province. Maintenant, il assistait, avec un flegme tout britannique, aux échouements continuels des cuirassés et il enregistrait, non sans allégresse intime, les disparitions de documents secrets, subtilisés dans les arsenaux par ses coreligionnaires.
Qui encore ? — Mourron-Lapipe, tenancier d’un bazar à treize sous dans une ville du Midi. Bombardé ministre des colonies, personne ne savait pourquoi, il prenait Saïgon pour un port de la mer Caspienne.
Le reste ne valait pas la peine d’une remarque sauf, peut-être Trottignon, sous-secrétaire d’État à la guerre. Comme il est de tradition jacobine de se méfier des généraux, eussent-ils fourni mille preuves d’obéissance aux Loges, on l’avait adjoint à Égrillard pour qu’il le surveillât. Bien entendu, Trottignon, avocat de province, n’avait jamais porté l’uniforme. Il était incapable de distinguer une gamelle de campement d’une culasse mobile. Mais il s’était rendu notoire par une sentence lapidaire que voici : « Il nous faut une armée de citoyens ne possédant à aucun degré l’esprit militaire. » De là, son entrée dans les grandeurs[1].
[1] Ce n’est point l’habitude de mettre des notes au bas des pages d’un roman. Toutefois, l’auteur croit bon de rappeler que cette phrase — suggestive fut prononcée, absolument telle quelle, par un politicien très connu, pendant l’Affaire Dreyfus.
Legranpan savait fort bien qu’au premier symptôme d’une voie d’eau dans la cale de la péniche qui portait sa fortune, tous ces rats, lâchés par lui à travers la soute aux vivres, s’empresseraient de déguerpir. Il les connaissait trop pour tabler sur leur dévouement ; mais par amour-propre, il ne voulait pas leur laisser entrevoir qu’il les suspectait de traîtrise. Cependant il se promit de les ranger, le cas échéant, à l’obéissance en leur rappelant qu’il y avait des cadavres mal enterrés dans le passé de chacun d’eux.
Le seul qui lui donnât un sérieux ombrage, c’était Périclès Briais. Ce doucereux chenapan ne dissimulait pas trop qu’il visait à la présidence du Conseil. Par sa souplesse et sa duplicité, il avait réussi à conquérir des sympathies jusque chez les nationalistes. En outre, les deux étoiles du Centre, Bribault — dit oïa képhalè — et Ripolin-Lachamelle, l’un et l’autre aussi nuls que sonores, lui pardonnaient sa jeunesse fangeuse et prophétisaient son évolution imminente vers le progressisme le plus gélatineux. C’est que Briais feignait une admiration violente pour leur éloquence. Chaque fois qu’il devait monter à la tribune, il les consultait sur l’art d’arrondir les périodes. Cette déférence roublarde touchait si fort les honnêtes bavards qu’ils ne pouvaient se retenir de voter pour le ministère tant les balivernes scélérates débitées par Briais leur semblaient anodines — ayant été polies sur le modèle qu’ils lui avaient indiqué.
Enfin, même à droite, il se trouvait des catholiques assez naïfs pour croire que si Périclès traînait l’Église dans la boue, c’était à contre-cœur et parce que la poigne tyrannique de Legranpan l’y obligeait. Aussi espéraient-ils découvrir en lui un nouveau Constantin, le jour où il raflerait le pouvoir.
— Ça, se dit Legranpan, qui se récapitulait les manigances de Briais, c’est de la belle ouvrage. Ce bougre-là sait manier, comme personne, les ficelles qui font agir nos pantins du Parlement… Oui, mais faut pas qu’il aille jusqu’à me chiper ma place de marmiton en chef dans les cuisines de Marianne. Je le tiendrai à l’œil…
Comme il méditait sur les moyens de casser l’échine à Briais, Lhiver, son chef de cabinet, entra.