Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau
XVII
Par quels degrés il s’élève à la connaissance de Dieu.
Et je m’étonnais de vous aimer, et non plus un fantôme au lieu de vous. Et je ne m’en tenais pas à jouir de mon Dieu, mais j’étais ravi vers vous par votre beauté, et bientôt un poids malheureux me détachait de vous, et je retombais sur ce sol en gémissant ; et ce poids, c’étaient les habitudes de la chair.
Mais votre souvenir était toujours avec moi, et je ne doutais nullement que vous ne fussiez celui à qui je dusse m’attacher, quoique je fusse encore loin de pouvoir m’attacher à vous ; parce que « la chair corruptible appesantit l’âme, et que cette maison de boue fait retomber l’esprit dans les pensées multiples[140] ».
[140] Sap., IX, 15.
J’étais encore certain « que depuis la création de l’univers, vos vertus invisibles, votre puissance éternelle et votre dignité se révèlent à l’homme par l’intelligence de vos œuvres[141] ». Je cherchai donc d’où me venait cette admiration éclairée de la beauté des corps célestes ou terrestres, et quelle règle m’offrait son appui lorsque, jugeant, selon la vérité, des objets muables, je disais : Cela doit être, cela ne doit pas être ainsi, et je découvris, au-dessus de mon intelligence muable, l’éternité immuable de la vérité.
[141] Rom., I, 20.
Et je montai par degrés du corps à l’âme qui sent par le corps, et de là à cette faculté intérieure à qui le sens corporel annonce la présence des objets du dehors, limite où s’arrête l’instinct des animaux ; j’atteignis enfin cette puissance raisonnable, juge de tous les rapports des sens.
Et voilà que, se reconnaissant en moi sujette au changement, cette puissance s’élève à la pure intelligence, emmène sa pensée loin des troublantes distractions de l’habitude et de la fantaisie, pour découvrir quelle est la lumière qui l’inonde quand elle déclare hautement l’immuable préférable au muable. Et cet immuable, d’où le connaît-elle ? Que si elle n’en avait nulle connaissance, elle ne le préférerait point au muable ; elle n’atteindrait pas jusqu’à ce rayon de gloire qui aveugle, en passant, notre tremblant coup d’œil.
Alors, « vos perfections invisibles se dévoilèrent à moi par l’intelligence de vos œuvres », mais je n’y pus fixer mon regard émoussé. Rendu à ma faiblesse ordinaire, je n’avais plus avec moi qu’un amoureux souvenir, et le regret de ne pouvoir goûter au mets dont le parfum m’avait séduit.
XVIII
Il ignorait encore l’Incarnation de Jésus-Christ.
Et je cherchais la voie où l’on trouve la force pour jouir de vous, et je ne la trouvais pas que je n’eusse embrassé « le Médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme[142] », Dieu souverain, béni dans tous les siècles, qui nous appelle par ces paroles : « Je suis la voie, la vérité, la vie[143] » ; nourriture trop forte pour notre faiblesse, mais qui s’unit à notre chair. Le Verbe s’est fait chair, afin que votre sagesse, par qui vous avez tout créé, devînt le lait de notre enfance.
[142] I Tim., II, 5.
[143] Joan., XIV, 6.
Et je n’étais pas humble, pour connaître mon humble maître Jésus-Christ, et les profonds enseignements de son infirmité. Car votre Verbe, l’éternelle vérité, planant infiniment au-dessus des dernières cimes de votre création, élève à soi les infériorités soumises. C’est dans les basses régions qu’il s’est bâti avec notre boue une humble masure, pour faire tomber du haut d’eux-mêmes ceux qu’il voulait réduire afin de les amener à lui, guérissant l’orgueil au profit de l’amour. Il a voulu que leur foi en eux cessât de les égarer, qu’ils s’humiliassent dans leur infirmité, en voyant à leurs pieds, infirme sous les haillons de notre tunique charnelle, la Divinité même, et que las, se couchant sur elle, elle les enlevât avec elle en se relevant.
XIX
Il prenait Jésus-Christ pour un homme d’éminente sagesse.
Mais je pensais autrement, et mes sentiments sur Notre-Seigneur Jésus-Christ étaient ceux que l’on peut avoir d’un homme éminent en sagesse, d’un homme incomparable ; sa miraculeuse naissance d’une vierge, son dévouement tout divin pour nous, avaient, suivant moi, investi son enseignement de cette autorité souveraine qui inspirait, à son exemple, le mépris des biens temporels en vue du gain de l’immortalité.
Mais tout ce qu’il y avait de mystère saint dans le Verbe fait chair, c’est ce que je ne pouvais pas même soupçonner. Seulement, la tradition écrite, m’apprenant qu’il a mangé, bu, dormi, marché, qu’il a connu la joie et la tristesse, qu’il a conversé avec nous, me faisait comprendre que cette chair n’avait pu s’unir à votre Verbe que par l’intermédiaire de l’âme et de l’esprit de l’homme. Qui l’ignore, entre ceux qui connaissent l’immutabilité de votre Verbe ? et j’en avais même alors assez de connaissance pour être indubitablement certain que mouvoir les membres du corps au gré de la volonté, et ne les mouvoir plus ; être affecté de quelque passion, puis devenir indifférent ; exprimer par des signes de sages pensées, puis demeurer dans le silence, ne soient les traits distinctifs de la mobilité d’âme et d’esprit. Que si ces témoignages étaient faussement rendus de lui, tout le reste serait suspect de mensonge, et l’Écriture ne présenterait à la foi du genre humain aucune espérance de salut.
Or, ce qui est écrit étant vrai, je reconnaissais tout l’homme en Jésus-Christ, et non pas le corps seul de l’homme ou le corps et l’âme sans l’esprit ; je reconnaissais l’homme même. Mais ce n’était pas la vérité en personne, c’était, selon moi, une sublime exaltation de la nature humaine, admise en lui à une participation privilégiée de la sagesse, qui lui assurait la prééminence sur les autres hommes.
Alypius pensait que, dans leur croyance d’un Dieu vêtu de chair, les catholiques ne trouvaient en Jésus-Christ que le Dieu et la chair, et il ne croyait point qu’ils affirmassent en lui l’esprit et l’âme de l’homme. Et comme il était fermement persuadé que tout ce que la tradition conserve de lui dans la mémoire humaine n’avait pu s’accomplir en l’absence du principe vital et raisonnable, il ne venait qu’à pas lents à la foi catholique. Mais bientôt découvrant dans cette erreur l’hérésie des Apollinaristes, il embrassa avec joie la foi de l’Église.
Pour moi, je n’appris, je l’avoue, que quelque temps après quelle dissidence sur le mystère du Verbe incarné s’élève entre la vérité catholique et le mensonge de Photin. Les contradictions de l’hérésie mettent en saillie les sentiments de votre Église, et produisent au jour la sainte doctrine. « Il fallait qu’il y eût des hérésies, pour que les cœurs à l’épreuve fussent signalés entre les faibles[144] ».
[144] I Cor., XI, 19.
XX
Les livres des platoniciens l’avaient rendu plus savant, mais
plus vain.
Ces livres des Platoniciens, que je lisais alors, m’ayant convié à la recherche de la vérité incorporelle, j’aperçus, par l’intelligence de vos ouvrages, vos perfections invisibles. Et là, contraint de m’arrêter, je sentis que les ténèbres de mon âme offusquaient ma contemplation ; j’étais certain que vous êtes, et que vous êtes infini, sans cependant vous répandre par les espaces finis ou infinis ; mais toujours vous-même, dans l’intégrité de votre substance et la constance de vos mouvements ; j’étais certain que tout être procède de vous, par cette seule raison fondamentale qu’il est ; certain de tout cela, j’étais néanmoins trop faible pour vous posséder.
Et je parlais comme ayant la science, et si je n’eusse cherché la voie dans le Christ Sauveur, cette science n’allait qu’à ma perte. Je voulais déjà passer pour sage, tout plein encore de mon supplice, et je ne pleurais pas, et je m’enflais de ma sagesse.
Car où était cette charité qui bâtit sur les fondations de l’humilité, sur Jésus-Christ lui-même ? Et ces livres pouvaient-ils me l’enseigner ? Et, sans doute, vous me les avez fait tomber entre les mains avant que j’eusse médité vos Écritures, pour qu’il me souvînt en quels sentiments ils m’avaient laissé, et que, dans la suite, pénétré de la douceur de vos saints livres, pansé de mes blessures par votre main, je susse quel discernement il faut faire de la présomption et de l’aveu, de qui voit où il faut aller, sans voir par où, et de qui sait le chemin conduisant non seulement à la vue, mais à la possession de la patrie bienheureuse. Peut-être, formé d’abord par vos saintes lettres, dont l’habitude familière m’eût fait goûter votre douce saveur, pour tomber ensuite dans la lecture de ces livres, j’eusse été détaché du solide fondement de la piété, ou bien même demeurant le cœur imbibé de sentiments salutaires, j’aurais pu croire que la lecture de ces philosophies suffit pour en produire de semblables.
XXI
Il trouve dans l’Écriture l’humilité et la vraie voie du salut.
Je dévorai donc avidement ces vénérables dictées de votre Esprit, et surtout l’apôtre Paul ; et en un moment s’évanouirent ces difficultés, où il m’avait paru quelquefois en contradiction avec lui-même, et son texte en désaccord avec les témoignages de la loi et des prophètes. Et je saisis l’unité de physionomie de ces chastes éloquences, et je connus cette joie où l’on tremble.
Et j’appris aussitôt que tout ce que j’avais lu de vrai dans ces autres livres s’enseignait ici avec l’idée toujours présente de votre grâce, afin que celui qui voit ne se glorifie pas, comme s’il n’eût pas reçu, non seulement ce qu’il voit, mais aussi de voir ». « Qu’a-t-il, en effet, qu’il n’ait reçu[145] » ? afin que votre parole lui donne non seulement les yeux pour voir, mais aussi la force pour embrasser votre immutabilité ; afin que le voyageur, encore trop éloigné pour vous découvrir, prenne la route qui mène à vous, vous voie et vous embrasse.
[145] I Cor., IV, 7.
Que si « l’homme se plaît dans la loi de Dieu, selon l’homme intérieur, que fera-t-il de cette autre loi, incarnée dans ses membres, qui combat contre la loi de son esprit, et le traîne captif sous cette loi de péché qui lui est incorporée[146] » ? Car « vous êtes juste, Seigneur ; ce sont nos péchés, nos iniquités, nos offenses, qui ont appesanti sur nous votre main[147] ». Et votre justice nous a livrés à l’antique pécheur, au prince de la mort, qui a persuadé à notre volonté l’imitation de sa volonté déchue de votre vérité.
[146] Rom., VII, 22.
[147] Dan., III, 27, 32.
Que fera cet homme de misère ? « Qui le délivrera du corps de cette mort, sinon votre grâce par Jésus-Christ Notre-Seigneur[148] », « que vous avez engendré coéternel à vous-même, et créé au commencement de vos voies[149] », « en qui le prince du monde n’a rien trouvé digne de mort[150] » ; « victime innocente, dont le sang a effacé l’arrêt de notre condamnation[151] » ?
[148] Rom., VII, 23, 25.
[149] Prov., VIII, 22.
[150] Joan., XIV, 30.
[151] Coloss., II, 14.
Voilà où ces livres sont muets. Ces pages profanes nous offrent-elles cet air de piété, ces larmes de pénitence, ce sacrifice que vous aimez des tribulations spirituelles d’un cœur contrit et humilié, et le salut de votre peuple, et votre cité promise, et le gage de l’Esprit-Saint, et le calice de notre rançon ?
On n’y entend point ces cantiques : « Mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu ? Dieu dont elle attend son salut. Car il est mon Dieu, mon Sauveur, mon Tuteur, et je ne serai plus ébranlé[152] ». Personne n’y entend cet appel : « Venez à moi, vous tous qui êtes affligés[153] ». Ils dédaignent, ces superbes, d’apprendre de lui qu’il est doux et humble de cœur. C’est là ce que vous avez caché aux sages, aux savants, et révélé aux humbles.
[152] Ps. LXI, 2, 3.
[153] Matth., XI, 28, 29, 23.
Oui, autre chose est d’apercevoir du haut d’un roc sauvage la patrie de la paix, sans trouver le chemin qui y mène, et de s’épuiser en vains efforts, par des sentiers perdus, pour échapper aux embûches de ces fugitifs, déserteurs de Dieu, guerroyant contre l’homme sous la conduite de leur prince, tout ensemble lion et dragon ; autre chose d’entrer en possession de la véritable route, où la vigilance du souverain empereur prévient le brigandage des transfuges de la milice céleste : car cette voie, ils l’évitent comme un supplice. Et ma substance s’assimilait merveilleusement ces vérités. A la lecture du « moindre » de vos apôtres, « je considérais vos œuvres, et j’admirais ».