Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau
XXX
Les évêques doivent-ils, à l’approche des ennemis, abandonner leurs églises ?
Cependant les ennemis approchaient ; et ici il est impossible de passer sous silence la réponse qu’il fit l’un de nos collègues, le saint évêque de Thiave (ou de Thabenne), Honoré, qui le consulta par lettre pour savoir si, l’arrivée des barbares, les évêques et les clercs devaient abandonner ou non leurs églises, lui faisant entendre en même temps ce qu’il fallait craindre plus particulièrement de ces destructeurs de Rome. Sa réponse à cette lettre, j’ai voulu l’insérer ici ; c’est une instruction fort utile et même nécessaire à la conduite des et ministres de Dieu. Voici donc ce qu’il écrivait :
Augustin à son très honoré frère et collègue dans l’épiscopat, Honoré, salut en Notre-Seigneur.
« Ayant envoyé à votre charité une copie de la lettre que j’ai écrite à notre frère et collègue, Quodvultdeus, je pensais devoir être quitte de la tâche que vous m’imposez en me demandant ce que vous devez faire dans les périls auxquels ces malheureux temps nous exposent. Car bien que cette lettre soit fort courte, je ne crois pas cependant y avoir rien oublié de ce qu’il importait, à vous d’apprendre, et moi de répondre ; puisque j’ai dit qu’il ne fallait pas arrêter ceux qui auraient la faculté et le désir de se retirer en lieu de sûreté, et que les liens de notre ministère, ces liens par lesquels la charité de Jésus-Christ nous attache invinciblement à nos églises et nous dévoue à leur service ne devaient pas être rompus. Voici les propres termes de cette lettre : quelque peu qu’il demeure du peuple de Dieu au lieu où nous sommes, notre ministère lui est nécessaire, il ne nous est pas permis de l’abandonner, et il ne nous reste qu’à dire au Seigneur : « Soyez-nous un protecteur et un abri[42] ».
[42] Ps. XXX, 3.
« Mais cette résolution ne vous satisfait pas, dites-vous ; elle vous paraît aller contre le précepte ou l’exemple du Seigneur. Nous nous rappelons en effet ces paroles : « Lorsqu’on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre[43] ».
[43] Matth., X, 23 ; Act., 20, 28.
« Or, qui croira que le Seigneur ait prétendu par là que le pasteur, sans lequel le troupeau ne peut vivre, abandonne les brebis que le Sauveur a rachetées de son sang ? Mais ne l’a-t-il pas fait lui-même, lorsque, porté par ses parents, il s’enfuit tout petit en Égypte ? Avait-il donc alors formé ces églises, pour qu’il nous soit permis de dire qu’elles ont été par lui délaissées ? Et quand l’apôtre Paul, descendu par une fenêtre dans une corbeille, se déroba aux mains de son ennemi, l’église du lieu fut-elle privée par sa fuite des secours nécessaires, et n’y avait-il pas d’autres frères chargés de pourvoir à ses besoins ? Aussi l’apôtre ne se décida-t-il que sur leurs instances, sollicité par eux de se conserver lui-même à l’Église, car c’était lui personnellement que le persécuteur cherchait.
« Que les serviteurs et les ministres de Jésus-Christ, ministres de sa parole et de son sacrement, suivent donc ce qu’il a commandé ou permis. Qu’ils fuient de ville en ville, quand c’est quelqu’un d’eux en particulier que les persécuteurs recherchent, en sorte que les autres que l’on ne poursuit pas demeurent pour servir l’Église et pour distribuer aux fidèles la nourriture sans laquelle ils ne pourraient vivre. Mais lorsqu’un péril commun enveloppe à la fois les clercs et les laïques, ah ! que ceux qui ont besoin de secours ne soient pas abandonnés de ceux à qui il appartient de secourir. Que tous donc ensemble se retirent en lieu sûr ; ou que ceux que la nécessité retient trouvent toujours auprès d’eux ceux que la nécessité du ministère ecclésiastique oblige, prêts à partager la vie ou la souffrance de leurs frères, selon le bon plaisir du Père de famille.
« Alors que les uns aient plus à souffrir, et les autres moins, ou que tous souffrent également, il est aisé de voir qui sont ceux qui souffrent pour les autres, c’est-à-dire ceux qui, pouvant se dérober à tant de maux par la fuite, ont préféré demeurer pour ne pas délaisser les besoins de leurs frères. Et voilà la grande épreuve de cette charité que l’apôtre Jean nous recommande par ces paroles : « Comme le Christ a donné sa vie pour nous, nous devons aussi donner notre vie pour nos frères[44] » ; car ceux qui fuient ceux qui, enchaînés par la nécessité, ne peuvent fuir, s’ils tombent entre les mains des ennemis c’est pour eux-mêmes et non pour leurs frères qu’ils souffrent. Mais souffrir pour n’avoir pas voulu abandonner le salut éternel de ses frères, c’est assurément donner sa vie pour eux.
[44] I Joan., 3, 16.
« Aussi, cette parole qui m’a été rapportée d’un évêque : « Si le Christ nous ordonne la fuite dans les persécutions mêmes où l’on peut gagner le martyre, combien plus devons-nous fuir de stériles souffrances quand une invasion de barbares nous menace » ! cette parole, dis-je, est vraie, elle est admissible, mais seulement pour qui n’est point lié par le devoir ecclésiastique. Quant au pasteur qui ne refuse de se dérober aux cruelles éprouves que pour ne point trahir le ministère de Jésus-Christ, sans lequel il est impossible aux hommes de devenir chrétiens et de vivre chrétiens, ce pasteur recueille un plus grand fruit de charité que celui qui, fuyant, non pour ses frères, mais pour lui-même, est arrêté, confesse Jésus-Christ et souffre le martyre.
« Que dites-vous donc dans votre première lettre ? Vous dites : « Faut-il demeurer dans nos églises ? Je ne sache point quel autre bien peut en arriver au peuple et à nous, que le spectacle d’hommes égorgés, de femmes violées, d’églises brûlées sous nos yeux ; et pour nous-mêmes l’épreuve des tortures par lesquelles l’avarice des barbares veut nous arracher ce que nous n’avons pas ». Mais Dieu n’a-t-il pas la puissance d’exaucer les prières de ses serviteurs et de détourner les maux que l’on craint ? Eh quoi ! pour des maux incertains, la trahison certaine de nos devoirs ; cet abandon qui livre le peuple à une perte certaine quant aux biens, non de cette vie, mais d’une autre incomparablement plus digne de nos soins et de notre sollicitude ! Car si ces maux que l’on redoute étaient certains, tous s’enfuiraient, et la disparition de tous ceux dont l’intérêt nous oblige nous affranchirait de la nécessité de demeurer. Car qui ferait aux ministres un devoir de rester là où il n’y aurait plus envers qui exercer les fonctions du ministère ? Ainsi, quelques saints évêques d’Espagne se sont retirés quand la fuite, le fer, les horreurs d’un siège, la captivité eurent dissipé leur peuple. Mais d’autres, et en bien plus grand nombre, voyant demeurer ceux pour qui ils devaient demeurer, sont en effet restés avec leur troupeau sous le même nuage, gros de périls. Et si quelques-uns l’ont abandonné, c’est ce que nous disons qu’on ne doit pas faire. Et ceux-là n’ont pas suivi les préceptes de l’autorité divine, mais ils se sont laissé surprendre par l’erreur ou vaincre par la crainte. Car pourquoi pensent-ils qu’ils faut obéir indifféremment au précepte de fuir de ville en ville, et ne songent-ils pas avec horreur à ce mercenaire qui voit venir le loup et s’enfuit parce qu’il n’a nul souci des brebis ? Pourquoi ne cherchent-ils point à concilier ces deux paroles du Seigneur, dont l’une ordonne ou permet la fuite, et l’autre la reprend et la condamne ? Car on ne les saurait trouver contraires l’une à l’autre ; et comment les accorder, sinon par les distinctions précédentes ?
« A savoir que, sous la persécution, les ministres du Christ ne sont libres de fuir que lorsque, par sa fuite, le troupeau du Christ ne leur donne plus l’occasion d’exercer le ministère, ou, le troupeau demeurant, si les fonctions saintes peuvent être remplies par d’autres qui n’ont pas la même raison de fuir. Ainsi, descendu dans une corbeille, l’apôtre se retire et se dérobe au persécuteur qui le cherche personnellement ; mais loin que le service de l’Église soit abandonné, il le laisse aux mains de ses frères qui ne sont pas dans la même nécessité. Ainsi s’enfuit saint Athanase, évêque d’Alexandrie, quand l’empereur Constance veut s’emparer de sa personne, sans que les autres pasteurs songent à délaisser le peuple catholique qui reste dans Alexandrie. Or, quand le peuple demeure, et que les ministres fuient, lui dérobant les secours du ministère, n’est-ce pas là cette fuite damnable, cette fuite de mercenaires qui n’ont pas souci des brebis ?
« Car le loup viendra, non pas un homme, mais le diable, qui, d’ordinaire, jette dans l’apostasie ceux des fidèles à qui le ministère quotidien du corps du Seigneur a manqué. Et par ta science, ou plutôt par ton ignorance de l’Écriture, ton frère plus faible périra, ton frère pour qui le Christ est mort.
« Quant ceux qui se laissent ici, non pas abuser par l’erreur, mais dominer par la crainte, ne combattent-ils plutôt vaillamment contre cette crainte, avec la grâce et l’assistance de Dieu, pour se soustraire à des maux sans comparaison plus terribles et infiniment plus à craindre ? C’est ce qui arrive quand le cœur exhale la vive flamme de la charité divine, et non l’impure flamme de la cupidité mondaine. Car voici les paroles de la charité : « Qui est faible sans que je m’affaiblisse avec lui ? qui est scandalisé sans que je brûle[45] ? » Mais la charité est de Dieu. Prions donc, afin qu’elle nous soit donnée par celui qui nous la commande, et qu’elle nous fasse plutôt craindre pour les brebis de Jésus-Christ le glaive de la malice spirituelle au fond de leur cœur, que le glaive des barbares dans leur corps, ce corps qui, tôt ou tard, d’une mort ou d’une autre, doit périr. Craignons plutôt l’adultère spirituel, qui éteint dans les cœurs la charité de la foi, que les violences auxquelles les femmes peuvent être exposées dans leurs personnes. Car rien ne viole la pudeur tant que l’âme la conserve ; et elle ne saurait être violée corporellement quand la volonté de la victime, loin de prêter honteusement son corps, refuse tout consentement à l’action étrangère. Craignons que les pierres vivantes ne s’écroulent par notre défection, plutôt que les pierres et le bois de nos temples matériels ne soient brûlés en notre présence. Craignons que les membres du corps de Jésus-Christ, privés de leur nourriture spirituelle, ne périssent plutôt que les membres de notre corps ne soient torturés par la fureur des ennemis. Non qu’il ne faille éviter ces maux quand on le peut, mais il faut se résoudre à les souffrir quand on ne peut les éviter sans impiété ; à moins qu’on ne soutienne qu’il n’est pas un ministre impie, celui-là qui dérobe le ministère nécessaire à la piété, au moment même où il est le plus nécessaire. Oublions-nous ce qui arrive en ces extrémités de périls, quand il ne reste plus aucun moyen de fuir ? Quel concours à l’église de tout âge et de tout sexe ! les uns demandant le baptême ; les autres, la réconciliation ; d’autres, les rigueurs de la pénitence ; tous, des consolations ; tous, la grâce et la dispensation des sacrements. Alors, si les ministres manquent, quel malheur s’attache à ceux qui sortent du siècle sans être régénérés ou déliés ! Quel deuil pour les fidèles, leurs parents, qui ne les auront pas avec eux dans le repos de la vie éternelle ! Entendez-vous les gémissements de tous et les imprécations de quelques-uns sur l’absence du ministère et des ministres ? Voyez donc ce que fait la crainte des maux temporels, et quelle moisson de maux éternels elle prépare ! Que si les ministres sont à leur poste, selon les forces que le Seigneur leur prête, tout le peuple est assisté ; les uns sont baptisés, les autres réconciliés, nul n’est privé de la communion du corps du Seigneur ; tous sont consolés, soutenus, exhortés à prier Dieu qui peut détourner les fléaux que l’on redoute ; tous sont préparés, en sorte que s’il est impossible que ce calice passe en se détournant d’eux, ils acceptent la volonté de Celui qui ne peut rien vouloir de mal.
[45] II Corinth., II, 29.
« Vous voyez sans doute, à présent, ce qui, me disiez-vous, échappait votre vue ; quel avantage pour le peuple chrétien, si, dans les maux présents, la présence des ministres du Christ ne lui manque pas ; et vous voyez aussi combien est grand le mal de leur absence, « quand ils cherchent leur intérêt et non celui de Jésus-Christ[46] » ; quand ils n’ont pas cette vertu dont il est dit : « Elle ne cherche point ce qui est à elle[47] » ; quand enfin ils n’imitent point celui qui a dit : « Je ne cherche pas ce qui m’est utile, mais ce qui l’est au plus grand nombre, afin qu’ils soient sauvés[48] ». Et celui-là ne se serait pas dérobé aux poursuites d’un puissant ennemi s’il n’avait voulu se conserver à ceux qui ne pouvaient se passer de lui. Aussi, dit-il, « je me trouve en presse et partagé entre deux désirs : l’un, d’être dissous pour être avec Jésus-Christ, ce qui serait infiniment le meilleur ; l’autre, de demeurer encore dans cette chair, ce qui est nécessaire à cause de vous[49] ».
[46] Philip., 2, 21.
[47] I Corinth., 13, 5.
[48] I Corinth., 10, 33.
[49] Phil., 1, 23.
« C’est pour cela, dira-t-on peut-être, que les ministres de Dieu, dans l’imminence de telles calamités, doivent fuir, afin de se conserver pour l’Église même, au retour des temps meilleurs. Quelques-uns, il est vrai, en usent ainsi, et avec raison, lorsque d’autres ministres sont là qui tiennent leur place, en sorte que le ministère n’est pas délaissé de tous : telle fut, nous l’avons dit, la conduite d’Athanase. Car, de quelle nécessité, de quel avantage était pour l’Église la vie temporelle de ce grand homme ? La foi le sait, elle qu’il défendit contre les ariens hérétiques de son éloquence et de son amour. Mais quand le péril est commun, et qu’il est plus à craindre que la fuite des pasteurs soit attribuée moins au dessein de servir qu’à la crainte de mourir ; quand il y a plus de scandale dans l’exemple de leur fuite qu’il ne saurait y avoir d’utilité dans la conservation de leur vie, alors il n’y a plus à hésiter.
« Aussi, quand le saint roi David cessa de s’exposer aux hasards des combats, « de peur que le flambeau d’Israël ne vînt à s’éteindre[50] » il ne prit pas de lui-même cette résolution, il l’accorda aux prières de son peuple ; autrement son exemple eût autorisé bien des lâchetés s’il eût donné lieu de croire qu’il avait cédé, non pas à la considération de l’intérêt public, mais au trouble de la crainte.
[50] I Reg., 21, 17.
« Ici se présente une autre question, que nous ne devons pas mépriser.
« Si, à l’approche de quelque désastre, on juge qu’il est de l’intérêt commun que quelques-uns des ministres se retirent pour se réserver, après l’orage, aux besoins spirituels de ceux qu’il aura épargnés, que fera-t-on, si les pasteurs semblent tous menacés de périr, excepté les fugitifs ? Que fera-t-on, en effet, si la persécution ne paraît s’attacher qu’aux ministres de l’Église ? Que dirons-nous ? Faut-il que l’Église soit abandonnée par leur fuite, de peur qu’elle ne soit plus tristement abandonnée par leur mort ? Mais si les laïques n’ont pas à craindre pour leurs jours, ne peuvent-ils cacher leurs évêques et leurs clercs, selon l’assistance que leur pourra prêter Celui qui a tout dans sa main, et peut, par un miracle de sa puissance, sauver qui ne fuit pas ? Nous cherchons, toutefois, ce que nous devons faire, de peur qu’il ne semble qu’en nous attendant toujours à des miracles, nous voulions tenter Dieu. Or, dans une de ces tempêtes du monde, où un danger commun enveloppe les laïques et le clergé, il n’en est pas comme de celui qui, dans un vaisseau, menace et marchands et matelots. Mais Dieu nous garde d’estimer si peu notre navire que les matelots, et surtout le Pilote, l’abandonnent dans le péril, pour se sauver dans une barque ou à la nage ! ce n’est pas de la mort temporelle, qui doit tôt ou tard venir, que sont menacés ceux dont notre abandon causerait la perte, mais de la mort éternelle, qui peut venir si l’on n’y prend garde, mais qui peut aussi ne pas venir si l’on y songe sérieusement.
« Or, pourquoi s’imaginer que, dans ce commun péril dont cette invasion menace notre vie, tous les clercs et non pas tous les laïques doivent trouver la mort, et qu’ils ne mourront pas avec tous ceux qui ont besoin de notre ministère ? Pourquoi ne pas espérer que s’il doit survivre quelques laïques, quelques clercs survivront aussi pour leur rendre les assistances nécessaires ?
« Oh ! que ne s’élève-t-il entre les ministres de Dieu ce glorieux différend à qui demeurera, à qui fuira, afin que la mort de tous, ou la fuite de tous, ne laisse pas l’Église abandonnée ? Un tel combat serait de part et d’autre un combat de charité, et de part et d’autre on serait agréable à la Charité. Que s’il ne se pouvait autrement terminer, il faudrait, selon moi, décider par le sort qui doit rester, qui doit fuir. Ceux, en effet, qui réclameraient pour eux le droit de se retirer passeraient pour des lâches, qui n’osent affronter le danger, ou pour des présomptueux, qui jugent la conservation de leur personne plus nécessaire à l’Église. Enfin, pour être seraient-ce les meilleurs qui choisiraient de se sacrifier pour leurs frères ; et la fuite ne sauverait que ceux dont la vie est moins utile, les moins zélés pour servir, les moins habiles à gouverner. Ceux-ci, du moins, s’ils ont quelque sentiment de piété, résisteront à leurs collègues, dont ils sentent la vie plus précieuse à l’Église, et dont le dévouement embrasse plutôt la mort que la fuite. Qu’on suive donc cette parole de l’Écriture : « Le sort apaise les disputes, et décide entre les rivaux[51] ». Car, dans ces incertitudes, Dieu juge mieux que les hommes, soit qu’il daigne appeler les meilleurs à cueillir la palme de la souffrance, en épargnant les faibles ; soit qu’il fortifie les faibles contre la souffrance, et retire de la vie ceux dont la vie est moins utile à l’Église. C’est peut-être quelque chose d’assez étrange que cet appel au sort ; mais quand on l’aura fait, qui osera le blâmer ? Qui, même, se retiendra de l’approuver, sinon l’ignorant ou l’envieux ? Que si l’on rejette ce parti comme inusité, que l’Église, du moins, ne se trouve point, par la fuite des ministres, abandonnée du ministère qui est nécessaire aux fidèles, qui leur est dû, surtout en de si grands périls. Que nul n’ait de soi une telle estime que, pour quelque don particulier qu’il a reçu, il réclame, comme le plus méritant, le privilège de la vie, c’est-à-dire de la fuite. Quiconque pense de la sorte se plaît trop à soi-même. Et quiconque parle ainsi déplaît à tous.
[51] Prov., 18, 18.
« Il y en a sans doute qui pensent qu’en ne fuyant pas dans ces jours menaçants, les évêques et les clercs inspirent au peuple une trompeuse sécurité, et qu’il ne fuit point, parce qu’il voit ses pasteurs demeurer. Mais il est facile de détourner cette objection ou ce reproche. On peut parler au peuple ; on peut lui dire : Ne vous méprenez pas sur notre conduite, si nous ne nous retirons pas, car ce n’est pas pour nous, mais pour vous, que nous demeurons ici ; c’est pour ne pas vous dérober les secours que nous savons nécessaires à votre salut, qui est en Jésus-Christ. Si donc vous voulez fuir, vous nous déliez vous-mêmes des liens qui nous retiennent. Je pense toutefois qu’il ne faut parler ainsi qu’autant qu’il semblera vraiment utile de se retirer en lieu plus sûr. Que si, à ces paroles, tous ou quelques-uns s’écrient : Nous sommes sous la puissance de Celui dont nul, où qu’il se retire, ne peut éviter la colère ; dont la miséricorde peut protéger, où qu’il soit, celui qui ne veut se retirer nulle part, soit que des nécessités invincibles l’enchaînent, soit qu’il veuille s’épargner la peine de chercher des asiles incertains, où l’on ne trouve point la sécurité, mais où l’on change de périls ; assurément ceux qui pensent ainsi ne doivent pas être déshérités des secours du christianisme. Si, au contraire, tous préfèrent émigrer, rien n’attache plus les pasteurs au lieu d’où le troupeau qui les retenait se retire.
« Ainsi donc, quiconque fuit, sans toutefois que le service de l’Église manque par sa fuite, celui-là fait ce que le Seigneur commande ou permet. Celui qui fuit, et par sa fuite dérobe au troupeau du Christ l’aliment de sa vie spirituelle, celui-là est le mercenaire qui voit venir le loup, et qui s’enfuit, parce qu’il se soucie peu des brebis. Vous m’avez consulté, mon très frère, et voilà la réponse que me dicte la vérité, comme je l’entends, et ma charité sincère ; mais ce n’est pas pour vous détourner d’un autre parti, si vous en trouvez un meilleur à prendre. Mais en de tels périls, que pouvons-nous faire de mieux que prier le Seigneur notre Dieu d’avoir pitié de nous ? C’est ainsi que de sages et saints pasteurs ont obtenu la volonté et la grâce de ne pas abandonner les Églises de Dieu ; et malgré les traits mordants de leurs contradicteurs, ils sont restés inébranlables dans leur résolution ».
XXI
Sa mort et sa sépulture[52].
[52] 28 août 430.
Ce fut sans doute pour le service et la félicité de la sainte Église catholique qu’il fut accordé au saint de vivre cette longue vie de soixante-seize ans, dont près de quarante passés dans le sacerdoce ou l’épiscopat. Il disait souvent à ses amis, dans ses entretiens particuliers, qu’après la grâce du baptême, les fidèles ou les prêtres même d’une vie exemplaire ne devaient pas sortir de ce corps mortel sans une vraie et juste pénitence. C’est ce qu’il fit lui-même dans sa dernière maladie. Car le peu de psaumes de David qui sont sur la pénitence, il les fit écrire et placer contre la muraille, et de son lit, dans les derniers jours de ses souffrances, il lisait ces versets avec d’abondantes et continuelles larmes. Et afin que nul ne l’interrompît dans cette suprême méditation, dix jours environ avant sa délivrance corporelle, il nous pria, tous présents, que personne n’entrât dans sa chambre, sinon à l’heure de la visite des médecins, ou lorsqu’on lui apportait des aliments. Il fut fait selon son désir, et il employait tout son temps à la prière. Jusqu’à cette dernière maladie, il ne cessa de prêcher au peuple la parole de Dieu avec autant de zèle, de force, de présence et de liberté d’esprit qu’il eût jamais fait. Il conserva jusqu’à la fin l’usage de tous ses membres, sans que ni son ouïe ni sa vue se fussent affaiblies. Ce fut en notre présence, sous nos yeux, et nos prières mêlées aux siennes, qu’il s’endormit avec ses pères, après une sainte vieillesse. Nous assistâmes au sacrifice offert pour le repos de son âme, et à sa sépulture. Il ne fit point de testament ; voué à la pauvreté de Jésus-Christ, il n’avait pas de quoi en faire. Il recommanda, selon sa coutume, que l’on conservât soigneusement la bibliothèque de l’Église et tous ses manuscrits pour ses successeurs. Tout ce qui appartenait à l’Église, trésor ou ornements, il le confia la fidélité d’un prêtre qu’il avait chargé de l’administration des biens de la maison épiscopale. Ceux qui lui étaient unis par les liens du sang, religieux ou laïques, il ne les traita, ni pendant sa vie, ni à sa mort, suivant les règles de la coutume. De son vivant, il ne leur donnait, comme aux autres, que suivant leurs besoins, moins jaloux de leur procurer des richesses que de diminuer leur indigence. Il laissa à son Église un clergé nombreux, des monastères d’hommes et de femmes soumis à des supérieurs, des bibliothèques composées d’ouvrages des autres saints, et de ses propres ouvrages, où l’on peut reconnaître combien, grâce à Dieu, il a été grand dans l’Église, et où les fidèles le trouvent toujours vivant. Un poète profane recommanda que, sur le monument public destiné à contenir ses restes, on écrivît cette épitaphe : « Passant, veux-tu savoir comment un poète vit après sa mort ? eh bien ! ce que tu lis est ma parole, et ta voix est ma voix ». Ainsi, dans les œuvres où il revit, l’Église catholique voit manifestement que ce pontife agréable et cher à Dieu a pratiqué les saintes vertus de la foi, de l’espérance et de la charité, autant qu’il est permis à l’homme d’y atteindre, à la lumière de la vérité. C’est ce que reconnaissent ceux qui profitent de la lecture de tant de livres qu’il a écrits sur les choses divines. Mais je crois que ceux-là ont pu profiter davantage qui ont eu le bonheur de le voir, de l’entendre parler dans l’église, et d’être les témoins de ses actions et de sa vie. Car il n’était pas seulement ce docteur de l’Évangile profond dans la science du royaume des cieux[53], tirant de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes, ou ce trafiquant qui acquiert la perle précieuse au prix de tout ce qu’il possède ; mais il était encore de ceux à qui il est dit : « Parlez ainsi et faites de même », et de qui Sauveur a dit : « Celui qui aura fait et enseigné sera appelé grand dans le royaume des cieux[54] ».
[53] Matth., XIII, 52.
[54] Jac., II, 42 ; Matth., V, 19.
Et moi je vous conjure, lecteurs de cet écrit, je supplie votre charité de rendre avec moi grâce au Dieu tout-puissant de bénir le Seigneur, qui m’a donné la pensée et les moyens de transmettre ces faits à la connaissance des présents et des absents, des contemporains et de la postérité ; je vous conjure donc de prier avec moi et pour moi, afin qu’après avoir été dans le temps l’ami de ce grand homme avec lequel Dieu m’a fait la grâce de vivre près de quarante années dans une douce et constante union, je sois ici-bas son imitateur et son émule, et qu’à l’avenir je jouisse avec lui des promesses du tout-puissant. Ainsi soit-il[55].
[55] Saint Possidius, disciple de saint Augustin, évêque de Calame après la mort de Megalius, en l’année 397, ayant pendant quarante années pris une glorieuse part à tous les combats rendus pour la foi catholique par son maître et son ami, assiste en 430 à la destruction de sa ville épiscopale par les barbares, et la mort de saint Augustin dans Hippone assiégée. Défenseur intrépide de la divinité de Jésus-Christ contre les Vandales ariens, il est exilé par Genséric. Où trouva-t-il un refuge ? Quelle fut la fin de sa vie, l’époque de sa mort, le lieu de sa sépulture ? « Dieu seul le sait[56] » ! On ignore également la destinée des autres amis de saint Augustin, Evodius, évêque d’Uzale, saint Alypius, évêque de Tagaste. Que sont-ils devenus ? Où les a emportés cette tempête de barbares qui a ruiné l’Église d’Afrique ? Leurs noms, depuis lors, ont disparu de l’histoire.
[56] De vita S. Possidii dissertat., op. et stud. J. Salinas. Neapol. Romæ, 1731. — In 8o, p. 106.