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Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau

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LIVRE DIXIÈME

Confession du cœur. — Ce qu’il sait avec certitude, c’est qu’il aime Dieu. Il le cherche et le trouve dans sa mémoire ; Puissance incompréhensible dont il décrit les merveilles. Il s’interroge sur la triple tentation de la volupté, de la curiosité et de l’orgueil. Il remet à Notre-Seigneur Jésus-Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes, la guérison des maux de son âme.

I
Élévation.

Que je vous connaisse, intime connaisseur de l’homme ! que je vous connaisse comme vous me connaissez ! Force de mon âme, pénétrez-la, transformez-la, pour qu’elle soit vôtre, et par vous possédée sans tache et sans ride ! C’est là tout mon espoir, toute ma parole ! Ma joie est dans cet espoir lorsqu’elle n’est pas insensée. Quant au reste des choses de cette vie, moins elles valent de larmes, plus on leur en donne ; plus elles sont déplorables, moins on les pleure ! Mais, vous l’avez dit, vous aimez la vérité, Seigneur ; « et celui qui l’accomplit arrive à la lumière[213] » ; qu’elle soit donc dans mon cœur qui se confesse à vous, qu’elle soit dans cet écrit qui me confesse à tous !

[213] Joan., III, 21.

II
Confession du cœur.

Et quand même je vous fermerais mon cœur, que pourrais-je vous dérober ? Vos yeux, Seigneur, ne voient-ils pas à nu l’abîme de la conscience humaine ? C’est vous que je cacherais à moi-même, sans me cacher à vous. Et maintenant que mes gémissements témoignent que je me suis en dégoût, voilà qu’aimable et glorieux vous attirez mon cœur et mes désirs, afin que je rougisse de moi, que je me rejette et vous élise ; afin que je ne trouve grâce devant moi-même, comme devant vous, que grâce à vous.

Quel que je sois, vous me connaissez donc toujours, Seigneur ; et j’ai dit cependant quel fruit je recueillais de ma confession. Je vous la fais, non de la bouche et de la voix, mais en paroles de l’âme, en cris de la pensée qu’entend votre oreille. En effet, suis-je mauvais, c’est me confesser à vous que de me déplaire à moi-même ; suis-je meilleur, c’est me confesser à vous que de ne pas m’attribuer les bons élans de mon âme. Et il est ainsi, mon Dieu ! « celui que vous bénissez comme juste, vous l’avez d’abord justifié comme pécheur[214] ».

[214] Ps. V, 15 ; Rom., IV, 5.

Ma confession en votre présence, Seigneur, est donc explicite et tacite : silence des lèvres, cris d’amour ! Que dis-je de bon aux hommes que vous n’ayez d’abord entendu au fond de moi-même, et que pouvez-vous entendre de tel en moi-même que vous ne m’ayez dit d’abord ?

III
Pourquoi il confesse ce que la grâce a fait de lui.

Pour entendre mes confessions comme s’ils devaient, eux, guérir toutes mes langueurs, qu’y a-t-il donc des hommes à moi ? Race curieuse de la vie d’autrui, et paresseuse à redresser la sienne ! Pourquoi s’informent-ils de ce que je suis, quand ils refusent d’apprendre de vous ce qu’ils sont ? Et d’où savent-ils, lorsque c’est moi qui leur parle de moi, que je dis vrai, puisque pas un homme ne sait ce qui se passe dans l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui ? Mais qu’ils vous écoutent parler d’eux-mêmes, ils ne pourront dire : Le Seigneur a menti. Qu’est-ce en effet que vous écouter, sinon se connaître ? Et qui nierait ce qu’il sait ainsi, ne mentirait-il pas à lui-même ?

Mais comme entre ceux qu’elle unit des liens de sa fraternité, la charité croit tout, je me confesse à vous, Seigneur, de sorte que les autres m’entendent. Je ne puis leur démontrer la vérité de ma confession ; et toutefois ceux dont la charité ouvre les oreilles croient à ma parole. Cependant, ô médecin intérieur, montrez-moi bien l’utilité de ce que je vais faire. Car la confession de mes iniquités passées, que vous avez remises et couvertes pour béatifier en vous cette âme transformée par la foi et par votre sacrement, peut ranimer les cœurs contre l’engourdissement et le : Je ne puis ! du désespoir ; les éveiller à l’amour de votre miséricorde, aux douceurs de votre grâce, cette force des faibles à qui elle a révélé leur faiblesse ! Et pour les justes, c’est une consolation d’entendre les péchés de ceux qui en sont affranchis, non pour ces péchés eux-mêmes, mais parce qu’ils ont été et ne sont plus.

Mais de quel fruit, Seigneur mon Dieu, à qui chaque jour se confesse ma conscience, plus assurée en l’espoir de votre miséricorde qu’en son innocence ; de quel fruit est-il donc, je vous le demande, que par ces lignes je confesse aux hommes devant vous, non ce que j’ai été, mais ce que je suis aujourd’hui ? Quant au passé, j’en ai reconnu et signalé l’avantage. Et maintenant beaucoup de ceux qui me connaissent ou ne me connaissent pas, qui m’ont entendu ou bien ont entendu parler de moi, désirent savoir ce qu’il en est au temps même de ces confessions ; ils n’ont pas l’oreille à mon cœur, où je suis tel que je suis ; ils veulent donc m’entendre avouer ce que je puis être au fond de moi-même, où l’œil, ni l’oreille, ni l’intelligence ne peuvent pénétrer. Ils sont prêts à me croire sans plus de preuve ; la charité, qui les sanctifie, leur dit que je ne mens pas en leur parlant de moi, et c’est elle en eux qui me donne créance.

IV
Quel fruit il espère de cette confession.

Mais dans quel intérêt le désirent-ils ? Veulent-ils se réjouir avec moi en apprenant combien l’impulsion de votre grâce m’a rapproché de vous, et, sachant combien je suis retardé par le poids de moi-même, prier pour moi ? A ceux-là je me révélerai. Car il n’est pas d’un faible intérêt, Seigneur mon Dieu, que grâces vous soient rendues par plusieurs à mon sujet, et que vous soyez par plusieurs sollicité pour moi. Que le cœur de mes frères aime en moi ce que vous leur enseignez d’aimable ; qu’il plaigne en moi ce que vous leur enseignez à plaindre. Mais ces sentiments, je ne les demande qu’au cœur de mes frères, et non pas à l’étranger, « non pas au fils de l’étranger, dont la bouche parle le mensonge, dont la main est une main d’iniquité[215] ». Je ne les demande qu’au cœur fraternel, qui, s’il m’approuve, se réjouit de moi, s’il m’improuve, s’attriste pour moi, et, dans la louange et le blâme, m’aime toujours.

[215] Ps. CLXIII, 8.

C’est à mes frères que je veux me dévoiler : qu’ils respirent à la vue de mes biens, qu’ils soupirent à la vue de mes maux. Mes biens sont votre ouvrage et vos dons, mes maux sont mes crimes et votre justice. Qu’ils respirent là, qu’ils soupirent ici ! Que les hymnes, que les larmes s’élèvent en votre présence de ces âmes fraternelles, vos vivants encensoirs !

Et vous, Seigneur, touché des parfums de votre temple saint, « ayez pitié de moi, selon la grandeur de votre miséricorde, pour la gloire de votre nom[216] » ; poursuivez votre œuvre ; consommez mes imperfections. Voilà le fruit de ma confession présente, c’est l’aveu même, non plus en présence de vous seul, dans le secret de la joie qui appréhende et de la tristesse qui espère, mais publié à la face des enfants des hommes, associés à ma foi et à mon allégresse, hôtes comme moi de la mortalité, citoyens de ma cité, voyageurs comme moi, prédécesseurs, successeurs et compagnons de mon pèlerinage.

[216] Ps. L, 1.

Ceux-là sont vos serviteurs, mes frères, que vous avez faits vos fils ; mes maîtres, que vous m’avez commandé de servir, si je veux vivre de vous avec vous. Et votre Verbe ne s’est pas contenté d’enseigner comme précepteur, il a pris les devants comme guide. Et je l’imite d’action et de parole, je l’imite sous vos ailes, à travers de grands périls. Mais sous ce voile protecteur, mon âme vous est soumise, et mon infirmité vous est connue.

Je ne suis qu’un petit enfant, mais j’ai un Père qui vit toujours ; j’ai un tuteur puissant. Et celui-là même m’a donné la vie, qui me prend sous sa tutelle ; et celui-là, c’est vous, ô mon tout bien ! ô tout-puissant ! qui êtes avec moi dès avant que je sois avec vous ! Je révélerai donc à ceux que vous m’ordonnez de servir ce que je suis aujourd’hui, ce peu que je suis encore. « Mais je ne me juge pas[217] ». Qu’on m’écoute dans l’esprit où je parle.

[217] I Cor., IV, 3.

V
L’homme ne se connaît pas entièrement lui-même.

C’est vous, Seigneur, qui êtes mon juge, parce que, « bien que nul homme ne sache rien de l’homme que l’esprit de l’homme qui est en lui[218] », cependant il est quelque chose de l’homme que ne sait pas même l’esprit de l’homme qui est en lui. Mais vous savez tout de lui, Seigneur, qui l’avez fait. Et moi, qui m’abaisse sous votre regard, qui ne vois en moi que terre et que cendre, je sais pourtant de vous une chose que j’ignore de moi. Et, certes, « ne vous voyant pas encore face à face, mais en énigme et au miroir[219] », dans cet exil, errant loin de vous, plus présent à moi-même qu’à vous, je sais, néanmoins, que vous êtes inviolable, et j’ignore à quelles tentations je suis ou ne suis pas capable de résister.

[218] I Cor., II, 11.

[219] I Cor., XIII, 12.

Et j’ai l’espérance que, « fidèle comme vous l’êtes, ne permettant pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, vous nous donnez la puissance de soutenir la tentation et d’en sortir vainqueurs[220] ». Je confesserai donc, de moi, ce que je sais, et aussi ce que j’ignore. Car ce que je connais de moi, je le connais à votre lumière, et ce que j’ignore de moi, je l’ignore « jusqu’à ce que votre face change mes ténèbres en midi[221] ».

[220] I Cor., X, 13.

[221] Isai., LVIII, 10.

VI
Ce qu’il sait avec certitude, c’est qu’il aime Dieu.

Ce que je sais, de toute la certitude de la conscience, Seigneur, c’est que je vous aime. Vous avez percé mon cœur de votre parole, et à l’instant je vous aimai. Le ciel et la terre et tout ce qu’ils contiennent ne me disent-ils pas aussi de toutes parts qu’il faut que je vous aime ? Et ils ne cessent de le dire aux hommes, « afin qu’ils demeurent sans excuse[222] ». Mais le langage de votre miséricorde est plus intérieur « en celui dont vous daignez avoir pitié, et à qui il vous plaît de faire grâce[223] » ; autrement le ciel et la terre racontent vos louanges à des sourds.

[222] Rom., I, 20.

[223] Ibid., IX, 15.

Qu’aimé-je donc en vous aimant ? Ce n’est point la beauté selon l’étendue, ni la gloire selon le temps, ni l’éclat de cette lumière amie à nos yeux, ni les douces mélodies du chant, ni la suave odorance des fleurs et des parfums, ni la manne, ni le miel, ni les délices de la volupté.

Ce n’est pas là ce que j’aime en aimant mon Dieu ; et pourtant j’aime une lumière, une mélodie, une odeur, un aliment, une volupté, en aimant mon Dieu ; cette lumière, cette mélodie, cette odeur, cet aliment, cette volupté, suivant l’homme intérieur ; lumière, harmonie, senteur, saveur, amour de l’âme, qui défient les limites de l’étendue, et les mesures du temps, et le souffle des vents, et la dent de la faim, et le dégoût de la jouissance.

Voilà ce que j’aime en aimant mon Dieu. Et qu’est-ce enfin ? J’ai interrogé la terre, et elle m’a dit : « Ce n’est pas moi ». Et tout ce qu’elle porte m’a fait même aveu. J’ai interrogé la mer et les abîmes, et les êtres animés qui glissent sous les eaux, et ils ont répondu : « Nous ne sommes pas ton Dieu ; cherche au-dessus de nous ». J’ai interrogé les vents, et l’air avec ses habitants m’a dit de toutes parts : « Anaximènes se trompe ; je ne suis pas Dieu ». J’interroge le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, et ils me répondent : « Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu cherches ». Et je dis enfin à tous les objets qui se pressent aux portes de mes sens : « Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l’êtes pas ; dites-moi de lui quelque chose ». Et ils me crient d’une voix éclatante : « C’est lui qui nous a faits[224] ».

[224] Ps. XCIX.

La voix seule de mon désir interrogeait les créatures, et leur seule beauté était leur réponse. Et je me retournai vers moi-même, et je me suis dit : Et toi, qu’es-tu ? Et j’ai répondu : « Homme ». Et deux êtres sont sous mon obéissance ; l’un extérieur, le corps, l’autre en moi et caché, l’âme. Auquel devais-je plutôt demander mon Dieu, vainement cherché, à travers le voile de mon corps, depuis la terre jusqu’au ciel, aussi loin que je puisse lancer en émissaires les rayons de mes yeux ?

Il valait mieux consulter l’être intérieur, car tous les envoyés des corps s’adressaient au tribunal de ce juge secret des réponses du ciel et de la terre et des créatures qui s’écriaient Nous ne sommes pas Dieu, mais son ouvrage. L’homme intérieur se sert de l’autre comme instrument de sa connaissance externe ; moi, cet homme intérieur, moi esprit, j’ai cette connaissance par le sens corporel.

J’ai demandé mon Dieu à l’univers, et il m’a répondu : « Je ne suis pas Dieu, je suis son œuvre ». Mais l’univers n’offre-t-il pas même apparence à quiconque jouit de l’intégrité de ses sens ? Pourquoi donc ne tient-il pas à tous même langage ? Animaux grands et petits le voient, sans pouvoir l’interroger, en l’absence d’une raison maîtresse qui préside aux rapports des sens. Les hommes ont ce pouvoir « afin que les grandeurs invisibles de Dieu soient aperçues par l’intelligence de ses ouvrages[225] ». Mais ils cèdent à l’amour des créatures ; et, devenus leurs esclaves, ils ne peuvent plus être leurs juges.

[225] Rom., I, 20.

Et elles ne répondent qu’à ceux qui les interrogent comme juges ; et ce n’est point que leur langage, ou plutôt leur nature, varie, si l’un ne fait que voir, si l’autre, en voyant, interroge ; mais dans leur apparente constance, muettes pour celui-ci, elles parlent à celui-là, ou plutôt elles parlent à tous, mais elles ne sont entendues que des hommes qui confrontent ces dispositions sensibles avec le témoignage intérieur de la vérité. Car la vérité me dit : « Ton Dieu n’est ni le ciel, ni la terre, ni tout autre corps ». Et leur nature même dit aux yeux : « Toute grandeur corporelle est moindre en sa partie qu’en son tout ». Et tu es supérieure à tout cela ; c’est à toi que je parle, ô mon âme, puisque tu donnes à ton corps cette vie végétative, que nul corps ne donne à un autre. Mais ton Dieu est la vie même de la vie.

VII
Dieu ne peut être connu par les sens.

Qu’aimai-je donc, en aimant mon Dieu ? Quel est celui qui domine de si haut le faîte de mon âme ? Mon âme elle-même me servira d’échelon pour monter à lui. Je franchirai cette force de vitalité qui me lie à mon corps et en remplit les organes de sa sève. Elle ne peut me faire trouver Dieu ; autrement elle le ferait trouver « au cheval, au mulet qui « n’ont pas la raison[226] », et dont les corps vivent du même principe.

[226] Ps. XXXI, 9.

Il est une autre puissance qui non-seulement donne la vie, mais la sensibilité à cette chair que Dieu m’a faite, défend à l’œil d’entendre, à l’oreille de voir, ordonne à l’un de se tenir prêt pour que je voie, à l’autre pour que j’entende, et maintient tous les sens chacun à son poste et dans sa fonction, pour qu’ils prêtent la diversité de leur ministère à l’active unité du moi, de l’homme-esprit. Mais je franchirai encore cette puissance qui m’est commune avec le cheval et le mulet, également doués de la sensibilité corporelle.

VIII
De la mémoire.

Je franchirai donc ces puissances de mon être, pour monter par degrés jusqu’à Celui qui m’a fait. Et j’entre dans les domaines, dans les vastes palais de ma mémoire, où sont renfermés les trésors de ces innombrables images entrées par la porte des sens. Là est aussi renfermé tout ce que nous pensons, augmentant, diminuant, modifiant de mille manières ce pécule de nos sens, et enfin tout dépôt ou réserve que le gouffre de l’oubli n’a pas encore enseveli.

Quand je suis là, je me fais représenter ce que je veux. Certains objets paraissent sur-le-champ, d’autres se font chercher davantage ; il faut les tirer comme d’un recoin obscur ; d’autres s’élancent en essaim, et tandis que l’on demande l’un d’eux, accourant tous à la fois, ils semblent dire : N’est-ce pas nous ? Et la main de mon esprit les éloigne de la face de mon souvenir, jusqu’à ce que l’objet désiré sorte de ses ténèbres et de sa retraite. D’autres enfin se suggérant sans peine au rang où je les appelle, les premiers cèdent la place aux suivants, pour rentrer à leur poste et reparaître à ma volonté. Ce qui arrive exactement lorsque je fais un récit de mémoire.

Là se conservent, distinctes et sans mélange, les espèces introduites chacune par une entrée particulière : la lumière, les couleurs, les figures corporelles, par les yeux ; tous les sons, par l’oreille ; toutes les odeurs, par le passage des narines ; toutes les saveurs, par la voie du palais ; et par le sens universel, tout objet dur ou mou, chaud ou froid, doux ou rude, grave ou léger, qui affecte le corps, soit au dehors, soit au dedans. La mémoire les reçoit toutes à son vaste foyer, où, au besoin, je les compte et les passe en revue ; ineffables replis, dédale profond, où tout entre par le seuil qui l’attend et se range avec ordre ! Et ce n’est pas toutefois la réalité, mais l’image de la réalité sentie, qui entre pour revenir au rappel de la pensée.

Qui pourrait dire comment se forment ces images ? et l’on sait toutefois par quel sens elles sont recueillies et mises en réserve. Car, alors que je demeure dans les ténèbres et le silence, ma mémoire me représente à volonté les couleurs, distingue le blanc du noir, et les sons ne font pas incursion sur les réminiscences de mes yeux, et, quoique présents, ils semblent se retirer et se tenir à part : je les demande, si je veux, et ils viennent aussitôt. Parfois encore, la langue immobile et le gosier silencieux, je chante comme il me plaît, sans que l’image des couleurs qui cohabite me trouble ni m’interrompe quand je revois le trésor que l’oreille m’a versé. Ainsi, je visite au caprice du souvenir, ces magasins approvisionnés par les sens ; et je distingue, sans rien odorer, la senteur des lis de celle des violettes ; et je préfère le miel au vin chaud, le poli à l’aspérité, par réminiscence du palais et de la main. Et tout cela se passe en moi, dans l’immense galerie de ma mémoire.

J’y fais comparaître le ciel, la terre, la mer, avec toutes les impressions que j’en ai reçues, hors celles que j’ai oubliées. Là, je me rencontre moi-même, je me reprends au temps, au lieu, aux circonstances d’une action et au sentiment dont j’étais affecté dans cette action. Là résident les souvenirs de toutes les révélations de l’expérience personnelle ou du témoignage. De cette trame du passé j’ourdis le tissu des expériences et des témoignages journaliers, des événements et des espérances futures, et je forme de tout cela comme un présent que je médite ; et dans ces vastes plis de mon intelligence, peuplés de tant d’images, je me dis à moi-même : Je ferai ceci ou cela, et il s’ensuivra ceci ou cela. Oh ! si telle ou telle chose pouvait arriver ! Plaise à Dieu ! à Dieu ne plaise ! Et je me parle ainsi, et les images des objets qui m’intéressent sortent du trésor de ma mémoire ; car en leur absence il me serait impossible d’en parler.

Que cette puissance de la mémoire est grande ! Grande, ô mon Dieu ! sanctuaire impénétrable, infini ! Eh ! qui pourrait aller au fond ? Et c’est une puissance de mon esprit, une propriété de ma nature, et moi-même je ne comprends pas tout ce que je suis. L’esprit est donc trop étroit pour se contenir lui-même ? Et où donc déborde ce qu’il ne peut contenir de lui ? Serait-ce hors de lui ? ou plutôt, n’est-ce pas en lui ? Et d’où vient ce défaut de contenance ?

Ici je me sens confondu d’admiration et d’épouvante. Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l’Océan, et le mouvement des astres ; et ils se laissent là, et ils n’admirent pas, chose admirable ! qu’au moment où je parle de tout cela, je n’en vois rien par les yeux ; incapable d’en parler pourtant, si tout cela, montagnes, vagues, fleuves, astres que j’ai vus, Océan auquel je crois, n’offrait intérieurement à ma mémoire les mêmes immensités où s’élanceraient mes regards. Et toutefois, lorsque ma vue s’est portée sur ces spectacles, elle ne les a pas engloutis ; et les réalités ne sont pas en moi, mais seulement les images, et je sais par quel sens chaque impression est entrée.

IX
Mémoire des sciences.

Là, ne s’arrête pas l’immense capacité de ma mémoire. Elle porte en ses flancs tout ce que j’ai retenu de la science, et que l’oubli ne m’a pas encore dérobé. Et ces perceptions-là, je les garde à l’écart plus intérieurement, non pas en lieu, ni en images, mais en réalité. Car ce que je sais de la grammaire et de la dialectique, du nombre et de l’espèce des questions, n’est pas entré dans ma mémoire comme l’image, qui laisse la réalité à la porte ; évanouie aussitôt qu’apparue, comme la voix imprimant à l’ouïe, par une certaine trace, l’illusion qu’elle vibre encore lorsqu’elle a cessé de résonner ; comme l’odeur qui, dans son passage, dissipée au vent, pénètre l’odorat d’une image qui la reproduit au désir de la réminiscence ; comme l’aliment qui n’a plus de saveur qu’au palais de la mémoire ; ou comme l’objet que la main a touché, et que, dans l’éloignement, le souvenir retrace à l’imagination : car les réalités de cet ordre ne sont pas présentées à la mémoire, mais leurs seules images, qui, saisies avec une étonnante rapidité, sont rangées comme dans des cellules merveilleuses, d’où elles sont tirées merveilleusement par le souvenir.

X
Les sciences n’entrent pas dans la mémoire par les sens.

Quand j’entends dire qu’un objet comporte trois sortes de questions, savoir : s’il est, ce qu’il est, quel il est, je m’empare bien de l’image des sons dont ces paroles se forment, je sais qu’ils ont traversé l’air avec bruit, et qu’ils ne sont plus. Mais les réalités mêmes, exprimées par ces sons, je ne les ai perçues par aucun sens corporel ; je ne les ai nulle part que dans mon esprit, et c’est elles-mêmes, non leur image, qui habitent dans ma mémoire. Par où sont-elles entrées en moi ? qu’elles le déclarent, si elles peuvent. Je visite toutes les portes de ma chair, et je n’en trouve pas une qui leur ait donné passage.

Les yeux disent : Si elles sont colorées, nous les avons annoncées ; si elles sont sonores, disent les oreilles, nous les avons introduites ; si elles sont odorantes, disent les narines, c’est par nous qu’elles ont passé. Le goût dit encore : S’il n’est pas question de saveur, ne me demande rien. Et le tact : S’il ne s’agit pas de corps, je n’ai point touché, et, partant, je n’ai rien dit. Par où se sont-elles glissées dans ma mémoire ? je l’ignore : car, en les apercevant, ce n’est pas sur le témoignage d’une intelligence étrangère que je les ai crues, mais j’ai reconnu leur vérité dans mon esprit, je les lui ai remises comme un dépôt, pour me les rendre à mon désir. Elles étaient donc en moi avant que je ne les connusse, sans être dans ma mémoire ; mais où donc ? et comment, quand on m’en a parlé, les ai-je reconnues, en disant : il est ainsi, c’est vrai ; si elles n’étaient déjà dans ma mémoire, mais ensevelies au loin, et à de telles profondeurs, que peut-être, sans indication, ma pensée ne les eût jamais exhumées ?

XI
Acquérir la science, c’est rassembler les notions dispersées dans l’esprit.

Ainsi, obtenir les notions qui ne se communiquent point à nos sens par image, mais dont nous percevons en nous la réalité même par intuition directe, n’est, après tout, que rassembler dans l’esprit ce que la mémoire contient çà et là, en recommandant à la pensée de réunir ces fragments épars et négligés pour les placer sous la main de l’attention.

Et combien ma mémoire porte-t-elle en son sein de notions de cet ordre, déjà toutes trouvées et comme rangées sous ma main, ce qui s’appelle apprendre et connaître ? Que je cesse de les visiter de temps en temps, elles s’écoulent et gagnent le fond des plus lointains replis, où il faut que la pensée les retrouve comme si elle les découvrait de nouveau, et les rassemble au même lieu (car elles ne changent pas de demeure), afin de les connaître, c’est-à-dire de les rallier dans leur dispersion ; d’où vient l’expression de COGITARE, fréquentatif de COGERE, rassembler, comme AGITO l’est d’AGO, et FACTITO de FACIO. Mais l’intelligence s’est approprié ce verbe, et l’emploie à la désignation exclusive de ces ralliements intérieurs dont elle forme sa pensée.

XII
Mémoire des mathématiques.

La mémoire renferme aussi les propriétés et les lois innombrables du nombre et de la mesure ; et nulle d’elles ne lui a été transmise par impression sensible, car elles ne sont ni colorées, ni sonores, ni odorantes, ni savoureuses, ni tangibles. J’ai bien entendu le son des mots qui les désignent quand on en parle ; mais autre est le son, autre la réalité ; l’un est grec ou latin ; l’autre n’est ni grecque ni latine, elle ne connaît aucune langue.

J’ai vu tirer des lignes aussi déliées qu’un fil d’araignée ; mais il est un autre ordre de lignes, qui se présentent sans image, sans que l’œil charnel les annonce. Elles sont évidentes à l’esprit qui les reconnaît, en l’absence de toute préoccupation corporelle. Les sons m’ont encore signalé les nombres nombrés ; mais il n’en est pas ainsi des nombres nombrants, qui sont sans images, et partant d’une réalité absolue. Rie de moi qui ne me comprend pas ; rieur, tu me feras pitié.

XIII
Mémoire des opérations de l’esprit.

Et il me souvient de toutes ces notions ; et il me souvient comment je les ai obtenues. Et il me souvient de tous les faux raisonnements élevés contre elles. Et le souvenir de ces erreurs est vrai ; et le discernement que j’ai fait du faux et du vrai sur ces points controversés est présent à mon souvenir.

Et je vois encore qu’il faut faire différence entre ce discernement actuel, et le souvenir de ce même discernement, souvent réitéré dans les opérations de ma pensée. Il me souvient donc d’avoir exercé souvent cet acte d’intelligence ; et ce discernement actuel, cette intellection d’aujourd’hui, je les serre dans ma mémoire pour me les rappeler à l’avenir tels qu’à cette heure je les conçois. J’ai donc souvenir de m’être souvenu, et c’est encore par la force de ma mémoire que je me souviendrai de mon présent ressouvenir.

Et la mémoire conserve aussi les passions de mon esprit, non pas comme elles y sont lorsqu’il en est affecté ; elle les conserve dans les conditions de sa puissance. Car je me remémore mes joies, mes tristesses, mes craintes d’autrefois, mes désirs passés, libre en ce moment de tristesse et de joie, de désir et de crainte. Et parfois, au contraire, je me rappelle mes tristesses avec joie, et mes joies avec tristesse.

XIV
Mémoire des affections de l’âme.

Qu’il en arrive ainsi à l’égard des affections sensibles, rien d’étonnant ; l’esprit est un être, et le corps un autre. Que je me souvienne avec joie d’une douleur que mon corps ne souffre plus, j’en suis donc peu surpris. Mais que tel phénomène se produise d’un sentiment moral, c’est alors que je m’étonne, la mémoire n’étant autre que l’esprit. Et, en effet, si je recommande une chose au souvenir d’un homme, je lui dis : Mets-toi bien dans l’esprit, etc. S’il m’arrive d’oublier, ne dirai-je pas : Je n’avais pas à l’esprit…, il m’est passé de l’esprit, etc…, donnant à la mémoire même le nom d’esprit ?

Cela étant, d’où vient donc qu’au moment où je me rappelle avec joie ma tristesse passée, la joie est dans mon esprit et la tristesse dans ma mémoire ; que l’esprit se réjouit de cette joie, sans que la mémoire s’attriste de cette tristesse ? Est-ce que la mémoire est indépendante de l’esprit ? Qui l’oserait dire ? En serait-elle comme l’estomac, et la joie et la tristesse comme des aliments doux et amers qui passent et séjournent dans ses cavités, mais dépourvus de saveur ? Il serait ridicule de presser davantage cette similitude, qui n’est pas toutefois sans vérité.

Or, quand je dis que l’âme est troublée par quatre passions, le désir, la joie, la crainte et la tristesse, c’est à la mémoire que j’emprunte tous mes raisonnements sur ce sujet, et toutes mes divisions et définitions selon le genre et la différence ; et ce souvenir des passions ne m’affecte d’aucun trouble passionné. Et il m’eût été impossible de les rappeler, si pourtant elles n’eussent été présentes au trésor où je puise.

Mais la mémoire ne serait-elle pas la rumination de l’esprit ? Pourquoi donc alors la réminiscence de la joie ou de la tristesse serait-elle sans amertume ou sans douceur au palais de la pensée ? Est-ce donc ce point de différence qui exclut toute similitude ? Qui se résignerait, en effet, à proférer ces mots de tristesse et de crainte, s’il fallait autant de fois qu’on en parle s’attrister ou craindre ? Et cependant il nous serait impossible d’en parler, si nous ne trouvions dans notre mémoire non seulement l’image que le son de ces mots y grave par les sens, mais encore les notions des réalités introduites sans frapper à aucune porte charnelle, et sur la foi de sentiments antérieurs confiés par l’esprit à la mémoire, qui souvent elle-même les retient sans mandat.

XV
Comment les réalités absentes se représentent à la mémoire.

Est-ce par image ou non ? qui pourrait le dire ? Je nomme une pierre, je nomme le soleil, en l’absence des objets, mais en présence de leur image. Je nomme la douleur du corps sans en éprouver aucune, et pourtant si son image ne la représente dans ma mémoire, je ne sais de quoi je parle ; je ne la distingue plus du plaisir. Je nomme la santé du corps, lorsque mon corps est sain, pénétré de la réalité même ; et toutefois, si son image n’était fixée dans ma mémoire, le son de ce mot n’éveillerait aucun sens à mon souvenir. Et ce nom de santé ne serait, pour les malades, qu’un emprunt à un vocabulaire inconnu, si la puissance de leur mémoire ne retenait l’image de la réalité absente. Je nomme les nombres nombrants, et les voilà dans ma mémoire, eux-mêmes et non leur image. Je nomme l’image du soleil, et elle est dans ma mémoire ; et ce n’est pas l’image de l’image que je me représente, mais l’image elle-même toujours docile à mon rappel. Je nomme la mémoire et je reconnais ce que je nomme. Et où puis-je le reconnaître, sinon dans la mémoire ? Serait-ce donc par son image, et non par son essence, qu’elle serait présente à elle-même ?

XVI
La mémoire se souvient de l’oubli.

Mais quoi ! Lorsque je nomme l’oubli, je reconnais ce que je nomme ; et comment le reconnaîtrais-je, si je ne m’en souvenais ? Et je ne parle pas du son de ce mot, je parle de l’objet dont il est le signe, qu’il me serait impossible de reconnaître si la signification du son m’était échappée. Ainsi, quand il me souvient de la mémoire, c’est par elle-même qu’elle se représente à elle-même ; quand il me souvient de l’oubli, oubliance et mémoire viennent aussitôt à moi ; mémoire, qui me fait souvenir ; oubliance, dont je me souviens.

Mais qu’est-ce que l’oubli, sinon une absence de mémoire ? Comment donc est-il présent, pour que je me souvienne de lui, lui dont la présence m’interdit le souvenir ? Or, s’il est vrai que, pour se rappeler, la mémoire doive retenir, et que faute de se rappeler l’oubli, il soit impossible de reconnaître la signification de ce mot, il suit que la mémoire retient l’oubli. La cause de l’oubli fait donc comparaître en nous la cause de nos oubliances ? N’en faut-il pas inférer que ce n’est point par elle-même, mais par image, qu’elle revient à la mémoire ? Que, si elle était présente elle-même, elle ne nous ferait pas souvenir, mais oublier.

Qui pourra pénétrer, qui pourra comprendre ces phénomènes ? J’y succombe, Seigneur, et c’est sous moi que je succombe. Et me voilà pour moi-même un sol ingrat, qui rit de ma peine et boit mes sueurs. Et je ne sonde pas maintenant la profondeur des voûtes célestes, je ne mesure pas les distances des astres, je ne recherche pas la loi de l’équilibre terrestre ; non, c’est dans ma mémoire qui n’est que moi, c’est dans mon esprit qui n’est que moi que je me perds. Que tout ce que je ne suis pas soit loin de moi, rien d’étonnant ; mais quoi de plus près de moi que moi-même ? Et voilà que je ne puis comprendre la puissance de ma mémoire, moi qui, sans elle, ne pourrais pas même me nommer !

Je me souviens donc de l’oubli j’en suis certain ; et comment l’expliquer ? Dirai-je que dans ma mémoire ne réside pas ce dont je me souviens ? Dirai-je que l’oubli n’y réside que pour m’empêcher d’oublier ? Égale absurdité. Dirai-je encore que ma mémoire ne conserve que l’image de l’oubli, et non l’oubli même ? Le puis-je, s’il est nécessaire que l’impression de l’image dans la mémoire soit devancée par la présence de l’objet même dont se détache l’image ? C’est ainsi que je me souviens de Carthage, et des lieux que j’ai parcourus, et des visages que j’ai vus, et de tous les rapports que m’ont transmis les sens : ainsi de la douleur, ainsi de la santé. Ces réalités étaient là quand ma mémoire s’empara de leur image, et me la réfléchit en leur présence, pour les reproduire, absentes, à mon souvenir.

Que si l’oubli demeure dans ma mémoire, non par lui-même, mais en image, il a donc fallu sa présence pour que son image lui fût dérobée ? Et s’il était présent, comment a-t-il pu graver son image là où sa présence efface toute empreinte ? Et pourtant, si incompréhensible et inexplicable que soit ce mystère, je suis certain de me souvenir de l’oubli, ce meurtrier du souvenir.

XVII
Dieu est au delà de la mémoire.

C’est quelque chose de grand que la puissance de la mémoire. Une sorte d’horreur me glace, ô mon Dieu, quand je pénètre dans cette multiplicité profonde, infinie ! Et cela, c’est mon esprit ; et cela c’est moi-même. Que suis-je donc, ô mon Dieu ? quelle nature suis-je ? Vie étonnante dans la variété de ses phénomènes et l’immensité de ses puissances !

Et voilà que je cours par les champs de ma mémoire ; et je visite ces antres, ces cavernes innombrables, peuplées à l’infini d’innombrables espèces, qui habitent par image, comme les corps ; par elles-mêmes, comme les sciences ; par je ne sais quelles notions, quels signes, comme les affections morales qui, n’opprimant plus l’esprit, restent néanmoins captives de la mémoire, quoique rien ne soit dans la mémoire qui ne soit dans l’esprit. Je vais, je cours, je vole çà et là, et pénètre partout, aussi avant que possible, et de limites, nulle part ! Tant est vaste l’empire de ma mémoire ! Tant est profonde la vie de l’homme qui ne vit encore que selon la mort !

Que faire, ô ma vraie vie, ô mon Dieu ? Je franchirai aussi cette puissance de mon être, qui s’appelle mémoire, je la franchirai pour m’élancer vers vous, douce lumière. Que me répondez-vous ? Et voilà que, montant par mon esprit jusqu’à vous, qui demeurez au-dessus de moi, je laisse au-dessous cette puissance qui s’appelle mémoire, jaloux de vous atteindre où l’on peut vous atteindre ; de m’attacher à vous, où l’on peut s’attacher à vous. Car les brutes et les oiseaux ont la mémoire pour retrouver leurs tanières, leurs nids, leurs habitudes. Sans la mémoire ils n’auraient aucune faculté d’accoutumance.

Je passe donc par delà ma mémoire pour arriver à celui qui m’a séparé des animaux, et m’a fait plus sage que les oiseaux du ciel. Je passe par delà ma mémoire. Mais où vous trouverai-je, bonté vraie, sécurité de délices ? où vous trouverai-je ?

XVIII
Il faut conserver la mémoire d’un objet perdu pour le retrouver.

Si je vous trouve hors de ma mémoire, votre souvenir m’est donc échappé. Et si je vous oublie, comment vous trouver ? La femme qui a perdu sa drachme et l’a cherchée avec sa lampe, s’en souvient pour la trouver ; autrement pourrait-elle, en la trouvant, la reconnaître ? Je me rappelle d’avoir cherché et retrouvé beaucoup d’objets perdus. Mais commet le sais-je ? Quand j’étais en quête de ma perte, on me disait : N’est-ce pas cela ? Et je répondais non, tant que l’objet ne m’était pas représenté ; et vainement, échappé à ma mémoire, m’eût-il été remis sous les yeux, je ne l’eusse pas retrouvé, faute de le reconnaître. Et il en est toujours ainsi toutes les fois que l’on recouvre ce qu’on avait perdu.

C’est que, s’il s’agit d’un objet visible, pour être soustrait au regard, il ne l’est pas à la mémoire, qui le retient par son image, et sur cette image intérieure le reconnaît en le retrouvant ; car nous ne pouvons retrouver sans reconnaître, ni reconnaître sans nous souvenir : la mémoire garde l’objet perdu pour les yeux.

XIX
Comment la mémoire retrouve un objet oublié.

Mais quoi ! si la mémoire elle-même laisse échapper l’objet, quand, par exemple, nous l’avons oublié et le cherchons pour nous en souvenir, où le cherchons-nous, sinon dans la mémoire ? Nous en présente-t-elle un autre, nous le repoussons, et ce n’est qu’en présence de l’objet même de notre recherche que nous disons : Le voici. Et, pour cela, il faut le reconnaître ; pour le reconnaître, il faut se souvenir, et pourtant nous l’avons oublié. Il n’est donc pas entièrement perdu ; c’est donc à l’aide de ce qui nous reste, que nous cherchons ce qui nous échappe. La mémoire se sent dépourvue de son lest ordinaire, et, comme disloquée par l’absence d’un membre, elle réclame ce qui lui manque.

Ainsi, qu’à nos yeux ou à notre pensée s’offre un homme connu de nous, dont le nom nous fuit, tout nom qui ne se lie point à l’idée de la personne est rejeté, jusqu’à ce que se représente enfin celui qui s’adapte naturellement à cette image de connaissance. Mais d’où revient-il, sinon de la mémoire ? Car, le reconnaissons-nous sur l’avis d’un tiers, c’est encore elle qui le reproduit. Ce nom, en effet, n’est pas un étranger qui sollicite notre confiance, mais un hôte de retour, et qui s’offre à notre recherche. Autrement, quel avis pourrait éveiller un souvenir entièrement effacé dans notre esprit ? Ce n’est donc pas tout à fait oublier une chose que de se souvenir de l’avoir oubliée ; et nous ne pourrions chercher un objet perdu, si aucun souvenir ne nous en était resté.

XX
Chercher Dieu, c’est chercher la vie heureuse.

Est-ce ainsi que je vous cherche, Seigneur ? Vous chercher, c’est chercher la vie bienheureuse. Oh ! que je vous cherche, pour que mon âme vive. Elle est la vie de mon corps, et vous êtes sa vie. Est-ce donc ainsi que je cherche la vie bienheureuse ? Car je ne l’ai pas trouvée tant que je n’ai pas dit : C’est assez ; là voici ! Est-ce ainsi que je la cherche ? Est-ce par souvenir, comme si je l’eusse oubliée, avec conscience de mon oubli ? Est-ce par désir de l’inconnu ? soit que je n’en aie jamais rien su, soit que j’aie tout oublié jusqu’à la mémoire de mon oubli ?

Mais n’est-ce pas cette vie heureuse après laquelle tous les hommes soupirent et que nul ne dédaigne ? Où l’ont-ils connue pour la désirer ainsi ? où l’ont-ils vue, pour l’aimer ? Il faut donc qu’elle soit avec nous ; comment ? je l’ignore ; il faut qu’elle soit en nous, mais à différentes mesures. L’heureux en espérance la possède, moins que l’heureux en réalité, plus que celui qui est déshérité et de la réalité et de l’espérance. Mais celui-là même la possède à certain degré, puisqu’il la désire, et d’un désir incontestable.

Quelle est donc cette notion dans l’homme ? je ne sais. Réside-t-elle dans sa mémoire ? c’est le problème qui m’intéresse ; car alors, il faut que nous ayons été autrefois heureux. Est-ce individuellement, est-ce dans ce premier homme, premier pécheur, en qui nous sommes tous morts, premier père de nos misères ?

C’est ce que je n’examine pas maintenant, je ne veux que savoir si la vie heureuse est dans la mémoire. Elle ne peut nous être entièrement inconnue, puisque nous l’aimons ; puisqu’à ce nom, il n’est personne qui ne confesse le désir de la réalité. Est-ce donc le son qui nous en plaît ? Qu’importe au Grec ce mot latin dont il ignore le sens ; mais le synonyme grec ne le laisse pas indifférent. Car elle ne connaît ni la Grèce, ni Rome, celle qu’envient et Grecs et Latins, et tout homme en toute langue ; elle est donc connue de tous les hommes. Trouvez un mot compris de tous pour leur demander s’ils veulent être heureux : oui, répondront-ils sans hésiter. Ce qui serait impossible, si ce nom n’exprimait une réalité conservée dans leur mémoire.

XXI
Comment l’idée de la béatitude peut être dans la mémoire.

Mais en est-il de ce souvenir comme de celui de Carthage que l’on a vue ? Non. La vie heureuse n’est pas un corps ; les yeux ne l’ont pas aperçue. S’en souvient-on comme des nombres ? Non : leur notion ne laisse pas d’autre désir. Mais la notion de la vie heureuse nous inspire l’amour et le désir de sa possession.

S’en souvient-on comme de l’éloquence ? Non. Quoique ce mot suggère à plusieurs qui ne sont pas éloquents le souvenir et le désir de la chose même, preuve qu’elle existe dans leur esprit, c’est néanmoins par les sens qu’ils ont remarqué l’éloquence d’autrui, avec un plaisir qui leur en a donné le goût ; goût, dérivé du plaisir ; plaisir, d’une notion intérieure : mais nul de nos sens ne nous révèle en autrui la vie heureuse.

En est-il donc comme du souvenir de la joie ? Peut-être. Car si je me souviens de la joie dans la tristesse, je puis me souvenir de la vie heureuse dans ma misère. Et cette joie ne me fut jamais sensible, ni à la vue, ni à l’ouïe, ni à l’odorat, ni au goût, ni au toucher ; pur sentiment de l’esprit, dont l’impression, conservée dans ma mémoire, réveille en moi dédain ou regrets, suivant la diversité des objets qui l’ont fait naître. Il fut un temps où je me réjouissais de la honte, et mon cœur ne se souvient de ces joies qu’avec horreur, j’ai parfois goûté le plaisir du bien, et ce souvenir est un regret, et, au refus de l’occasion, je me rappelle avec tristesse cette joie qui n’est plus.

Mais où, mais quand ai-je vécu ma vie heureuse pour m’en souvenir, pour l’aimer, pour la désirer ? Et il ne s’agit pas ici de mon désir ou du vœu de quelques hommes ; car en est-il un qui ne veuille être heureux ? Une notion moins sûre permettrait-elle une volonté si certaine ?

Demandez à deux hommes s’ils veulent porter les armes : peut-être l’un dira oui, l’autre non ; demandez-leur s’ils veulent être heureux, tous deux répondront sans hésiter que tel est leur désir, et le même désir appelle l’un aux armes et en détourne l’autre. Ne serait-ce pas que, trouvant leur plaisir, l’un ici, l’autre là, tous deux s’accordent néanmoins dans leur volonté d’être heureux, comme ils s’accorderaient dans la réponse à la question s’ils veulent avoir sujet de joie ; et cette joie même, c’est ce qu’ils appellent bonheur, l’unique but qu’ils poursuivent par des voies différentes. Or, comme la joie est chose que tout homme, un jour, a ressentie, il faut que ce nom de bonheur en représente la connaissance à la mémoire.

XXII
Dieu, unique joie du cœur.

Loin, mon Dieu, loin du cœur de votre serviteur humilié devant vous de trouver son bonheur en toutes joies ! Car il en est une refusée aux impies, connue de vos serviteurs qui vous aiment ; cette joie, c’est vous. Et voilà la vie heureuse, se réjouir en vous, de vous et pour vous ; la voilà, il n’en est point d’autre. La placer ailleurs, c’est poursuivre une autre joie que la véritable, et cependant, la volonté qui s’en éloigne s’attache encore à son image.

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