Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau
X
Entretien de sainte Monique avec son fils sur le bonheur de la
vie éternelle.
A l’approche du jour où elle devait sortir de cette vie, jour que nous ignorions et connu de vous, il arriva, je crois, par votre disposition secrète, que nous nous trouvions seuls, elle et moi, appuyés contre une fenêtre, d’où la vue s’étendait sur le jardin de la maison où nous étions descendus, au port d’Ostie. C’est là que, loin de la foule, après les fatigues d’une longue route, nous attendions le moment de la traversée.
Nous étions seuls, conversant avec une ineffable douceur, et dans l’oubli du passé, dévorant l’horizon de l’avenir, nous cherchions entre nous, en présence de la Vérité que vous êtes, quelle sera pour les saints cette vie éternelle « que l’œil n’a pas vue, que l’oreille n’a pas entendue, et où n’atteint pas le cœur de l’homme[200] ». Et nous aspirions des lèvres de l’âme aux sublimes courants de votre fontaine, « fontaine de vie qui réside en vous[201] », afin que, pénétrée selon sa mesure de la rosée céleste, notre pensée pût planer dans les hauteurs.
[200] I Cor., II, 9.
[201] Ps. XXXV, 10.
Et nos discours arrivant à cette conclusion, que la plus vive joie des sens dans le plus vif éclat des splendeurs corporelles, loin de soutenir le parallèle avec la félicité d’une telle vie, ne méritait pas même un nom, portés par un nouvel élan d’amour vers Celui qui est, nous nous promenâmes par les échelons des corps jusqu’aux espaces célestes d’où les étoiles, la lune et le soleil nous envoient leur lumière ; et montant encore plus haut dans nos pensées, dans nos paroles, dans l’admiration de vos œuvres, nous traversâmes nos âmes pour atteindre, bien au-delà, cette région d’inépuisable abondance, où vous rassasiez éternellement Israël de la nourriture de vérité, et où la vie est la sagesse créatrice de ce qui est, de ce qui a été, de ce qui sera ; sagesse incréée, qui est ce qu’elle a été, ce qu’elle sera toujours ; ou plutôt en qui ne se trouvent ni avoir été, ni devoir être, mais l’être seul, parce qu’elle est éternelle ; car avoir été et devoir être exclut l’éternité.
Et en parlant ainsi, dans nos amoureux élans vers cette vie, nous y touchâmes un instant d’un bond de cœur, et nous soupirâmes en y laissant captives les prémices de l’esprit, et nous redescendîmes dans le bruit de la voix, dans la parole qui commence et finit. Et qu’y a-t-il là de semblable à votre Verbe Notre-Seigneur, dont l’immuable permanence en soi renouvelle toutes choses ?
Nous disions donc : Qu’une âme soit en qui les révoltes de la chair, le spectacle de la terre, des eaux, de l’air et des cieux fassent silence, qui se fasse silence à elle-même ; qu’oublieuse de soi, elle franchisse le seuil intérieur, songes, visions fantastiques, toute langue, tout signe, tout ce qui passe, venant à se taire ; car tout cela dit à qui sait entendre : Je ne suis pas mon ouvrage ; celui qui m’a fait est celui qui demeure dans l’éternité ; que cette dernière voix s’évanouisse dans le silence, après avoir élevé notre âme vers l’auteur de toutes choses, et qu’il parle lui seul, non par ses créatures, mais par lui-même, et que son Verbe nous parle, non plus par la langue charnelle, ni par la voix de l’ange, ni par le bruit de la nuée, ni par l’énigme de la parabole ; mais qu’il nous parle lui seul que nous aimons en tout, qu’en l’absence de tout il nous parle ; que notre pensée, dont l’aile rapide atteint en ce moment même l’éternelle sagesse, immuable au-dessus de tout, se soutienne dans cet essor, et que, toute vue d’un ordre inférieur cessant, elle seule ravisse, captive, absorbe le contemplateur dans ses secrètes joies ; qu’enfin la vie éternelle soit semblable à cette fugitive extase qui nous fait soupirer encore ; n’est-ce pas la promesse de cette parole : « Entre dans la joie de ton Seigneur[202] » ? Et quand cela ? Sera-ce alors que « nous ressusciterons tous, sans néanmoins être tous changés[203] » ?
[202] Matth., XXV, 21.
[203] I Cor., XV, 51.
Telles étaient les pensées, sinon les paroles, de notre entretien. Et vous savez, Seigneur, que ce jour même où nous parlions ainsi, où le monde avec tous ses charmes nous paraissait si bas, elle me dit : « Mon fils, en ce qui me regarde, rien ne m’attache plus à cette vie. Qu’y ferais-je ? pourquoi y suis-je encore ? J’ai consommé dans le siècle toute mon espérance. Il était une seule chose pour laquelle je désirais séjourner quelque peu dans cette vie, c’était de te voir chrétien catholique avant de mourir. Mon Dieu me l’a donné avec surabondance, puisque je te vois mépriser toute félicité terrestre pour le servir. Que fais-je encore ici ? »
XI
Dernières paroles de sainte Monique.
Ce que je répondis à ces paroles, je ne m’en souviens pas bien ; mais à cinq ou six jours de là, la fièvre la mit au lit. Un jour dans sa maladie, elle perdit connaissance et fut un moment enlevée à tout ce qui l’entourait. Nous accourûmes ; elle reprit bientôt ses sens, et nous regardant mon frère et moi, debout auprès d’elle, elle nous dit comme nous interrogeant : « Où étais-je ? » Et à l’aspect de notre douleur muette : « Vous laisserez ici votre mère » ! Je gardais le silence et je retenais mes pleurs. Mon frère dit quelques mots exprimant le vœu qu’elle achevât sa vie dans sa patrie plutôt que sur une terre étrangère. Elle l’entendit, et, le visage ému, le réprimant des yeux pour de telles pensées, puis me regardant : « Vois comme il parle », me dit-elle ; et s’adressant à tous deux : « Laissez ce corps partout, et que tel souci ne vous trouble pas. Ce que je vous demande seulement, c’est de vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur, partout où vous serez ».
Nous ayant témoigné sa censée comme elle pouvait l’exprimer, elle se tut, et le progrès de la maladie redoublait ses souffrances. Alors, méditant sur vos dons, ô Dieu invisible, ces dons que vous semez dans le cœur de vos fidèles pour en récolter d’admirables moissons, je me réjouissais et vous rendais grâces au souvenir de cette vive préoccupation qui l’avait toujours inquiétée de sa sépulture, dont elle avait fixé et préparé la place auprès du corps de son mari ; parce qu’ayant vécu dans une étroite union, elle voulait encore, ô insuffisance de l’esprit humain pour les choses divines ! ajouter à ce bonheur, et qu’il fût dit par les hommes qu’après un voyage d’outremer, une même terre couvrît leur poussière conjugale.
Quand donc ce vide de son cœur avait-il commencé d’être comblé par la plénitude de votre grâce ? Je l’ignorais, et cette révélation qu’elle venait de faire ainsi me pénétrait d’admiration et de joie. Mais déjà, dans mon entretien à la fenêtre, ces paroles : « Que fais-je ici ? » témoignaient assez qu’elle ne tenait plus à mourir dans sa patrie. J’appris encore depuis qu’à Ostie même, un jour, en mon absence, elle avait parlé avec une confiance toute maternelle à plusieurs de mes amis du mépris de cette vie et du bonheur de la mort. Admirant la vertu que vous aviez donnée à une femme, ils lui demandaient si elle ne redouterait pas de laisser son corps si loin de son pays : « Rien n’est loin de Dieu, répondit-elle ; et il n’est pas à craindre qu’à la fin des siècles, il ne reconnaisse pas la place où il doit me ressusciter ». Ce fut ainsi que, le neuvième jour de sa maladie, dans la cinquante-sixième année de sa vie et la trente-troisième de mon âge, cette âme pieuse et sainte vit tomber les chaînes corporelles.
XII
Douleur de saint Augustin.
Je lui fermais les yeux, et dans le fond de mon cœur affluait une douleur immense, prête à déborder en ruisseaux de larmes ; et mes yeux, sur l’impérieux commandement de l’âme, ravalaient leur courant jusqu’à demeurer secs, et cette lutte me déchirait. Aussitôt qu’elle eut rendu le dernier soupir, l’enfant Adeodatus éclata en sanglots : nous le réprimâmes ; il se tut.
C’est ainsi que ce que j’avais en moi d’enfance, et cette voix jeune du cœur qui allait se briser en gémissements, était réprimée et se taisait. Car nous ne pensions pas qu’il fût juste de mener ce deuil avec les lamentations qui accompagnent d’ordinaire les morts malheureuses, ou sans espoir de réveil. Mais sa mort n’était ni malheureuse, ni entière. Nous en avions pour garants sa vertu, sa foi sincère et les raisons les plus certaines.
Qu’est-ce donc qui me faisait si cruellement souffrir au fond de moi, sinon la rupture soudaine de cette habitude, tant douce et chère, de vivre ensemble ; blessure vive à mon âme ? Je me félicitais toutefois du témoignage qu’elle m’avait rendu jusque dans sa dernière maladie, quand, souriante à mes soins, elle m’appelait bon fils, et redisait avec l’affection la plus tendre, qu’elle n’avait jamais entendu de ma bouche un trait dur ou injurieux lancé contre elle. Et pourtant, ô Dieu notre créateur, cette respectueuse déférence était-elle en rien comparable au service d’esclave qu’elle me rendait ? Aussi c’était le délaissement de cette grande consolation qui navrait mon âme, et ma vie se déchirait qui n’était qu’une avec la sienne.
Quand on eut arrêté les pleurs de cet enfant, Evodius prit le psautier et se mit à chanter ce psaume auquel nous répondions tous : « Je chanterai, Seigneur, à votre gloire, vos miséricordes et vos jugements[204] ». Apprenant ce qui se passait, un grand nombre de nos frères et de femmes pieuses accoururent, et pendant que les funèbres devoirs s’accomplissaient suivant l’usage, je me retirai où la bienséance voulait, avec ceux qui ne jugeaient pas convenable de me laisser seul.
[204] Ps. C, 1.
Je dis alors quelques paroles conformes à la circonstance ; je cherchais avec le baume de vérité à alléger ma torture, connue de vous, et qu’ils ignoraient, attentifs à mes discours et me croyant insensible à la douleur. Mais moi, à votre oreille, où nul d’eux ne pouvait entendre, je gourmandais la mollesse de mes sentiments, et je fermais le passage au cours de mon affliction, et elle me cédait un peu, et elle revenait emportée par sa propre violence, sans toutefois en arriver à l’éruption des larmes, à l’altération du visage ; seul, je savais tout ce que je refoulais dans mon cœur. Et comme je m’en voulais de laisser tant de prise sur moi aux accidents humains, cette fatalité de votre justice et de notre misère, ma douleur elle-même était une douleur ; j’étais livré à une double agonie.
Le corps porté à l’église, j’y vais, j’en reviens, sans une larme, pas même à ces prières que nous versâmes au moment où l’on vous offrit pour elle le sacrifice de notre rédemption, alors que le cadavre est déjà penché sur le bord de la fosse où on va le descendre ; à ces prières mêmes, pas une larme ; mais, tout le jour, ma tristesse fut secrète et profonde, et, l’esprit troublé, je vous demandais, comme je pouvais, de guérir ma peine, et vous ne m’écoutiez pas, afin sans doute que cette seule épreuve achevât de graver dans ma mémoire toute la force des liens de la coutume pour retenir l’âme même qui ne se nourrit plus de la parole de mensonge.
J’imaginai d’aller au bain, ayant appris qu’ainsi les Grecs l’avaient nommé comme bannissant les inquiétudes de l’esprit. J’y vais, et je le confesse à votre miséricorde, ô Père des orphelins, j’en sors tel que j’y suis entré. Il n’avait point fait transpirer l’amertume de mon cœur.
Et puis je m’endormis, et à mon réveil, je sentis ma douleur bien diminuée ; et seul au lit, je me rappelai ces vers de votre Ambroise, que je sentais si véritables.
« O Dieu créateur, modérateur des cieux, qui jetez sur le jour le splendide manteau de la lumière, répandez sur la nuit les grâces du sommeil, afin que le repos rende au labeur ordinaire les membres épuisés, soulage les fatigues de l’esprit, et brise le joug inquiet de l’affliction ».
Et peu à peu je rentrais dans mes premières pensées sur votre servante, et me rappelant son pieux amour pour vous, et pour moi cette tendresse prévenante et sainte qui tout à coup me manquait, je goûtai la douceur de pleurer en votre présence sur elle et pour elle, sur moi et pour moi. Et je donnai congé à mes pleurs, jusqu’alors retenus, de couler à loisir ; et soulevé sur ce lit de larmes, mon cœur trouva du repos, entendu de vous seul, et non pas d’un homme, juge superbe de ma douleur.
Et maintenant, Seigneur, je vous le confesse en ces lignes. Lise et interprète à son gré qui voudra. Et celui-là, s’il m’accuse comme d’un péché, d’avoir donné à peine une heure de larmes à ma mère, morte pour un temps à mes yeux, ma mère qui m’avait pleuré tant d’années pour me faire vivre aux vôtres, qu’il se garde de rire, mais que plutôt, s’il est de grande charité, lui-même vous offre ses pleurs pour mes péchés, à vous, Père de tous les frères de votre Christ.
XIII
Il prie pour sa mère.
Aujourd’hui, le cœur guéri de cette blessure que l’affection charnelle rendait peut-être trop vive, je répands devant vous, mon Dieu, pour cette femme, votre servante, de bien autres pleurs ; pleurs de l’esprit frappé des périls de toute âme qui meurt en Adam. Il est vrai que, vivifié en Jésus-Christ, elle a vécu dans les liens de la chair de manière à glorifier votre nom par sa foi et ses mœurs ; mais toutefois je n’oserais dire que, depuis que vous l’eûtes régénérée par le baptême, il ne soit sorti de sa bouche aucune parole contraire à vos préceptes. Et n’a-t-il pas été dit par la Vérité, votre Fils : « Celui qui appelle son frère insensé est passible du feu[205] » ? Et malheur à la vie même exemplaire, si vous la scrutez dans l’absence de la miséricorde. Mais comme vous ne recherchez pas nos fautes à la rigueur, nous avons le confiant espoir de trouver quelque place dans votre indulgence. Et d’autre part, quel homme, en comptant ses mérites véritables, fait autre choses que de compter vos dons ? Oh ! si les hommes se connaissaient, « comme celui qui se glorifie se glorifierait dans le Seigneur[206] » !
[205] Matth., V, 22.
[206] II Cor., X, 17.
Ainsi donc, ô ma gloire ! ô ma vie ! ô Dieu de mon cœur ! mettant à part ses bonnes œuvres, dont je vous rends grâces avec joie, je vous prie à cette heure pour les péchés de ma mère ; exaucez-moi, au nom du médecin suspendu au bois infâme, qui aujourd’hui, assis à votre droite, « sans cesse intercède pour nous[207] ». Je sais qu’elle a fait miséricorde, et de toute son âme « remis la dette aux débiteurs[208] ». Remettez-lui donc la sienne ; et s’il en est qu’elle ait contractée, tant d’années durant qu’elle a vécu après avoir reçu l’eau salutaire, remettez-lui, Seigneur, remettez-lui, je vous en conjure ; « n’entrez pas avec elle en jugement[209] ». « Que votre miséricorde s’élève au-dessus de votre justice[210] » ! Vos paroles sont véritables, et vous avez promis aux miséricordieux miséricorde. Et vous leur avez donné de l’être, « vous qui avez pitié de qui il vous plaît de faire grâce[211] ».
[207] Rom., VIII, 34.
[208] Matth., VI, 12.
[209] Ps. CXLII, 2.
[210] Jac., II, 13.
[211] Rom., IX, 16.
Et n’auriez-vous pas déjà fait ce que je vous demande ? je le crois ; mais encore, agréez, Seigneur, cette offrande de mon désir. Car aux approches du jour de sa dissolution, elle ne songea pas à faire somptueusement ensevelir, embaumer son corps ; elle ne souhaita point un monument particulier ; elle se soucia peu de reposer au pays de ses pères ; non, ce n’est pas là ce qu’elle nous recommanda ; elle exprima ce seul vœu, que l’on fît mémoire d’elle à votre autel. Elle n’avait laissé passer aucun jour de sa vie sans assister à ses mystères. Elle savait bien que « là se dispensait la sainte victime par qui a été effacée la cédule qui nous était contraire[212] », et vaincu, l’ennemi qui, dans l’exacte vérification de nos fautes, cherche partout une erreur, et ne trouve rien à redire en l’auteur de notre victoire. Qui lui rendra son sang innocent ? Qui lui rendra le prix dont il a payé notre délivrance ? C’est au sacrement de cette rédemption que votre servante a attaché son âme par le lien de la foi.
[212] Coloss. II, 14.
Que personne ne l’arrache à votre protection ; que, ni par force, ni par ruse, le lion-dragon ne se dresse entre elle et vous. Elle ne dira pas qu’elle ne doit rien, de peur d’être convaincue par la malice de l’accusateur, et de lui être adjugée ; mais elle répondra que sa dette lui est remise par celui à qui personne ne peut rendre ce qu’il a acquitté pour nous sans devoir. Qu’elle repose donc en paix avec l’homme qui fut son unique mari, qu’elle servit avec une patience dont elle vous destinait les fruits, voulant le gagner à vous.
Inspirez aussi, Seigneur mon Dieu, inspirez à vos serviteurs, mes frères, à vos enfants, mes maîtres, que je veux servir de mon cœur, de ma voix et de ma plume, tous tant qu’ils soient qui liront ces pages, inspirez-leur de se souvenir, à votre autel, de Monique, votre servante, et de Patricius, dans le temps son époux, dont la chair, grâce à vous, m’a introduit dans cette vie ; comment ? je l’ignore : qu’ils se souviennent, avec une affection pieuse, de ceux qui ont été mes parents à cette lumière défaillante, mes frères en vous, notre Père, et en notre mère universelle, mes futurs concitoyens dans l’éternelle Jérusalem, après laquelle le pèlerinage de votre peuple soupire depuis le départ jusqu’au retour ; et que, sollicitées par ces confessions, les prières de plusieurs lui obtiennent plus abondamment que mes seules prières cette grâce qu’elle me demandait à son heure suprême.