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Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau

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XXV
« Allumez ma lampe, Seigneur, éclairez mes ténèbres. »

Et je vous le confesse, Seigneur, j’ignore encore ce que c’est que le temps ; et pourtant, Seigneur, je vous le confesse aussi, je n’ignore point que c’est dans le temps que je parle, et qu’il y a déjà longtemps que je parle du temps, et que ce long temps est une certaine teneur de durée. Eh ! comment donc puis-je le savoir, ignorant ce que c’est que le temps ? Ne serait-ce point que je ne sais peut-être comment exprimer ce que je sais ? Malheureux que je suis, j’ignore même ce que j’ignore ! Mais vous êtes témoin, Seigneur, que le mensonge est loin de moi. Mon cœur est comme ma parole. « Allumez ma lampe, Seigneur mon Dieu, éclairez mes ténèbres[270] ».

[270] Ps. XVII, 25.

XXVI
Le temps n’est pas la mesure du temps.

Mon âme ne vous fait-elle pas un aveu sincère quand elle déclare en votre présence qu’elle mesure le temps ? Est-il donc vrai, mon Dieu, que je le mesure, sans connaître ce que je mesure ? Je mesure le mouvement des corps par le temps, et le temps lui-même, ne saurais-je le mesurer ? Et me serait-il possible de mesurer la durée et l’étendue d’un mouvement, sans mesurer le temps où il s’accomplit ?

Mais sur quelle mesure puis-je apprécier le temps même ? Un temps plus long est-il la mesure d’un plus court, comme la coudée est la mesure d’une solive ? comme une syllabe longue nous paraît être la mesure d’une brève, quand nous disons que l’une est double de l’autre ; comme la longueur d’un poème s’évalue sur la longueur des vers, la longueur des vers sur celle des pieds, la longueur des pieds sur celle des syllabes, et les syllabes longues sur les brèves ? évaluation qui ne repose pas sur l’étendue des pages, car elle serait alors mesure d’espace ; et non plus mesure de temps. Mais lorsque les paroles passent, en les prononçant nous disons : Ce poème est long, il se compose de tant de vers ; ces vers sont longs, ils se tiennent sur tant de pieds ; ces pieds sont longs, ils renferment tant de syllabes ; cette syllabe est longue, car elle est double d’une brève.

Toutefois, ce n’est pas encore là une mesure certaine du temps ; car un vers plus court prononcé lentement, peut avoir plus de durée qu’un long débité plus vite ; ainsi d’un poème, d’un pied, d’une syllabe. D’où j’infère que le temps n’est qu’une étendue. Mais quelle est la substance de cette étendue ? Je l’ignore. Et ne serait-ce pas mon esprit même ? Car, ô mon Dieu ! qu’est-ce que je mesure, quand je dis indéfiniment : Tel temps est plus long que tel autre ; ou définiment ce temps est double de celui-là ? C’est bien le temps que je mesure, j’en suis certain ; mais ce n’est point l’avenir, qui n’est pas encore ; ce n’est point le présent, qui est inétendu ; ce n’est point le passé, qui n’est plus. Qu’est-ce donc que je mesure ? Je l’ai dit ; ce n’est point le temps passé, c’est le passage du temps.

XXVII
Comment nous mesurons le temps.

Courage, mon esprit ; redouble d’attention et d’efforts ! Dieu est notre aide ; « nous sommes son ouvrage et non pas le nôtre » ; attention où l’aube de la vérité commence à poindre. Une voix corporelle se fait entendre ; le son continue, et puis il cesse. Et voilà le silence ; et la voix est passée ; et il n’y a plus rien : avant le son elle était à venir, et ne pouvait se mesurer, n’étant pas encore ; elle ne le peut plus, n’étant plus. Elle le pouvait donc, quand elle vibrait, puisqu’elle était ; sans stabilité toutefois ; car elle venait et passait. Et n’est-ce point cette instabilité même qui la rendait mesurable ? Son passage ne lui donnait-il pas une étendue dans certain espace de temps, qui formait sa mesure, le présent étant sans espace ?

S’il en est ainsi, écoute ; voici une nouvelle voix : elle commence, se soutient et continue sans interruption : mesurons-la, pendant qu’elle se fait entendre ; le son expiré, elle sera passée, elle ne sera plus. Mesurons-la donc ; évaluons son étendue. Mais elle dure encore ; et sa mesure ne peut se prendre que de son commencement à sa fin : car c’est l’intervalle même de ces deux termes, quels qu’ils soient, que nous mesurons. Ainsi, la voix qui dure encore n’est pas mesurable. Peut-on apprécier son étendue ? sa différence ou son égalité avec une autre ? Et quand elle aura cessé de vibrer, elle aura cessé d’être. Comment donc la mesurer ? Toutefois, le temps se mesure ; mais ce n’est ni celui qui doit être ni celui qui n’est déjà plus, ni celui qui est sans étendue, ni celui qui est sans limites ; ce n’est donc ni le temps à venir, ni le passé, ni le temps présent, ni celui qui passe que nous mesurons ; et toutefois nous mesurons le temps.

Ce vers : « Deus creator omnium » est de huit syllabes, alternativement brèves et longues ; quatre brèves, la première, la troisième, la cinquième et la septième, simples par rapport aux seconde, quatrième, sixième et huitième, qui durent le double de temps. Je le sens bien en les prononçant : et il en est ainsi, au rapport de l’évidence sensible. Autant que j’en puis croire ce témoignage, je mesure une longue par une brève, et je la sens double de celle-ci. Mais elles ne résonnent que l’une après l’autre, et si la brève précède la longue, comment retenir la brève pour l’appliquer comme mesure à la longue, puisque la longue ne commence que lorsque la brève a fini ? Et cette longue même, je ne la mesure pas tant qu’elle est présente, puisque je ne saurais la mesurer avant sa fin : cette fin, c’est sa fuite. Qu’est-ce donc que je mesure ? où est la brève qui mesure ? où est la longue à mesurer ? Leur son rendu, envolées, passées toutes deux, et elles ne sont plus ! et pourtant je les mesure, et je réponds hardiment, sur la foi de mes sens, que l’une est simple, l’autre double en durée ; ce que je ne puis assurer, qu’elles ne soient passées et finies. Ce n’est donc pas elles que je mesure, puisqu’elles ne sont plus, mais quelque chose qui demeure dans ma mémoire, profondément imprimé.

C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne laisse pas bourdonner à ton oreille : Comment ? comment ? et ne laisse pas bourdonner autour de toi l’essaim de tes impressions ; oui, c’est en toi que je mesure l’impression qu’y laissent les réalités qui passent, impression survivante à leur passage. Elle seule demeure présente ; je la mesure, et non les objets qui l’ont fait naître par leur passage. C’est elle que je mesure quand je mesure le temps : donc, le temps n’est autre chose que cette impression, ou il échappe à ma mesure.

Mais quoi ! ne mesurons-nous pas le silence ? Ne disons-nous pas : Ce silence a autant de durée que cette parole ? Et notre pensée ne se représente-t-elle pas alors la durée du son, comme s’il régnait encore ? et cet espace ne lui sert-il pas de mesure pour calculer l’étendue silencieuse ? Ainsi, la voix et les lèvres muettes, nous récitons intérieurement des poèmes, des vers, des discours, quels qu’en soient le mouvement et les proportions ; et nous apprécions le rapport des mots, des syllabes, comme si notre bouche en articulait le son. Je veux soutenir le ton de ma voix, la durée préméditée de mes paroles est un espace déjà franchi en silence, et confié à la garde de ma mémoire. Je commence, ma voix résonne jusqu’à ce qu’elle arrive au but déterminé. Que dis-je ! elle a résonné, et résonnera. Ce qui s’est écoulé d’elle, son évanoui ; le reste, son futur. Et la durée s’accomplit par l’action présente de l’esprit, poussant l’avenir au passé, qui grossit du déchet de l’avenir, jusqu’au moment où, l’avenir étant épuisé, tout n’est plus que passé.

XXVIII
L’esprit est la mesure du temps.

Mais qu’est-ce donc que la diminution ou l’épuisement de l’avenir qui n’est pas encore ? Qu’est-ce que l’accroissement du passé qui n’est plus, si ce n’est que dans l’esprit, où cet effet s’opère, il se rencontre trois termes : l’attente, l’attention et le souvenir ? L’objet de l’attente passe par l’attention, pour tourner en souvenir. L’avenir n’est pas encore ; qui le nie ? et pourtant son attente est déjà dans notre esprit. Le passé n’est plus, qui en doute ? et pourtant son souvenir est encore dans notre esprit. Le présent est sans étendue, il n’est qu’un point fugitif ; qui l’ignore ? et pourtant l’attention est durable ; elle par qui doit passer ce qui court à l’absence : ainsi, ce n’est pas le temps à venir, le temps absent ; ce n’est pas le temps passé, le temps évanoui qui est long : un long avenir, c’est une longue attente de l’avenir ; un long passé, c’est un long souvenir du passé.

Je veux réciter un cantique ; je l’ai retenu. Avant de commencer, c’est une attente intérieure qui s’étend à l’ensemble. Ai-je commencé, tout ce qui accroît successivement au pécule du passé entre au domaine de ma mémoire : alors, toute la vie de ma pensée n’est que mémoire par rapport à ce que j’ai dit, qu’attente par rapport à ce qui me reste à dire. Et pourtant mon attention reste présente, elle qui précipite ce qui n’est pas encore à n’être déjà plus. Et à mesure que je continue ce récit, l’attente s’abrège, le souvenir s’étend jusqu’au moment où, l’attente étant toute consommée, mon attention sera tout entière passée dans ma mémoire. Et il en est ainsi, non-seulement du cantique lui-même, mais de chacune de ses parties, de chacune de ses syllabes : ainsi d’une hymne plus longue, dont ce cantique n’est peut-être qu’un verset ; ainsi de la vie entière de l’homme, dont les actions de l’homme sont autant de parties ; ainsi de cette mer des générations humaines, dont chaque vie est un flot.

XXIX
De l’union avec Dieu.

Mais « votre miséricorde vaut mieux que toutes les vies[271] » ; et toute ma vie à moi n’est qu’une dissipation ; et votre main m’a rassemblé en mon Seigneur, fils de l’homme, médiateur en votre unité et nous, multitude, multiplicité et division, afin qu’en lui j’appréhende celui qui m’a appréhendé par lui, et que, ralliant mon être dissipé au caprice de mes anciens jours, je demeure à la suite de votre unité, sans souvenance de ce qui n’est plus, sans aspiration inquiète vers ce qui doit venir et passer, mais recueilli « dans l’immutabilité toujours présente », et ravi par un attrait sans distraction à la poursuite de cette « palme que votre voix me promet dans la gloire[272] » où j’entendrai l’hymne de vos louanges, où je contemplerai votre joie sans avenir et sans passé.

[271] Ps. XLII, 4.

[272] Philipp., III, 13, 14.

Maintenant « mes années s’écoulent dans les gémissements[273] », et vous, ô ma consolation, ô Seigneur, ô mon Père, vous êtes éternel. Et moi je suis devenu la proie des temps, dont l’ordre m’est inconnu ; et ils m’ont partagé ; et les tourmentes de la vicissitude déchirent mes pensées, ces entrailles de mon âme, tant que le jour n’est pas venu où, purifié de mes souillures et fondu au feu de votre amour, je m’écoulerai tout en vous.

[273] Ps. XXX, 11.

XXX
Point de temps sans œuvre.

Et alors en vous, dans votre vérité, type de mon être, je serai ferme et stable ; et je n’aurai plus à essuyer les questions des hommes frappés par la déchéance de cette hydropisie de curiosité qui demande : Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre ? ou : Comment lui est venu la pensée de faire quelque chose, puisqu’il n’avait jamais rien fait jusque-là ?

Inspirez-leur, ô mon Dieu, des pensers meilleurs que leurs paroles ! Qu’ils reconnaissent que JAMAIS ne saurait être où le TEMPS n’est pas ! Ainsi dire qu’on n’a jamais rien fait, n’est-ce pas dire que rien ne se fait que dans le temps ? Hommes, concevez donc qu’il ne peut y avoir de temps sans œuvre, et voyez l’inanité de votre langage ! Qu’ils fixent leur attention, Seigneur, sur ce qui demeure présent devant eux ; qu’ils comprennent que vous êtes avant tous les temps, Créateur éternel de tous les temps ; que vous n’admettez au partage de votre éternité aucun temps, aucune créature, en fût-il une qui eût devancé les temps !

XXXI
Dieu connaît autrement que les hommes.

O Seigneur, ô mon Dieu, combien est profond l’abîme de votre secret ! Combien les tristes suites de mon iniquité m’en ont jeté loin ! Guérissez mes yeux ; qu’ils s’ouvrent à la joie de votre lumière. Certes, s’il était un esprit assez grand, assez étendu en science et en prescience, pour avoir du passé et de l’avenir une connaissance aussi présente que l’est à ma pensée celle de ce cantique, notre admiration pour lui ne tiendrait-elle pas de l’épouvante ? Rien, en effet, rien qui lui fût inconnu dans la vicissitude des siècles, passés ou à venir : tous seraient sous son regard, comme ce cantique, que je chante, est tout entier devant moi ; car je sais ce qu’il s’en est écoulé de versets depuis le commencement, et ce qu’il en reste à courir jusqu’à la fin. Mais loin de moi la pensée d’assimiler une telle connaissance à la vôtre, ô Créateur du monde, Créateur des âmes et des corps ! Loin de moi cette pensée ! Votre science du passé et de l’avenir est bien autrement admirable et cachée. Le cantique que je chante ou que j’entends chanter m’affecte de sentiments divers ; ma pensée se partage en attente des paroles futures et en souvenir des paroles expirées ; mais rien de tel ne survient dans votre immuable éternité ; c’est que vous êtes vraiment éternel, ô Créateur des esprits !

Vous avez connu, dès le principe, le ciel et la terre sans succession de connaissance, et vous avez créé, dès le principe, le ciel et la terre sans division d’action. Que l’esprit ouvert, que l’esprit fermé à l’intelligence de ces pensées confessent votre nom ! Oh ! que vous êtes grand ! et les humbles sont votre famille. « Brisés, vous les relevez[274] » ; et ils n’ont plus de chute à craindre, car vous êtes leur élévation.

[274] Ps. CXLV, 7.

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