Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau
LIVRE DOUZIÈME
Le CIEL, création des natures spirituelles. La TERRE, création de la matière primitive. Profondeur de l’Écriture. Des divers sens qu’elle peut recevoir. Tous les sens prévus par le Saint-Esprit.
I
La recherche de la vérité est pénible.
Sollicité, sous les haillons de cette vie, par les paroles de votre sainte Écriture, mon cœur, ô Dieu ! est en proie aux plus vives perplexités. Et de là ce luxe indigent de langage qu’étale d’ordinaire l’intelligence humaine ; car la recherche de la vérité coûte plus de paroles que sa découverte ; la demande d’une grâce, plus de temps que le succès ; et la porte est plus dure à frapper que l’aumône à recevoir. Mais nous avons votre promesse ; qui pourrait la détruire ? « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Demandez, et vous recevrez ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et il vous sera ouvert : car qui demande, reçoit ; qui cherche, trouve, et on ouvre à qui frappe[275] ». Telles sont vos promesses ; et qui craindra d’être trompé, quand la Vérité même s’engage ?
[275] Matth., VII, 7, 8.
II
Deux sortes de cieux.
L’humilité de ma langue confesse à votre majesté sublime que vous avez fait le ciel et la terre ; ce ciel que je vois, cette terre que je foule, et dont vous avez façonné la terre que je porte avec moi. Mais, Seigneur, où est ce ciel du ciel dont le Psalmiste parle ainsi : « Le ciel du ciel est au Seigneur, et il a donné la terre aux enfants des hommes[276] » ? Où est ce ciel invisible, auprès duquel le visible n’est que terre ? Car cet ensemble matériel n’est pas revêtu dans toutes ses parties d’une égale beauté, et surtout aux régions inférieures dont ce monde est la dernière. Mais à l’égard de ce ciel des cieux, les cieux de notre terre ne sont que terre. Et l’on peut affirmer sans crainte que ces deux grands corps ne sont que terre par rapport à ce ciel inconnu qui est au Seigneur, et non aux enfants des hommes.
[276] Ps. CXIII, 16.
III
Des ténèbres répandues sur la surface de l’abîme.
« Or la terre était invisible et informe », espèce d’abîme profond sur qui ne planait aucune lumière, chaos inapparent. C’est pourquoi vous avez dicté ces paroles : « Les ténèbres étaient à la surface de l’abîme[277] ». Qu’est-ce que les ténèbres, sinon l’absence de la lumière ? Et si la lumière eût été déjà, où donc eût-elle été, sinon au-dessus des choses, les dominant de ses clartés ? Or la lumière n’étant pas encore, la présence des ténèbres c’est son absence. Les ténèbres étaient, — c’est-à-dire, la lumière n’était pas, comme il y a silence où il n’y a point de son. Qu’est-ce en effet que le règne du silence, sinon la vacuité du son ? N’est-ce pas vous, Seigneur, qui enseignez ainsi cette âme qui vous parle ? n’est-ce pas vous qui lui enseignez qu’avant de recevoir de vous la forme et l’ordre, cette matière n’était qu’une confusion, sans couleur, sans figure, sans corps, sans esprit ; non pas un pur néant toutefois, mais je ne sais quelle informité dépourvue d’apparence ?
[277] Gen., I, 2.
IV
Matière primitive.
Et cela, comment le désigner pour être compris des intelligences plus lentes, autrement que par une dénomination vulgaire ? Où trouver, dans toutes les parties du monde, quelque chose de plus analogue à cette informité vague, que la terre et l’abîme ? car, placés l’un et l’autre au dernier échelon de l’existence, sont-ils comparables aux créatures supérieures, revêtues de gloire et de lumière ? Pourquoi donc n’admettrais-je pas que, par complaisance pour la faiblesse de l’homme, l’Écriture ait nommé « terre invisible et sans forme » cette informité matérielle, que vous aviez créée d’abord dans cette aride nudité, pour en faire un monde paré de formes et de beauté ?
V
Sa nature.
Et lorsque notre pensée y cherche ce que les sens en peuvent atteindre, en se disant : Ce n’est ni une forme intelligible, comme la vie, comme la justice, puisqu’elle est matière des corps ; ni une forme sensible, puisque ni la vue, ni le sens n’ont de prise sur ce qui est invisible et sans forme ; quand l’esprit de l’homme, dis-je, se parle ainsi, il faut qu’il se condamne à l’ignorance pour la connaître, et se résigne à l’ignorer en la connaissant.
VI
Comment il faut la concevoir.
S’il faut, Seigneur, que ma voix et ma plume publient à votre gloire tout ce que vous m’avez appris sur cette matière primitive, j’avoue qu’autrefois, entendant son nom dans la bouche de gens qui m’en parlaient, sans pouvoir m’en donner une intelligence qu’ils n’avaient pas eux-mêmes, ma pensée se la représentait sous une infinité de formes diverses ; ou plutôt ce n’était pas elle que ma pensée se représentait, c’était un pêle-mêle de formes horribles, hideuses, mais pêle-mêle de formes que je nommais informe, non pour être dépourvu de formes, mais pour en affecter d’inouïes, d’étranges, et telles qu’une réalité semblable offerte à mes yeux eût rempli ma faible nature de trouble et d’horreur. Cet être de mon imagination n’était donc pas informe par absence de formes, mais par rapport à des formes plus belles. Et cependant la raison me démontrait que, pour concevoir un être absolument informe, il fallait le dépouiller des derniers restes de forme, et je ne pouvais ; j’avais plus tôt fait de tenir pour néant l’objet auquel la forme était refusée, que de concevoir un milieu entre la forme et rien, entre le néant et la réalité formée, une informité, un presque néant.
Et ma raison cessa de consulter mon esprit tout rempli d’images formelles, qu’il varie et combine à son gré. J’attachai sur les corps eux-mêmes un regard plus attentif, et je méditai plus profondément sur cette mutabilité qui les fait cesser d’être ce qu’ils étaient, et devenir ce qu’ils n’étaient pas ; alors je soupçonnai que ce passage d’une forme à l’autre se faisait par je ne sais quoi d’informe qui n’était pas absolument rien. Mais le soupçon ne me suffisait pas ; je désirais une connaissance certaine.
Et maintenant, si ma voix et ma plume vous confessaient toutes les lumières dont vous avez éclairé pour moi ces obscurités, quel lecteur pourrait prêter une attention assez durable ? Et toutefois mon cœur ne laissera pas de vous glorifier et de vous chanter un cantique d’actions de grâces ; car les paroles me manquent pour exprimer ce que vous m’avez révélé. Il est donc vrai que la mutabilité des choses est la possibilité de toutes les formes qu’elles subissent. Elle-même, qu’est-elle donc ? un esprit ? un corps ? esprit, corps, d’une certaine nature ? Si l’on pouvait dire un certain néant qui est et n’est pas, je la définirais ainsi. Et pourtant il fallait bien qu’elle eût une sorte d’être pour revêtir ces formes visibles et harmonieuses.
VII
Le ciel plus excellent que la terre.
Et cette matière, quelle qu’elle fût, d’où pouvait-elle tirer son être, sinon de vous, par qui toutes choses sont tout ce qu’elles sont ? mais d’autant plus éloignées de vous qu’elles vous sont moins semblables ; car cet éloignement n’est point une distance. Ainsi donc, ô Seigneur, toujours stable au-dessus de la mobilité des temps et de la diversité des lieux, le même, toujours le même ; saint, saint, saint ; Seigneur, Dieu tout-puissant ; c’est dans le principe procédant de vous, dans votre Sagesse née de votre substance, que vous avez créé, créé quelque chose de rien.
Vous avez fait le ciel et la terre, sans les tirer de vous. Car ils seraient égaux à votre Fils unique, et par conséquent à vous ; et ce qui ne procède pas de vous ne saurait, sans déraison, être égal à vous. Existait-il donc hors de vous, ô Dieu, Trinité une, unité trinitaire, existait-il rien dont vous les eussiez pu former ? C’est donc de rien que vous avez fait le ciel et la terre, tant et si peu. Artisan tout-puissant et bon de toute espèce de biens, vous avez fait le ciel si haut, la terre si bas ! Vous étiez ; et rien avec vous dont vous pussiez les former tous deux ; l’un si près de vous, l’autre si près du néant ; l’un qui n’a que vous au-dessus de lui, l’autre qui n’a rien au-dessous d’elle.
VIII
Matière primitive faite de rien.
Mais ce ciel du ciel est à vous, Seigneur ; et cette terre, que vous avez donnée aux enfants des hommes pour la voir et la toucher, n’était pas alors telle que nos yeux la voient, et que notre main la touche ; elle était invisible et informe, abîme que nulle lumière ne dominait. « Les ténèbres étaient répandues sur l’abîme », c’est-à-dire nuit plus profonde qu’au plus profond de l’abîme aujourd’hui. Car cet abîme des eaux, visible maintenant, reçoit dans ses gouffres mêmes un certain degré de lumière sensible aux poissons et aux êtres animés qui rampent dans son sein. Mais tout cet abîme primitif était presque un néant dans cette entière absence de la forme. Toutefois, il était déjà quelque chose qui pût la recevoir. Ainsi donc vous formez le monde d’une matière informe, convertie par vous de rien en un presque rien, dont vous faites sortir ces chefs-d’œuvre qu’admirent les enfants des hommes.
Chose admirable, en effet, que ce ciel corporel, ce firmament étendu entre les eaux et les eaux, œuvre du second jour qui suivit la naissance de la lumière ; création d’un mot : « Qu’il soit ! et il fut[278] » ; firmament nommé par vous ciel, mais ciel de cette terre, de cette mer que vous fîtes le troisième jour, en douant d’une forme visible cette matière informe que vous aviez créée avant tous les jours. Un ciel était déjà, qui les avait précédés ; mais c’était le ciel de nos cieux : car, dans le principe, vous créâtes le ciel et la terre. Pour cette terre dès lors créée, ce n’était qu’une matière informe, puisqu’elle était invisible, sans ordre, abîme ténébreux. C’est de cette terre obscure, inordonnée, de cette informité, de ce presque rien, que vous deviez produire tous les êtres par qui subsiste ce monde instable et changeant. Et c’est en ce monde que commence à paraître la mutabilité qui nous donne le sentiment et la mesure des temps ; car ils naissent de la succession des choses, de la vicissitude et de l’altération des formes dont l’origine est cette matière primitive, cette terre invisible.
[278] Gen., VI, 7.
IX
Le ciel du ciel.
Aussi le Maître de votre grand serviteur, en racontant que vous avez créé dans le principe le ciel et la terre, l’Esprit-Saint ne dit mot des temps, est muet sur les jours. Car ce ciel du ciel, que vous avez fait dans le principe, est une création d’intelligence, qui sans vous être coéternelle, ô Trinité, participe néanmoins à votre éternité. L’ineffable bonheur de contempler votre présence arrête sa mobilité, et depuis son origine, invinciblement attachée à vous, elle s’est élevée au-dessus des vicissitudes du temps. Et cette terre invisible, informe, n’a pas été non plus comptée dans l’œuvre des jours ; car, où l’ordre, où la forme ne sont pas, rien n’arrive, rien ne passe, et dès lors point de jours, point de succession de temps.
X
Invocation.
O vérité, lumière de mon cœur ! ne laissez pas la parole à mes ténèbres. Entraîné au courant de l’instabilité, la nuit m’a pénétré ; mais c’est du fond de ma chute que je me suis senti renaître à votre amour. Égaré, j’ai retrouvé votre souvenir ; j’ai entendu votre voix me rappeler ; et la révolte tumultueuse de mes péchés me permettait à peine de l’entendre. Et me voici, maintenant, tout en nage, hors d’haleine, revenu à votre fontaine sainte. Oh ! ne souffrez pas qu’on m’en repousse. Que je m’y désaltère, que j’y puise la vie ! Car je ne suis pas ma vie à moi-même. Quand je vivais mal, j’ai bien pu être ma mort ; mais ce n’est qu’en vous que je puis revivre. Parlez-moi ; instruisez-moi ! Je crois au témoignage de vos livres saints ; mais quels profonds mystères sous leurs paroles !
XI
Ce que Dieu lui a enseigné.
Seigneur, vous m’avez déjà dit à l’oreille du cœur, d’une voix forte, que vous êtes « seul éternel, seul en possession de l’immortalité[279] » ; parce que rien ne change en vous, ni forme, ni mouvement ; que votre volonté n’est point sujette à l’inconstance des temps, car une volonté variable ne saurait être une volonté immortelle. Je vois clairement cette vérité en votre présence ; qu’elle m’apparaisse chaque jour plus claire, je vous en conjure ! et qu’à l’ombre de vos ailes, je demeure humblement dans cette connaissance que vous m’avez révélée ! Seigneur, vous m’avez encore dit à l’oreille, d’une voix forte, que vous êtes l’auteur de toutes les natures, de toutes les substances qui ne sont pas ce que vous êtes, et sont néanmoins ; qu’il n’est rien qui ne soit votre ouvrage, hors le néant et ce mouvement de la volonté qui, s’éloignant de vous, abandonne l’être par excellence pour l’être inférieur : car ce mouvement est une défaillance et un péché ; qu’enfin nul péché, soit au faîte, soit au dernier degré de votre création, ne saurait vous nuire ou troubler votre ordre souverain. Je vois clairement cette vérité en votre présence ; qu’elle m’apparaisse chaque jour plus claire, je vous en conjure ! et qu’à l’ombre de vos ailes, je demeure humblement dans cette connaissance que vous m’avez révélée !
[279] I Tim., VI, 16.
Seigneur, vous m’avez dit encore à l’oreille du cœur, d’une voix forte, que cette créature même ne vous est pas coéternelle, qui n’a d’autre volonté que la vôtre ; qui, s’enivrant des intarissables délices d’une possession chaste et permanente, ne trahit nulle part et jamais sa mutabilité de nature, et, liée de tout son amour à votre présente éternité, n’a point d’avenir à attendre, point de passé dont la fuite ne lui laisse qu’un souvenir, supérieure à la vicissitude, étrangère aux atteintes du temps. O créature bienheureuse ! si elle existe ; heureuse de cet invincible attachement à votre béatitude ; heureuse d’être à jamais la demeure de votre éternité, et le miroir de votre lumière ! Et qui mérite mieux le nom de ciel du ciel que ce temple spirituel, plongé dans l’ivresse de votre joie sans que nulle fantaisie incline ailleurs sa défaillance ; pure intelligence, unie par le lien d’une paix divine aux esprits de sainteté, habitants de votre cité sainte, cité céleste, et par delà tous les cieux ? C’est de là que vient à l’âme la grâce de comprendre jusqu’où son malheureux pèlerinage l’a éloignée de vous, et si elle a déjà soif de vous ; « si ses larmes sont devenues son pain, quand chaque jour on lui demande : Où est ton Dieu[280] » ? Si elle ne vous adresse d’autre vœu, d’autre prière, qu’afin d’habiter votre maison tous les jours de sa vie. Et quelle est sa vie que vous-même ? et quels sont vos jours que votre éternité ; puisque vos années ne manquent jamais, et que vous êtes le même ?
[280] Ps. XLI, 3, 4, 11.
Que l’âme comprenne donc combien votre éternité plane au-dessus de tous les temps, puisque les intelligences, votre temple, qui n’ont pas voyagé aux régions étrangères, demeurent par leur fidélité à votre amour affranchies des caprices du temps. Je vois clairement cette vérité en votre présence ; qu’elle m’apparaisse chaque jour plus claire, je vous en conjure ! et, qu’à l’ombre de vos ailes, je demeure humblement dans cette connaissance que vous m’avez révélée !
Mais je ne sais quoi d’informe se trouve dans les changements qui altèrent les choses de l’ordre inférieur. Et quel autre que l’insensé, égaré dans le vide, et flottant sur les vagues chimères de son cœur, pourrait me dire que, si toute forme était arrivée par réduction successive à l’anéantissement, la seule existence de cette informité, substance inapparente de toute transformation, suffirait à produire les vicissitudes du temps ? Chose impossible : car, point de temps sans variété de mouvements, et point de variété sans formes.
XII
Deux ordres de créatures.
J’ai considéré ces vérités, mon Dieu, autant que vous m’en avez fait la grâce, autant que vous m’avez excité à frapper, autant qu’il vous a plu de m’ouvrir ; et je trouve deux créatures, que vous avez faites hors du temps, quoiqu’elles ne vous soient, ni l’une ni l’autre, coéternelles : l’une si parfaite, que, dans la joie non interrompue de votre contemplation, inaccessible à l’impression de l’inconstance, elle demeure sans changer, malgré sa mutabilité naturelle, et jouit de votre immuable éternité ; et l’autre si informe, que, dépourvue de l’être suffisant pour accuser le mouvement ou le repos, elle n’offre aucune prise à la domination du temps. Mais vous ne l’avez pas laissée dans cette informité, puisque dans le principe, avant les jours, vous avez formé ce ciel et cette terre, dont je parle.
« Or, la terre était invisible, informe, et les ténèbres couvraient l’abîme ». Par ces paroles s’insinue peu à peu, dans les esprits qui ne peuvent concevoir la privation de la forme autrement que comme l’absence de l’être, la notion de cette informité, germe d’un autre ciel, d’une terre visible et ordonnée, source des eaux transparentes, et de toutes les merveilles que la tradition comprend dans l’œuvre des jours, parce que les évolutions de formes et de mouvements, prescrites à leur nature, la soumettent aux vicissitudes des temps.
XIII
Créatures spirituelles ; matière informe.
Lorsque la voix de votre Écriture parle ainsi : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre : or, la terre était invisible, informe ; et les ténèbres couvraient la face de l’abîme » ; sans assigner aucun jour à cette création, je pense que par ce ciel, ciel de nos cieux, on doit entendre le ciel spirituel où l’intelligence n’est qu’une intuition qui voit tout d’un coup, « non pas en partie, ni en énigme, ou comme en un miroir, mais de pleine évidence, face à face[281] », d’un regard invariable et fixe ; claire vue, sans succession, sans instabilité de temps ; et le temps ne saurait non plus atteindre cette terre invisible et informe. Ceci, puis cela, telle est la pâture de la vicissitude ; mais le changement peut-il être où la forme n’est pas ? C’est donc, suivant moi, de ces deux créatures, produites, l’une dans la perfection, l’autre dans l’indigence de la forme ; ciel d’une part, mais ciel du ciel ; terre de l’autre, mais terre invisible et informe, que l’Écriture dit sans mention de jour : « Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre ». Car elle dit aussitôt quelle terre. Et comme elle rapporte au second jour « la création du firmament, qui fut appelé ciel », elle insinue la distinction de cet autre ciel né avant les jours.
[281] I Cor., XIII, 12.
XIV
Profondeur des Écritures.
Étonnante profondeur de vos Écritures ! leur surface semble nous sourire, comme à des petits enfants ; mais quelle profondeur, ô mon Dieu ! insondable profondeur ! A la considérer, je me sens un vertige d’effroi, effroi de respect, tremblement d’amour ! Oh ! de quelle haine je hais ses ennemis ! Que ne les passez-vous au fil de votre glaive doublement acéré, afin de les retrancher du nombre de vos ennemis ? Que j’aimerais les voir ainsi frappés de mort à eux-mêmes pour vivre à vous ! Il en est d’autres, non plus détracteurs, mais admirateurs respectueux de la Genèse, qui me disent : « Le Saint-Esprit, qui a dicté ces paroles à Moïse, son serviteur, n’a pas voulu qu’elles fussent prises dans le sens où tu les interprètes, mais dans celui-ci, dans le nôtre ». Seigneur, notre Dieu, je vous prends pour arbitre ! voilà ma réponse.
XV
Vérités constantes, malgré la diversité des interprétations.
Taxerez-vous de fausseté ce que la vérité m’a dit d’une voix forte à l’oreille du cœur ; tout ce qu’elle m’a révélé de l’éternité du Créateur, de l’immutabilité de sa substance et de sa sa volonté ? Volonté sans succession, une, pleine et constante ; sans contradiction et sans caprice, car le caprice, c’est le changement, et ce qui change n’est pas éternel. Or, notre Dieu est l’éternité même. Démentirez-vous encore la même voix, qui m’a dit : L’attente des choses à venir devient une vision directe quand elles sont présentes. Sont-elles passées ? cette vision n’est plus que mémoire. Mais toute connaissance qui varie est muable ; et ce qui est muable n’est pas éternel. Or, notre Dieu est l’éternité même. Je rassemble, je réunis ces vérités, et vois que ce n’est point une survenance de volonté en Dieu qui a créé le monde, et que sa science ne souffre rien d’éphémère.
Contradicteurs, qu’avez-vous à répondre ? Ai-je avancé une erreur ? — Non. — Quoi donc ? Est-ce une erreur de prétendre que toute nature formée, que toute matière capable de forme, ne tiennent leur être que de celui qui est la souveraine bonté, parce qu’il est le souverain être ? Non, dites-vous. Quoi donc ? que niez-vous ? serait-ce l’existence d’une créature supérieure, dont le chaste amour embrasse si étroitement le vrai Dieu, le Dieu de l’éternité, que, sans lui être coéternelle, elle ne se détache jamais de lui pour tomber dans le torrent des jours, et se repose dans la contemplation de son unique vérité ? Aimé de cette heureuse créature, de tout l’amour que vous exigez, ô Dieu, vous vous montrez à elle, et vous lui suffisez, et elle ne se détourne jamais de vous, pas même pour se tourner vers soi. Voilà cette maison de Dieu, qui n’est faite d’aucun élément emprunté à la terre ou aux cieux corporels ; demeure spirituelle ; admise à la jouissance de votre éternité, parce qu’elle demeure dans une pureté éternelle. Vous l’avez fondée à jamais ; tel est votre ordre, et il ne passe point. Et cependant elle ne vous est point coéternelle ; elle a commencé, car elle a été créée. Nous ne trouvons pas, il est vrai, de temps avant elle, selon cette parole : « La sagesse a été créée la première[282] » ; non pas cette Sagesse dont vous êtes le père, ô mon Dieu, égale et coéternelle à vous-même, par qui toutes choses ont été créées ; principes en qui vous avez fait le ciel et la terre ; mais cette Sagesse, créature, substance intelligente, lumière par la contemplation de votre lumière ; car, toute créature qu’elle est, elle porte aussi le nom de Sagesse ; mais la lumière illuminante diffère de la lumière illuminée ; la Sagesse créatrice, de la Sagesse créée ; comme la Justice justifiante, de la Justice opérée par la justification. Ne sommes-nous pas appelés aussi votre Justice ? L’un de vos serviteurs n’a-t-il pas dit : « Afin que nous soyons la Justice de Dieu en lui[283] » ? Il est donc une Sagesse créée la première ; et cette Sagesse n’est autre chose que ces essences intelligentes, membres de votre Ville Sainte, notre mère, qui est en haut, libre, éternelle dans les cieux ; et quels cieux, sinon ces cieux sublimes, vos hymnes vivantes, ce ciel des cieux qui est à vous ?
[282] Eccl., I, 4.
[283] II Cor., V, 21.
Sans doute, nous ne trouvons pas de temps qui précède cette Sagesse. Créée la première, elle devance la création du temps ; mais avant elle préexiste l’éternité du Créateur dont elle tire sa naissance, non pas selon le temps, qui n’était pas encore, mais suivant sa condition d’être créé. Elle procède donc de vous, ô mon Dieu ! toutefois bien différente de vous, loin d’être vous-même. Il est vrai que, ni avant elle, ni en elle, nous ne trouvons aucun temps ; que, demeurant toujours devant votre face, sans défaillance, sans infidélité, cette constance l’élève au-dessus du changement ; mais sa nature, qui le comporte, ne serait plus qu’une froide nuit, si son amour ne trouvait dans l’intimité de votre union un éternel midi de lumière et de chaleur.
Rayonnante demeure, palais resplendissant, « oh ! que ta beauté m’est chère, résidence de la gloire de mon Dieu[284] », sublime ouvrier qui réside dans son ouvrage ! combien je soupire vers toi du fond de ce lointain exil, et je conjure ton Créateur de me posséder aussi, de me posséder en toi ! car ce créateur est le mien. Je me suis égaré comme une brebis perdue ; mais je compte sur les épaules du bon Pasteur, ton divin architecte, pour être reporté dans ton enceinte.
[284] Ps. XXV, 8.
Que répondez-vous maintenant, contradicteurs à qui je parlais, vous qui pourtant reconnaissez Moïse pour un fidèle serviteur de Dieu, et ses livres pour les oracles du Saint-Esprit ? Dites, n’est-ce pas là cette maison de Dieu qui, sans lui être coéternelle, a néanmoins son éternité propre dans les cieux ? Vainement vous cherchez en elle la vicissitude et le temps, vous ne les trouverez jamais ; n’est-elle pas exaltée au-dessus de toute étendue fugitive, la créature qui puise sa félicité dans une permanente union avec Dieu ? Oui, sans doute. Eh bien ! que trouvez-vous donc à reprendre dans toutes ces vérités que le cri de mon cœur a fait remonter vers mon Dieu, quand je prêtais l’oreille intérieure à la voix de ses louanges ? Dites, où est donc l’erreur ? Est-ce dans cette opinion que la matière était informe ; que, là où la forme n’est pas, l’ordre ne saurait être ; que l’absence de l’ordre faisait l’absence du temps, et qu’il n’y avait pourtant là qu’un presque néant, qui, doué toutefois d’une sorte d’être, ne le pouvait tenir que du principe de tout être et de toute existence ? C’est ce que nous accordons encore, dites-vous.
XVI
Contre les contradicteurs de la vérité.
Je veux m’entretenir un instant en votre présence, ô mon Dieu ! avec ceux qui reconnaissent pour véritables toutes les révélations dont la parole de votre Vérité a éclairé mon âme. Pour ceux qui les nient, qu’ils s’assourdissent eux-mêmes tant qu’ils voudront de leurs aboiements ; je les inviterai de toutes mes forces à rentrer dans le calme, pour préparer en eux la voie à votre Verbe. S’ils s’y refusent, s’ils me repoussent, je vous en supplie, mon Dieu, « ne me laissez pas dans votre silence » ; oh ! parlez à mon cœur en vérité ; car il n’appartient qu’à vous de parler ainsi, et ces insensés, qu’ils restent dehors, soulevant de leur souffle la terre poudreuse qui aveugle leurs yeux ; et j’entrerai dans le plus secret de mon âme ; et mes chants vous diront mon amour, et mes gémissements, les ineffables souffrances de mon pèlerinage ; et mon cœur, toujours élevé en haut dans la chère souvenance de Jérusalem, n’aura de soupirs que pour Jérusalem, ma patrie, Jérusalem, ma mère, Jérusalem et vous, son roi, son soleil, son père, son protecteur, son époux, ses chastes et puissantes délices, son immuable joie ; joie au-dessus de toute parole ; sa félicité parfaite, son bien unique et véritable, vous, le seul bien, le bien en vérité et par excellence ; non, mes soupirs ne se tairont pas que vous ne m’ayez reçu dans la paix de cette mère chérie, dépositaire des prémices de mon esprit, foyer d’où s’élancent vers moi toutes ces lumières, et que votre main n’ait rassemblé les dissipations, réformé les difformités de mon âme, pour la soutenir dans une impérissable beauté, ô ma miséricorde ! ô mon Dieu !
Quant à ceux qui ne contestent point ces vérités, dont la vénération, d’accord avec la nôtre, élève au plus haut point d’autorité les saintes Écritures tracées par Moïse, votre saint serviteur, mais qui trouvent à reprendre dans mes paroles, voici ce que je leur réponds : « Seigneur notre Dieu, soyez l’arbitre entre mes humbles révélations et leurs censures ».
XVII
Ce que l’on doit entendre par le ciel et la terre.
Tout cela est vrai, disent-ils ; mais ce n’est pas ces deux créatures que Moïse avait en vue lorsqu’il écrivait sous la dictée du Saint-Esprit : « Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre ». Non, il n’a pas désigné par le ciel une essence spirituelle ou intelligente, ravie dans l’éternelle contemplation de Dieu, ni par la terre une matière informe. — Qu’entend-il donc ? — Ce que nous disons, répondent-ils ; il n’entend pas, il n’exprime pas autre chose que nous. — Quoi donc enfin ? — Sous les noms de ciel et de terre, il a d’abord compris sommairement et en peu de mots tout ce monde visible, pour distinguer ensuite en détail, selon le nombre des jours, ce qu’il a plu au Saint-Esprit de nommer en général le ciel et la terre. Car, s’adressant au peuple juif, à ce troupeau d’hommes grossiers et charnels, il ne voulait lui signaler que la partie visible des œuvres de Dieu. Mais par « cette terre invisible et informe, par cet abîme de ténèbres » qui servit de matière à l’œuvre successive des six jours, à la création et à l’ordonnance de ce monde visible, ils m’accordent que l’on peut entendre cette matière informe dont j’ai parlé.
Un autre dira peut-être que cette confusion de matière informe a été d’abord désignée sous le nom de ciel et terre, parce qu’elle est comme la matière de ce monde visible et de l’ensemble des natures qui s’y manifestent, souvent appelées ainsi. Ne peut-on pas dire aussi que c’est avec assez de raison que toutes les substances invisibles et visibles sont dénommées ciel et terre, et que ces deux termes comprennent la création entière accomplie dans le principe, c’est-à-dire dans la sagesse divine ; mais que tous les êtres étant sortis du néant, et non de la substance de Dieu, puisqu’ils ne participent pas à sa nature et qu’ils ont en eux-mêmes le principe de la mutabilité, soit qu’ils demeurent comme l’éternelle maison du Seigneur, soit qu’ils changent comme l’âme et le corps de l’homme, la matière de toutes choses visibles et invisibles encore dénuée de la forme, capable toutefois de la recevoir pour devenir le ciel et la terre, a été justement nommée « terre invisible et informe, abîme de ténèbres », sauf cette distinction nécessaire entre la terre invisible et sans ordre ou la matière corporelle avant l’investiture de la forme, et les ténèbres répandues sur l’abîme ou la matière spirituelle avant la compression de sa fluide mobilité et le « FIAT LUX » de votre Sagesse ?
Un autre peut dire encore, s’il lui plaît, que ces paroles de l’Écriture : « Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre », ne sauraient s’entendre des créatures invisibles et visibles arrivées à la perfection de leur être, mais qu’elles désignent une informe ébauche de forme et de création, germe obscur où s’agitaient confusément, sans distinction de formes et de qualités, les substances qui, dans l’ordre où elles sont aujourd’hui disposées, s’appellent le ciel ou le monde des esprits, la terre ou le monde des corps.
XVIII
On peut donner plusieurs sens à l’écriture.
J’écoute, je pèse ces opinions ; mais loin de moi toute dispute. « La dispute n’est bonne qu’à ruiner la foi des auditeurs[285] », tandis que la loi édifie ceux qui en savent le bon usage ; son but est l’amour qui naît d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère, et le divin maître n’ignore pas quels sont « les deux commandements où il a réduit la loi et les prophètes[286] ». Que m’importe donc, ô mon Dieu, ô lumière de mes yeux intérieurs, que m’importe, tant que mon amour confesse votre gloire, que ces paroles soient susceptibles d’interprétations différentes ? Que m’importe, dis-je, qu’un autre tienne pour le sens vrai de Moïse un sens étranger au mien ? Nous cherchons tous, dans la lecture de ces livres, à pénétrer et à comprendre la pensée de l’homme de Dieu, et le reconnaissant pour véridique, oserions-nous lui attribuer ce que nous savons ou croyons faux ? Ainsi donc, tandis que chacun s’applique à trouver l’intention de l’auteur inspiré, où est le mal, si à votre clarté, ô lumière des intelligences sincères, je découvre un sens que vous me démontrez véritable, quoique ce sens ne soit pas le sien, et, malgré cette différence, laisse le sien dans toute sa vérité ?
[285] II Tim., II, 14.
[286] Matth., XXII, 40.
XIX
Vérités incontestables.
C’est une vérité, Seigneur, que vous avez créé le ciel et la terre, c’est une vérité que votre Sagesse est le principe en qui vous avez créé toutes choses ; c’est une vérité que ce monde visible présente deux grandes divisions, le ciel et la terre, et que ces deux mots résument toutes les créatures. C’est une vérité que tout être muable nous suggère l’idée d’une certaine informité, ou susceptibilité de forme, d’altération et de changement. C’est une vérité que le temps est sans pouvoir sur l’être muable par sa nature, mais immuable par son intime union avec la forme immuable. C’est une vérité que l’informité, ce presque néant, est également exempte des révolutions du temps. C’est une vérité que la matière d’une entité peut porter par anticipation le nom de cette entité même ; qu’ainsi on a pu nommer le ciel et la terre ce je ne sais quoi d’informe dont le ciel et la terre ont été formés. C’est une vérité que, de toutes les réalités formelles, rien n’est plus voisin de l’informité que la terre et l’abîme. C’est une vérité que tout être créé et formé, que toute possibilité de création et de forme, est votre ouvrage, ô Principe de toutes choses ! C’est une vérité que tout être informe qui est formé était d’abord dans l’informité pour passer à la forme.
XX
Interprétations diverses des premières paroles de la genèse.
De toutes ces vérités, dont ne doutent point ceux à qui vous avez fait la grâce d’ouvrir les yeux de l’âme et de croire fermement que Moïse n’a parlé que suivant l’Esprit de vérité, l’un en choisit une et dit : Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, c’est-à-dire Dieu fit, dans son Verbe, coéternel à lui-même, des créatures intelligentes et spirituelles, sensibles ou corporelles. Un autre : Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, c’est-à-dire Dieu fit, dans son Verbe, coéternel à lui-même, ce monde corporel avec cet ensemble de réalités évidentes à nos yeux et à notre esprit.
Cet autre : Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, c’est-à-dire dans son Verbe, coéternel à lui-même, Dieu fit la matière informe de toute création spirituelle et corporelle. Celui-ci : Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, c’est-à-dire dans son Verbe, coéternel à lui-même, Dieu créa le germe informe du monde corporel, la matière où étaient confondus le ciel et la terre, qui depuis ont reçu l’ordonnance et la forme dont nos yeux sont témoins. Celui-là dit enfin : Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, c’est-à-dire, aux préliminaires de son œuvre, Dieu créa cette matière, grosse du ciel et de la terre, qui depuis sont sortis de son sein avec les formes qu’ils manifestent et les êtres qu’ils renferment.
XXI
Explications différentes de ces mots : « La terre était invisible ».
De même, quant à l’intelligence des paroles suivantes, chacun trouve une vérité dont il s’empare. L’un s’exprime ainsi : « La terre était invisible, informe, et les ténèbres couvraient l’abîme » ; c’est-à-dire : cette création corporelle, ouvrage de Dieu, était la matière de toutes les réalités corporelles, mais sans forme, sans ordre et sans lumière. Un autre dit : « La terre était invisible, informe, et les ténèbres couvraient l’abîme » ; c’est-à-dire : cet ensemble qu’on appelle le ciel et la terre n’était encore qu’une matière informe et ténébreuse d’où devaient sortir ce ciel corporel, cette terre corporelle, avec toutes les réalités corporelles connues de nos sens. Celui-ci : « La terre était invisible, informe, et les ténèbres couvraient l’abîme » ; c’est-à-dire : cet ensemble, qui a reçu le nom de ciel et de terre, n’était encore qu’une matière informe et ténébreuse qui devait produire le ciel intelligible, autrement dit le ciel du ciel, et la terre ; c’est-à-dire toute la nature apparente, y compris les corps célestes ; en un mot, le monde invisible et le monde visible.
Un autre : « La terre était invisible, informe, et les ténèbres couvraient l’abîme ». Ce n’est pas ce chaos que l’Écriture appelle le ciel et la terre ; mais, après avoir signalé la création des esprits et des corps, elle désigne, sous le nom de terre invisible et sans ordre, d’abîme ténébreux, cette matière préexistante dont Dieu les avait formés. Un autre vient et dit : « La terre était invisible, informe, et les ténèbres couvraient l’abîme » ; c’est-à-dire : il y avait déjà une matière informe, d’où l’action créatrice, préalablement attestée par l’Écriture, a tiré le ciel et la terre, en d’autres termes, cette masse de l’univers, partagée en deux grandes divisions : l’une supérieure et l’autre inférieure, avec tous les êtres qu’elles présentent à notre connaissance.
XXII
Plusieurs créations de Dieu passées sous silence.
Vainement voudrait-on réfuter ces deux dernières opinions, en disant : Si vous ne voulez pas admettre que cette informité matérielle soit désignée par le nom de ciel et de terre, il existait donc quelque chose, indépendant de l’action créatrice, dont Dieu s’est servi pour faire le ciel et la terre ? Car l’Écriture ne dit point que Dieu ait créé cette matière, à moins qu’elle ne soit exprimée par la dénomination de ciel et de terre, ou de terre seulement, lorsqu’il dit : « Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre : or, la terre était invisible et informe » ; et, quand même le Saint-Esprit eût voulu désigner, par ces derniers mots, la matière informe, nous ne pourrions toujours entendre que cette création divine, attestée par ce verset : « Dieu fit le ciel et la terre ».
Mais, répondront les tenants de ces deux opinions, nous ne nions pas que cette matière soit l’œuvre de Dieu, principe de tout bien : car si nous disons que Ce qui a déjà reçu l’être et la forme est bien, à un plus haut degré que ce qui n’en a que la capacité, nous n’en admettons pas moins que ce dernier état ne soit un bien. Quant au silence de l’Écriture sur la création de cette informité matérielle, on pourrait également l’objecter à l’égard des chérubins et des séraphins, et de tant d’autres esprits célestes, distingués par l’Apôtre en Trônes, Dominations, Principautés, Puissances, dont l’Écriture se tait, quoiqu’ils soient évidemment l’œuvre de Dieu.
Si l’on veut que tout soit compris dans ces mots : « Il fit le ciel et la terre », que dirons-nous donc des eaux sur lesquelles l’Esprit de Dieu était porté ? Si, par le nom de terre, il faut implicitement les entendre, comment ce nom peut-il exprimer une matière informe, s’il désigne aussi ces eaux que nos yeux voient si transparentes et si belles ? Et, si on le prend ainsi, pourquoi l’Écriture dit-elle que de cette matière informe a été formé le firmament, nommé ciel, sans faire mention des eaux ? Sont-elles donc encore invisibles et informes, ces eaux dont nous admirons le limpide cristal ? Ont-elles été revêtues de leur parure lorsque Dieu dit : « Que les eaux, inférieures au firmament, se rassemblent[287] » ? Et cette réunion est-elle leur création ? Mais que dira-t-on des eaux supérieures au firmament ? Informes, eussent-elles reçu une place si honorable ? Et nulle part l’Écriture ne dit quelle parole les a formées.
[287] Gen., I, 9.
Ainsi, la Genèse garde le silence sur la création de certains êtres ; et, ni la rectitude de la foi, ni la certitude de la raison, ne permettent de douter que Dieu les ait créés. Quel autre qu’un insensé oserait conclure qu’ils lui sont coéternels, de ce que la Genèse affirme leur existence sans parler de leur création ? Eh ! pourquoi donc refuserions-nous de concevoir, à la lumière de la Vérité, que cette terre invisible et sans ordre, abîme de ténèbres, soit l’œuvre de Dieu, tirée du néant ; non coéternelle à lui, quoique le récit divin omette le moment de sa création ?
XXIII
Deux espèces de doutes dans l’interprétation de l’Écriture.
J’écoute, je pèse ces sentiments divers, selon la portée de ma faiblesse, que je confesse à mon Dieu, dont elle est connue, et je vois qu’il peut naître deux sortes de débats sur les témoignages que nous ont laissés les plus fidèles oracles de la tradition. Ils peuvent porter, d’une part, sur la vérité des choses ; de l’autre, sur l’intention qui en dicte le récit ; car il est différent de chercher la vérité en discutant le problème de la création, ou de préciser le sens que Moïse, ce grand serviteur de notre foi, attache à sa parole.
A l’égard de la première difficulté, loin de moi ceux qui prennent leurs mensonges pour la vérité ! A l’égard de la seconde, loin de moi ceux qui prétendent que Moïse affirme l’erreur ! Mais, ô Seigneur, paix et joie en vous, avec ceux qui se nourrissent de la vérité dans l’étendue de l’amour ! Approchons-nous ensemble de votre sainte parole, et cherchons votre pensée dans l’intention de votre serviteur, dont la plume est votre interprète.
XXIV
Difficultés de déterminer le vrai sens de Moïse entre plusieurs
également vrais.
Mais, entre tant de solutions différentes et toutes véritables, qui de nous osera dire avec confiance : Voici la pensée de Moïse ; voici le sens où il veut que l’on prenne son récit ? Qui l’osera dire avec cette hardiesse qui affirme la vérité d’une interprétation, qu’elle ait été ou non dans la pensée de Moïse ?
Et moi, mon Dieu, moi, votre serviteur, qui vous ai voué ce sacrifice de mes confessions, et demande à votre miséricorde la grâce d’accomplir ce vœu, je déclare avec assurance que vous êtes par votre Verbe immuable, l’auteur de toutes les créatures invisibles et visibles. Mais puis-je soutenir avec la même puissance de conviction que Moïse n’avait pas en vue d’autres sens lorsqu’il écrivait : Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre ? Je vois dans votre vérité la certitude de ma parole, et je ne puis lire dans l’esprit de Moïse si telle était sa pensée en s’exprimant ainsi. Car peut-être a-t-il entendu par « Principe » le Commencement de l’œuvre, et, par les mots de ciel et de terre, les créatures spirituelles ou corporelles, non dans la perfection de leur être, mais à l’état d’ébauche informe. Je vois bien que, de ces deux sens, ni l’un ni l’autre ne blesse la vérité. Mais lequel des deux énonce le prophète, c’est ce que je ne vois pas de même ; sans toutefois douter un seul instant que, quelle qu’ait été la pensée de cet homme divin, que je l’aie ou non présentée, c’est la Vérité qu’il a vue, son expression propre qu’il lui a donnée.