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Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau

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LIVRE NEUVIÈME

Il renonce à sa profession. — Sa retraite dans la villa de Verecundus. — Son baptême. — Mort de sa mère.

I
Actions de grâces.

« O Seigneur, je suis votre serviteur ; je suis votre serviteur, et le fils de votre servante. Vous avez brisé mes liens, je vous sacrifierai un sacrifice de louanges[181] » ! Que mon cœur, que ma langue vous louent, et que tous mes os s’écrient : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Qu’ils parlent, et répondez-moi ; et « dites à mon âme : Je suis ton salut[182] ». Qui étais-je ? et quel étais-je ? Combien de mal en mes actions ; et sinon dans mes actions, dans mes paroles ; et sinon dans mes paroles, dans ma volonté ? Mais vous, Seigneur de bonté et de miséricorde, vous avez mesuré d’un regard la profondeur de ma mort, et vous avez retiré du fond de mon cœur un abîme de corruption. Et il ne s’agissait pourtant que de ne pas vouloir ma volonté, et de vouloir la vôtre !

[181] Ps., CXV, 16, 17.

[182] Ps., XXXIV, 10, 3.

Mais où était donc durant le cours de tant d’années, et de quels secrets et profonds replis a été soudain évoqué mon libre arbitre, « pour incliner ma tête sous votre aimable joug, et mes épaules sous votre léger fardeau[183] », ô Christ, ô Jésus, mon soutien et mon rédempteur ? Quelles soudaines délices ne trouvai-je pas dans le renoncement aux délices des vanités ! En être quitté avait été ma crainte, et les quitter, était ma joie. Car vous les chassiez de chez moi, ô véritable, ô souveraine douceur ! vous les chassiez, et à leur place vous entriez plus aimable que toute volupté, mais non au sang et à la chair ; plus éclatant que toute lumière, mais plus intérieur que tout secret ; plus élevé que toute grandeur, mais non pour ceux qui s’élèvent en eux-mêmes. Déjà mon esprit était libre du cuisant souci de parvenir aux honneurs et aux richesses, de rouler dans l’impureté, et d’irriter la lèpre de mes intempérances ; et je gazouillais déjà sous vos yeux, ô ma lumière, ô mon opulence, ô mon salut, Seigneur, mon Dieu !

[183] Matth., XI, 30.

II
Il renonce à sa profession.

Et je résolus en votre présence de dérober doucement, et sans éclat, le ministère de ma parole au trafic du vain langage ; ne voulant plus désormais que des enfants, indifférents à votre foi, à votre paix, ne respirant que frénésie de mensonge et guerres de forum, vinssent prendre à ma bouche les armes qu’elle vendait à leur fureur.

Et il ne restait heureusement que fort peu de jours jusqu’aux vacances d’automne, et je résolus d’attendre en patience le moment du congé annuel pour ne plus revenir mettre en vente votre esclave racheté. Tel était mon dessein en votre présence, et en présence de mes seuls amis. Et il était convenu entre nous de n’en rien ébruiter, quoiqu’au sortir de la vallée de larmes, chantant le cantique des degrés, nous fussions par vous armés de « flèches perçantes et de charbons dévorants[184] » contre la langue perfide qui nous combat, à titre de conseillère, et nous aime comme l’aliment qu’elle engloutit.

[184] Ps., CXIX, 4.

Vous aviez blessé mon cœur des flèches de votre amour ; et je portais dans mes entrailles vos paroles qui les traversaient ; et les exemples de vos serviteurs que de ténèbres vous avez faits lumière, et, de mort, vie, s’élevaient comme un ardent bûcher pour brûler et consumer en moi ce fardeau de langueur qui m’entraînait vers l’abîme ; et j’étais pénétré d’une ardeur si vive, que tout vent de contradiction, soufflé par la langue rusée, irritait ma flamme loin de l’éteindre.

Mais la gloire de votre nom, que vous avez sanctifié par toute la terre, assurant des approbateurs à mon vœu et à ma résolution, il y aurait eu quelque apparence de vanité à ne pas attendre la prochaine venue des vacances et à me retirer tout à coup d’une profession exposée aux regards publics, au risque de faire dire que je n’avais devancé le retour, si voisin, des loisirs d’automne que pour me donner une sorte d’importance. Et à quoi bon livrer mes intentions aux téméraires conjectures, aux vains propos, et appeler le blasphème sur une inspiration sainte ?

Et cet été même l’extrême fatigue de l’enseignement public avait engagé ma poitrine ; je tirais péniblement ma respiration, et des douleurs internes témoignaient de la lésion du poumon ; une voix claire et soutenue m’était refusée. La crainte me troubla d’abord d’être forcé par nécessité de me dérober à ce pénible exercice, ou de l’interrompre jusqu’à guérison ou convalescence ; mais quand la pleine volonté « de m’employer à vous seul, pour vous contempler, ô mon Dieu[185] » ! se leva et prit racine en moi, vous le savez, Seigneur, je fus heureux même de cette sincère excuse, pour modérer le déplaisir des parents qui, ne songeant qu’à leur fils, ne m’eussent jamais permis d’être libre.

[185] Ps., XLV, 11.

Plein de cette joie, j’attendais avec patience que ce reste de temps s’écoulât, une vingtaine de jours peut-être ; et il me fallait de la constance pour les attendre, parce que la passion s’était retirée, qui soulevait la moitié de ma charge ; et j’en serais demeuré accablé, si la patience n’eût pris la place de la passion. Un de vos serviteurs, mes frères, m’accusera-t-il de péché pour avoir pu m’asseoir encore une heure dans la chaire du mensonge ? Je ne veux pas me justifier. Mais, vous, Seigneur, très miséricordieux, ne m’avez-vous point pardonné ce péché, et ne me l’avez-vous point remis dans l’eau sainte, avec tant d’autres hideuses et mortelles souillures ?

III
Sainte mort de ses amis Nebridius et Verecundus.

Notre bonheur devenait une sollicitude poignante pour Verecundus, qui, retenu dans le siècle par le lien le plus étroit, se voyait sur le point d’être sevré de notre commerce. Époux, infidèle encore, d’une chrétienne, sa femme était la plus forte entrave qui le retardât à l’entrée des voies nouvelles ; et il ne voulait être chrétien que de la manière dont il ne pouvait l’être.

Mais avec quelle bienveillance il nous offrit sa campagne pour toute la durée de notre séjour ! Vous lui en rendrez la récompense, Seigneur, à la résurrection des justes ; car une partie de la dette lui est déjà payée. Ce fut en notre absence ; nous étions à Rome, quand, atteint d’une maladie grave, il se fit chrétien, et sortit de cette vie avec la foi. Et vous eûtes pitié, non de lui seul, mais de nous encore. C’eût été pour notre cœur une trop cruelle torture, de nous souvenir d’un tel ami sans le compter entre les brebis de votre troupeau.

Grâces à vous, mon Dieu, nous sommes à vous. J’en prends à témoin et vos assistances et vos consolations, ô fidèle prometteur, vous rendrez à Verecundus, en retour de l’hospitalité de Cassiacum, où nous nous reposâmes des tourmentes du siècle, la fraîcheur et l’éternel printemps de votre paradis, car vous lui avez remis ses péchés sur la terre, « sur votre montagne, la montagne opime, la montagne féconde[186] ». Telles étaient alors ses anxiétés.

[186] Ps., XLVII, 17.

Pour Nebridius, il partageait notre joie, quoique n’étant pas encore chrétien, pris au piège d’une pernicieuse erreur qui lui faisait regarder comme un fantôme l’incarnation de la vérité, votre Fils ; il s’en retirait néanmoins : étranger aux sacrements de votre Église, il demeurait ardent investigateur de la vérité. Peu de temps après ma conversion et ma renaissance dans le baptême, devenu lui-même fidèle catholique, modèle de continence et de chasteté, il embrassa votre service, en Afrique, parmi les siens ; il avait rendu toute sa famille chrétienne, quand vous le délivrâtes de la prison charnelle, et maintenant il vit au sein d’Abraham !

Quoi qu’on puisse entendre par ce sein, c’est là qu’il vit, mon Nebridius, mon doux ami, de votre affranchi, devenu votre fils adoptif ; c’est là qu’il vit. Et quel autre lieu digne d’une telle âme ? II vit au séjour dont il me faisait tant de questions à moi, à moi homme de boue et de misère ! Il n’approche plus son oreille de ma bouche, mais sa bouche spirituelle de votre source, et il se désaltère à loisir dans votre sagesse, éternellement heureux. Et pourtant je ne crois pas qu’il s’enivre là jusques à m’oublier, quand vous, ô Seigneur, vous qu’il boit, conservez mon souvenir.

Voilà où nous en étions ; consolant Verecundus attristé de notre conversion, sans nous en moins aimer, et l’exhortant à la perfection de son état, aux devoirs de la vie conjugale. Nous attendions que Nebridius nous suivît, étant si près de nous, et il allait le faire, lorsqu’enfin ils s’écoulèrent, ces jours qui nous semblaient si nombreux et si longs dans notre impatience de ces libres loisirs, où nous pourrions chanter de tout notre amour : « Mon cœur vous appelle ; je cherche « votre visage ; Seigneur, je le chercherai toujours[187] » ;

[187] Ps., XXVI, 8.

IV
Son enthousiasme à la lecture des psaumes.

Enfin le jour arriva où j’allais être de fait libre de ma profession, comme déjà je l’étais en esprit. Et je fus libre. Et le Seigneur affranchit ma langue comme il avait affranchi mon cœur. Et je vous bénissais avec joie en allant à cette villa avec tout ce qui m’était cher. Comment j’y employai des études déjà consacrées à votre service, mais qui, dans cette halte soudaine, soufflaient encore la superbe de l’école, c’est ce que témoignent les livres de mes conférences dans l’intimité, et mes entretiens solitaires en votre présence, et les lettres que j’écrivais à Nebridius absent. Mais le temps suffirait-il à rappeler toutes les grâces dont vous nous avez alors comblés ? Et puis il me tarde de passer à des objets plus importants.

Ma mémoire me rappelle à vous, Seigneur, et il m’est doux de vous confesser par quels aiguillons intérieurs vous m’avez dompté, comment vous m’avez aplani en abaissant les montagnes et les collines de mes pensées, comment vous avez redressé mes voies obliques et adouci mes aspérités, et comment vous avez soumis Alypius, le frère de mon cœur, au nom de votre Fils unique, Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, dont son dédain repoussait le nom de nos écrits. Il aimait mieux y respirer l’odeur des cèdres de la philosophie, déjà brisés en moi par le Seigneur, que l’humble végétation de l’Église, ces herbes salutaires, mortelles aux serpents.

Novice à l’amour pur, quels élans, mon Dieu, m’emportaient vers vous en lisant les psaumes de David, cantiques fidèles, hymnes de piété qui bannissent l’esprit d’orgueil ! et je partageais les loisirs de ma retraite avec Alypius, catéchumène comme moi, et avec ma mère, qui ne pouvait me quitter, femme ayant la foi d’un homme, et, avec le calme de l’âge, la charité d’une mère, la piété d’une chrétienne.

De quels élans m’emportaient vers vous ces psaumes, et de quelle flamme ils me consumaient pour vous ! Et je brûlais de les chanter à toute la terre, s’il était possible, pour anéantir l’orgueil du genre humain ! Et ne se chantent-ils pas par toute la terre ? et qui peut se dérober à votre chaleur ?

Quelle violente et douloureuse indignation m’exaltait contre les Manichéens, et quelle commisération m’inspiraient leur ignorance de ces mystères, de ces divins remèdes, et le délire de leur fureur contre l’antidote qui leur eût rendu la raison ! J’eusse voulu qu’ils se fussent trouvés là, près de moi et m’écoutant à mon insu, observant et ma face et ma voix, quand je lisais le psaume quatrième, et ce que ce psaume faisait de moi : « Je vous ai invoqué, et vous m’avez entendu, Dieu de ma justice ; j’étais dans la tribulation, et vous m’avez dilaté. Ayez pitié de moi, Seigneur, exaucez ma prière[188] ». Que n’étaient-ils là, m’écoutant, mais à mon insu, pour qu’ils n’eussent pas lieu de croire que ce fût à eux que s’adressaient tous les traits dont j’entrecoupais ces paroles ! Et, en effet, j’eusse autrement parlé, me sentant écouté et vu ; et quand j’eusse parlé de même, ils n’eussent pas accueilli ma parole comme elle partait en moi et pour moi, sous vos yeux, de la tendre familiarité du cœur.

[188] Ps. IV, 1, 2.

Je frissonnais d’épouvante, et j’étais enflammé d’espérance, et je tressaillais vers votre miséricorde, ô Père ! Et mon âme sortait par mes yeux et ma voix, quand, s’adressant à nous, votre Esprit d’amour nous dit : « Fils des hommes, jusques à quand ces cœurs appesantis ? Pourquoi aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le mensonge[189] ? » N’avais-je pas aimé la vanité ? n’avais-je pas cherché le mensonge ? Et cependant, Seigneur, vous aviez exalté déjà votre Saint, « le ressuscitant des morts, et le plaçant à votre droite, d’où il devait faire descendre le consolateur promis, l’Esprit de vérité » ; et déjà il l’avait envoyé, mais je ne le savais pas.

[189] Ps. IV, 3.

Il l’avait envoyé, parce qu’il était déjà glorifié, ressuscité des morts et monté au ciel. « Car, avant la gloire de Jésus, l’Esprit n’était pas encore donné ». Et le Prophète s’écrie : « Jusques à quand ces cœurs appesantis ? Pourquoi aimez-vous la vanité, et cherchez-vous le mensonge ? Apprenez donc que le « Seigneur a exalté son Saint ». Il s’écrie : Jusques à quand ? — Il s’écrie : Apprenez ! — Et moi, dans ma longue ignorance, j’ai aimé la vanité, j’ai cherché le mensonge ! C’est pourquoi j’écoutais en frémissant, je me souvenais d’avoir été un de ceux que ces paroles accusent. J’avais pris pour la vérité ces fantômes de vanité et de mensonge. Et quels accents forts et profonds retentirent dans la douleur de mes souvenirs ! Oh ! que n’ont-ils été entendus de ceux qui aiment encore la vanité et cherchent le mensonge ! Peut-être en eussent-ils été troublés, peut-être eussent-ils vomi leur erreur ; et vous eussiez exaucé les cris de leur cœur élevés jusqu’à vous ; car c’est de la vraie mort de la chair qu’est mort celui qui intercède pour nous.

Et puis je lisais : « Entrez en fureur, mais sans pécher[190] ». Et combien étais-je touché de ces paroles, ô mon Dieu, moi qui avais appris à m’emporter contre mon passé pour dérober au péché mon avenir ! Et de quel juste emportement, puisque ce n’était point une autre nature, race de ténèbres, qui péchait en moi, comme le prétendent ceux qui « thésaurisent contre eux la colère, pour ce jour de colère où la justice sera révélée[191] » !

[190] Ps. IV, 5.

[191] Rom., II, 5.

Et mes biens n’étaient plus au dehors, et ce n’était plus dans ce soleil que je les cherchais de l’œil charnel. Ceux qui cherchent leur joie hors d’eux-mêmes se dissipent comme la fumée, et se répandent comme l’eau sur les objets visibles et temporels, et leur famélique pensée n’en lèche que les images. Oh ! s’ils se fatiguaient de leur indigence en disant : « Qui nous montrera le Bien[192] » ! Oh ! s’ils entendaient notre réponse : « La lumière de votre visage, Seigneur, s’est imprimée dans l’homme[193] » ! Car nous ne sommes pas cette lumière qui éclaire tout homme, mais nous sommes éclairés par vous, pour devenir, « de ténèbres que nous étions, lumière en vous[194] ».

[192] Ps. IV, 6.

[193] Ps. IV, 7.

[194] Ephes., V, 8.

Oh ! s’ils voyaient cette lumière intérieure, éternelle, que je frémissais, moi, qui déjà la goûtais, de ne pouvoir leur montrer, m’eussent-ils apporté leur cœur dans des yeux détournés de vous, en me disant : « Qui nous montrera le Bien » ? Car c’est là, c’est dans la chambre secrète où je m’étais emporté contre moi-même ; où, pénétré de componction, je vous avais offert l’holocauste de ma caducité, et inauguré mon renouvellement au sein de votre espérance ; c’est là que j’avais commencé de savourer votre douceur, et que mon cœur avait reçu votre joie. Et je m’écriais à la vérité de cette lecture, sanctionnée par le sens intérieur. Et je ne voulais plus me diviser dans la multiplicité des biens terrestres, bourreau et victime du temps, lorsque la simple éternité me mettait en possession d’un autre froment, d’un autre vin, d’une autre huile.

Et le verset suivant arrachait à mon cœur un long cri : « Oh ! dans sa paix ! oh ! dans lui-même » ! ô bienheureuse parole ! « Je prendrai mon repos et mon sommeil[195] » ! Et qui nous fera résistance, quand l’autre parole s’accomplira : « La mort est engloutie dans la victoire[196] ». Et vous êtes cet être fort qui ne change pas ; et en vous le repos oublieux de toutes les peines ; parce que nul autre n’est avec vous ; parce qu’il ne faut pas se mettre en quête de tout ce qui n’est pas vous. « Mais vous m’avez affermi, Seigneur, dans la simplicité de l’espérance ».

[195] Ps. IV, 9.

[196] I Cor., XV, 54.

Je lisais, et brûlais, et ne savais quoi faire à ces morts sourds, parmi lesquels j’avais dardé ma langue empoisonnée, aboyeur aveugle et acharné contre ces lettres saintes, lettres distillant le miel céleste, radieuses de votre lumière ; et je me consumais d’indignation contre les ennemis de cette Écriture, quand je me rappelais les scandaleuses vacances de ma vie passée.

Mais je n’ai pas oublié et ne tairai point l’aiguillon de votre fouet, et l’admirable célérité de votre miséricorde : vous me torturiez alors par une cruelle souffrance de dents ; et le mal était arrivé à un tel excès, que, ne pouvant plus parler, il me vint à l’esprit d’inviter mes amis présents à vous prier pour moi, ô Dieu, maître de toute santé. J’écrivis mon désir sur des tablettes, et je les leur donnai à lire. A peine la prière eut-il fléchi nos genoux, que cette douleur disparut. Mais quelle douleur ! et comment s’évanouit-elle ? Je fus épouvanté, je l’avoue, Seigneur mon Dieu ; non, de ma vie je n’avais rien éprouvé de semblable. Et cette foi ne me laissa pas en sécurité sur mes fautes passées, que le baptême ne m’avait pas encore remises.

V
Il fait connaître publiquement sa résolution.

Les vacances étant écoulées, je fis savoir aux citoyens de Milan qu’ils eussent à chercher pour leurs enfants un autre vendeur de paroles, parce que j’avais résolu de me consacrer à votre service, une poitrine souffrante et une respiration gênée m’interdisant d’ailleurs l’exercice de ma profession. J’instruisis par lettres votre serviteur, le saint évêque Ambroise, de mes erreurs passées et de mon présent désir, lui demandant quel livre de vos Écritures je devais lire de préférence pour me mieux préparer à l’immense grâce que j’allais recevoir. Il m’ordonna le prophète Isaïe, sans doute comme le plus clair révélateur de l’Évangile et de la vocation des païens. Mais, dès les premières lignes, ne pouvant pénétrer le sens et pensant que le reste me serait également inintelligible, j’en remis la lecture au temps où je serais plus aguerri à la parole du Seigneur.

VI
Il reçoit le baptême avec Alypius son ami, et Adeodatus son fils. Génie de cet enfant. Sa mort.

Le temps étant venu de m’enrôler sous vos enseignes, nous revînmes de la campagne à Milan. Alypius voulut renaître en vous avec moi ; il avait déjà revêtu l’humilité nécessaire à la communion de vos sacrements ; intrépide dompteur de son corps, jusqu’à fouler pieds nus ce sol couvert de glaces, — prodige d’austérité ! Nous nous associâmes l’enfant Adeodatus, ce fils charnel de mon péché, nature que vous aviez comblée. A peine âgé de quinze ans, il surpassait en génie des hommes avancés dans la vie et dans la science.

Ce sont vos dons que je publie, Seigneur mon Dieu, Créateur de toutes choses, et puissant Réformateur de nos difformités. Car il n’y avait en cet enfant de moi que le péché ; et s’il était élevé dans votre crainte, c’est vous qui me l’aviez inspiré, nul autre. Oui, ce sont vos dons que je publie. Il est un livre écrit par moi, intitulé « le Maître » ; mon interlocuteur, c’est cet enfant ; et les réponses faites sous son nom sont, vous le savez, mon Dieu, ses pensées de seize ans. Il s’est révélé à moi par des signes plus admirables encore. Ce génie-là m’effrayait. Et quel autre que vous pourrait accomplir de tels chefs-d’œuvre ?

Vous avez bientôt, de cette terre, fait disparaître sa vie ; et je me souviens de lui avec sécurité, son enfance, sa première jeunesse, rien de cet être ne me laissant à craindre pour lui. Nous nous l’associâmes comme un frère dans votre grâce, à élever sous vos yeux ; et nous reçûmes le baptême, et le remords inquiet de notre vie passée prit congé de nous. Et je ne me rassasiais pas en ces premiers jours de contempler avec délices les profondeurs de votre conseil pour le salut du genre humain. A ces hymnes, à ces cantiques célestes, quel torrent de pleurs faisaient jaillir de mon âme violemment remuée les suaves accents de votre Église ! Ils coulaient dans mon oreille, et versaient votre vérité dans mon cœur ; ils soulevaient en moi les plus vifs élans d’amour ; et mes larmes roulaient, larmes salutaires !

VII
Découverte des corps de saint Gervais et de saint Protais.

L’Église de Milan venait d’adopter cette pratique consolante et sainte, ce concert mélodieux des voix et des cœurs fraternels. Il y avait à peu près un an, Justine, mère du jeune empereur Valentinien, séduite par l’hérésie des Ariens, persécutait votre Ambroise. Le peuple fidèle passait les nuits dans l’église, prêt à mourir avec son évêque, votre serviteur ; et ma mère, votre servante, voulant des premières sa part d’angoisses et de veilles, n’y vivait que d’oraisons. Nous-mêmes, encore froids à la chaleur de votre Esprit, nous étions frappés de ce trouble, de cette consternation de toute une ville. Alors, pour préserver le peuple des ennuis de sa tristesse, il fut décidé que l’on chanterait des hymnes et des psaumes, selon l’usage de l’Église d’Orient, depuis ce jour continué parmi nous, et imité dans presque toutes les parties de votre grand bercail.

C’est alors que dans une vision vous révélâtes à votre évêque le lieu qui recélait les corps des martyrs Gervais et Protais. Vous les aviez conservés tant d’années à l’abri de la corruption, dans le trésor de votre secret, sachant le moment de les produire, pour mettre un frein à la fureur d’une simple femme, mais d’une femme impératrice. Retrouvés et exhumés, on les transfère solennellement à la basilique ambroisienne, et les possédés sont délivrés des esprits immondes, de l’aveu même de ces démons. Et un citoyen très connu, aveugle depuis plusieurs années, demande et apprend la cause de l’enthousiasme du peuple, il se lève, il prie son guide de le conduire à ces pieux restes. Arrivé là, il est admis à toucher avec un mouchoir le cercueil où reposaient ces morts saintes et précieuses à votre regard. Il touche, porte le linge à ses yeux ; ses yeux s’ouvrent. Le bruit en court sur l’heure ; tout s’anime du vif éclat de vos louanges ; et le cœur de la femme ennemie, sans être rendu à la santé de la foi, n’en fut pas moins réprimé dans ses fureurs de persécution.

Grâces à vous, mon Dieu ! d’où avez-vous rappelé mes souvenirs, pour que je révélasse, à votre gloire, ce grand événement que mon oubli passait sous silence ? Et cependant, « lorsque tout exhalait ainsi la vive odeur de vos parfums[197] », nous ne courions pas après vous ! Et c’est ce qui faisait couler de mes yeux, à cette heure, une telle abondance de larmes en écoutant vos cantiques. J’avais soupiré si longtemps après vous, et enfin je respirais tout l’air qui peut entrer dans cette chaumine d’argile.

[197] Cantic., I, 3.

VIII
Mort de sainte Monique. — Son éducation.

O vous « qui rassemblez sous le même toit les cœurs unanimes[198] », vous nous avez alors associé un homme jeune encore, de votre municipe, Evodius, officier de l’empereur, converti et baptisé avant nous, qui avait quitté la milice du siècle pour ceindre la vôtre. Réunis, décidés à vivre dans une communauté de résolutions saintes, nous cherchions le lieu propice au dessein de vous servir, et retournant ensemble en Afrique, nous étions à l’embouchure du Tibre quand je perdis ma mère.

[198] Ps. XLVII, 7.

J’abrège, j’ai hâte d’arriver. Recevez mes confessions, mon Dieu, et les actions de grâces que je vous rends, même en silence, de tant de faveurs sans nombre. Mais je ne tairai point tout ce que mon âme engendre de pensées sur votre servante, dont la chair m’a engendré au temps et le cœur à l’éternité. Ce n’est pas son opulence, mais vos libéralités répandues sur elle, que je veux publier. Car elle n’était pas elle-même l’auteur de sa vie, l’auteur de son éducation. C’est vous qui l’avez créée ; son père et sa mère ne savaient pas quelle œuvre se produisait par eux. Et qui l’éleva dans votre crainte ? La verge du Christ, la conduite de votre Fils unique dans une maison fidèle, membre sain de votre Église.

Et elle ne se louait pas tant du zèle de sa mère à l’instruire, que de la surveillance d’une vieille servante qui avait porté son père tout petit, ainsi que les jeunes filles ont coutume de porter à dos les petits enfants. Ce souvenir, sa vieillesse, la pureté de ses mœurs, lui assuraient, dans une maison chrétienne, la vénération de ses maîtres, qui lui avaient commis la conduite de leurs filles ; son zèle répondait à tant de confiance ; elle était, au besoin, d’une sainte rigueur pour les corriger, et toujours d’une admirable prudence pour les instruire. Hors les heures de leur modeste repas à la table de leurs parents, fussent-elles dévorées de soif, elle ne leur permettait pas même de boire de l’eau, prévenant une habitude funeste, et disant avec un grand sens : Vous buvez de l’eau aujourd’hui, parce que le vin n’est pas en votre pouvoir ; mais, quand vous serez dans la maison de vos maris, maîtresses des celliers, vous dédaignerez l’eau, sans renoncer à l’habitude de boire.

Par ce sage tempérament de préceptes et d’autorité, elle réprimait les avides désirs de la première jeunesse, et elle réglait la soif même de ces jeunes filles à cette mesure de bienséance qui exclut jusqu’au désir de ce qu’elle ne permet pas. Et néanmoins, c’est l’aveu que votre servante faisait à son fils, le goût du vin s’était glissé chez elle. Quand ses parents l’envoyaient, suivant l’usage, comme une sobre enfant, puiser le vin à la cuve, après avoir baissé le vase pour le remplir, et avant de le verser dans un flacon, elle en goûtait un peu de l’extrémité des lèvres, tentation bientôt vaincue par la répugnance. Car cela ne venait pas d’un honteux penchant : c’était ce vif entrain du premier âge, ce bouillonnement d’espièglerie que le poids de l’autorité apaise dans les jeunes cœurs.

Or, ajoutant chaque jour goutte à goutte, « parce que le mépris des petites choses amène insensiblement la chute[199] », elle était tombée dans l’habitude de boire avec plaisir, à petite coupe presque pleine. Où était alors cette vieille gouvernante si sage ? où étaient ses austères défenses ? Eh ! quel remède possible contre une maladie cachée, si votre grâce salutaire, ô Seigneur, ne veillait sur nous ? En l’absence de son père, de sa mère, de tout ce qui prenait soin d’elle, vous, toujours présent, qui avez créé, qui appelez à vous, et par la voie même des hommes de perversité, opérez le bien pour le salut des âmes ; que fîtes-vous alors, ô mon Dieu ? par quel traitement l’avez-vous guérie ? N’avez-vous pas tiré d’une autre âme un sarcasme froid et aigu, invisible acier dont votre main, céleste opérateur, trancha au vif cette gangrène ? Une servante qui l’accompagnait d’ordinaire à la cuve, se disputant un jour, comme souvent il arrive, avec sa jeune maîtresse, seule à seule, lui lança ce reproche avec l’épithète effrontée et sanglante d’ivrognesse. Elle, percée de ce trait, voit sa laideur, la réprouve et s’en dépouille. Tant il est vrai que si les amis corrompent par la flatterie, les ennemis corrigent souvent par le reproche ; et votre justice ne leur rend pas suivant leur action, mais suivant leur volonté ; car, dans sa colère, cette servante ne voulait que piquer sa maîtresse et non la guérir. Aussi le fit-elle en secret, soit que le temps et le lieu de la querelle en eût ainsi décidé, soit qu’elle craignît elle-même un châtiment pour une révélation si tardive.

[199] Eccl., XIX, 1.

Mais vous, Seigneur, providence du ciel et de la terre, qui faites dériver à votre usage le lit profond du torrent et réglez le cours turbulent des siècles, c’est par la démence d’une âme que vous avez guéri l’autre, afin que cet exemple instruise quiconque attribuerait à un ascendant personnel l’influence décisive d’une parole salutaire.

IX
Vertus de sainte Monique.

Formée à la modestie et à la sagesse, plutôt soumise par vous à ses parents que par eux à vous, à peine nubile, elle fut remise à un homme qu’elle servit comme son maître ; jalouse de l’acquérir à votre épargne, elle n’employait pour vous prouver à lui d’autre langage que sa vertu. Et vous la rendiez belle de cette beauté qui lui gagna l’admiration et le respectueux amour de son mari. Elle souffrit ses infidélités avec tant de patience que jamais nuage ne s’éleva entre eux à ce sujet. Elle attendait que votre miséricorde lui donnât avec la foi la chasteté. Naturellement affectueux, elle le savait prompt et irascible, et n’opposait à ses emportements que calme et silence. Aussitôt qu’elle le voyait remis et apaisé, elle lui rendait à propos raison de sa conduite, s’il était arrivé qu’il eût cédé trop légèrement à sa vivacité.

Quand plusieurs des femmes de la ville, mariées à des hommes plus doux, portaient sur leur visage quelque trace des sévices domestiques, accusant, dans l’intimité de l’entretien, les mœurs de leurs maris, ma mère accusait leur langue et leur donnait avec enjouement ce sérieux avis, qu’à dater de l’heure où lecture leur avait été faite de leur contrat de noces, elles avaient dû le regarder comme l’acte authentique de leur esclavage, et ce souvenir de leur condition devait comprimer en elles toute révolte contre leurs maîtres. Et comme ces femmes, connaissant l’humeur violente de Patricius, ne pouvaient témoigner assez d’étonnement qu’on n’eût jamais ouï dire qu’il eût frappé sa femme ou que leur bonne intelligence eût souffert un seul jour d’interruption, elles lui en demandaient l’explication secrète, et elle leur enseignait le plan de conduite dont je viens de parler. Celles qui en faisaient l’essai avaient lieu de s’en féliciter ; celles qui n’en tenaient compte demeuraient dans le servage et l’oppression.

Sa belle-mère, au commencement, s’était laissé prévenir contre elle sur de perfides insinuations d’esclaves ; mais désarmée par une patience infatigable de douceur et de respects, elle dénonça d’elle-même à son fils ces langues envenimées qui troublaient la paix du foyer, et sollicita leur châtiment. Lui, se rendant à son désir et à l’intérêt de l’union et de l’ordre domestique, châtia les coupables au gré de sa mère ; et elle promit pareille récompense à qui, pour lui plaire, lui dirait du mal de sa belle-fille. Cette leçon ayant découragé la médisance, elles vécurent depuis dans le charme de la plus affectueuse bienveillance.

Votre fidèle servante, dont le sein, grâce à vous, m’a donné la vie, ô mon Dieu, ma miséricorde, avait encore reçu de vous un don bien précieux. Entre les dissentiments et les animosités, elle n’intervenait que pour pacifier. Confidente de ces propos pleins de fiel et d’aigreur, nausées d’invectives dont l’intempérance de la haine se soulage sur l’ennemie absente en présence d’une amie, elle ne rapportait de l’une à l’autre que les paroles qui pouvaient servir à les réconcilier.

Cette vertu me paraîtrait bien insignifiante, si une triste expérience ne m’eût appris combien est infini le nombre de ceux qui, frappés de je ne sais quelle contagieuse épidémie de péchés, ne se contentent pas de rapporter à l’ennemi irrité les propos de l’ennemi irrité, mais en ajoutent encore qu’il n’a pas tenus ; quand, au contraire, l’esprit d’humanité ne doit compter pour rien de s’abstenir de ces malins rapports qui excitent et enveniment la haine, s’il ne se met en devoir de l’éteindre par de bonnes paroles, ainsi qu’elle en usait, docile écolière du maître intérieur. Enfin elle parvint à vous gagner son mari sur la fin de sa vie temporelle, et le croyant ne lui donna plus les mêmes sujets de chagrin que l’infidèle.

Elle était aussi la servante de vos serviteurs. Tous ceux d’entre eux de qui elle était connue vous louaient, vous glorifiaient, vous chérissent en elle, parce qu’ils sentaient votre présence dans son cœur, attestée par les fruits de sa sainte vie. « Elle n’avait eu qu’un mari ; elle avait acquitté envers ses parents sa dette de reconnaissance, et gouverné sa famille avec piété ; ses bonnes œuvres lui rendaient témoignage ». Ses fils, qu’elle avait nourris, elle les enfantait autant de fois qu’elle les voyait s’éloigner de vous. Enfin, quand nous tous, vos serviteurs, mon Dieu, puisque votre libéralité nous permet ce nom, vivions ensemble avant son sommeil suprême dans l’union de votre amour et la grâce de votre baptême, elle nous soignait comme si nous eussions été tous ses enfants, elle nous servait comme si chacun de nous eût été son père.

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