Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau
XIX
Voie de la perfection.
Mais d’abord « lavez-vous, purifiez-vous ; faites disparaître toute souillure et de vos âmes et de mes regards[319] », afin que la terre intérieure s’élève. Apprenez à faire le bien ; rendez justice à l’orphelin, et maintenez le droit de la veuve, afin que cette terre se couvre de fertiles pâturages et d’arbres chargés de fruits. Venez, je veux vous instruire ; attachés au firmament du ciel, vous serez les flambeaux du monde.
[319] Isai., I, 16.
Le riche demande au bon Maître ce qu’il doit faire pour obtenir la vie éternelle. Écoute ce bon Maître que tu crois un homme et rien de plus, mais qui est bon parce qu’il est Dieu. Il te dit : « Si tu veux arriver à la vie, observe les commandements ; sépare du sol de ton cœur les eaux amères de la malice et de la corruption ; garde-toi du meurtre, de l’adultère, du vol ; ne porte point faux témoignage, afin que la terre paraisse et produise le respect des père et mère et l’amour du prochain. — J’ai fait tout cela, répond le riche.
D’où viennent donc tant d’épines, si la terre est fertile ? Va, déracine ces sauvages buissons de l’avarice ; vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et ton aumône te couvrira de fruits ; et tu auras un trésor dans le ciel ; et puis, suis le Seigneur, si tu veux être parfait et devenir le compagnon de ceux à qui il parle le langage de la sagesse, lui qui sait et te fera savoir ce que c’est que le jour, ce que c’est que la nuit, afin qu’il y ait aussi pour toi place au firmament de son ciel ; chose impossible, si ton cœur n’y est déjà ; et là ne sera jamais ton cœur, si là n’est point ton trésor, comme te l’a dit le bon Maître. Mais la tristesse se répandit sur la terre stérile, et les épines étouffèrent la parole.
Pour vous, race d’élection, faibles du monde, qui avez tout quitté pour suivre le Seigneur, allez et confondez les puissances du siècle. Que vos pieds radieux marchent sur sa trace ! Étincelez au firmament, afin que les cieux racontent sa gloire, en discernant la lumière des parfaits qui sont encore loin des anges, et les ténèbres des petits déjà sauvés de vos mépris ! Brillez sur toute la terre ! Que ce jour, éblouissant des clartés de ce soleil, annonce au jour le Verbe de sagesse, et que cette nuit soit le clair de lune qui annonce à la nuit le Verbe de science.
La lune et les étoiles luisent sur la nuit, sans être obscurcies par ses ténèbres ; elles lui donnent toute la lumière qu’elle peut recevoir. Et comme si Dieu eût dit : « Que les astres soient dans le firmament du ciel : voici soudain un grand bruit venu d’en-haut, comme un tourbillon violent, et des langues de feu rayonnent et se divisent en s’arrêtant sur la tête de chacun d’eux[320] » : et il se fit comme un firmament d’astres possesseurs du Verbe de vie. Courez partout, flammes de sainteté, feux admirables ! car vous êtes la lumière du monde, et le boisseau ne vous couvre pas. Celui à qui vous vous êtes attachés a été exalté dans la gloire, et il vous a exaltés. Courez donc, et révélez-vous à toutes les nations.
[320] Genes. et Act., II, 2, 3.
XX
Sens mystique de ces paroles : « Que les eaux produisent
les reptiles et les oiseaux ».
Que la mer conçoive aussi, qu’elle enfante vos œuvres, et que les eaux produisent les reptiles des âmes vivantes ! Car en séparant le pur de l’impur, vous êtes devenus la bouche de Dieu, et c’est par vous qu’il dit : « Produisent les eaux », non pas des âmes vivantes, productions de la terre ; mais « des reptiles d’âmes vivantes, et les oiseaux qui volent au-dessus de la terre ! » Ces reptiles, mon Dieu, sont vos sacrements qui, par les œuvres des saints, se sont glissés à travers les flots des tentations du siècle, pour régénérer les peuples dans le baptême en votre nom.
Et ainsi se sont produites de grandes merveilles, « semblables aux baleines monstrueuses », et les voix de vos messagers ont plané sur la terre et sous le ciel de votre Écriture, autorité protectrice, qui s’étend partout où leur vol se dirige. Et ce ne sont pas de sourds et vains accents que leurs paroles ; toute la terre en a été l’écho ; elles ont atteint les extrémités du monde ; car votre bénédiction, Seigneur, les a multipliées.
Mais n’est-ce pas erreur ? et ne confondrais-je pas les connaissances claires qui résident au firmament, et les œuvres corporelles qui s’opèrent sous ce firmament au sein orageux de la mer ? Non ; car ces mêmes connaissances, qui demeurent dans la fixité de leur certitude, et sans s’accroître par génération, comme les lumières de la sagesse et de la science, exercent cependant dans l’ordre réel une action différente et multiple, dont votre bénédiction féconde encore et multiplie les effets. O Dieu, vous nous consolez de l’infirmité de nos sens mortels, en permettant qu’une vérité, notion simple dans l’esprit, emprunte aux signes corporels plus d’une figure, plus d’une expression.
Voilà les productions des eaux, mais grâce à votre parole ; productions nées de la misère des peuples devenus étrangers à votre vérité éternelle ; productions que les eaux ont fait jaillir de leur sein, comme un remède dont votre Verbe adoucissait leur languissante amertume.
Et toutes vos œuvres sont belles, car elles sortent de votre main ; mais que vous êtes incomparablement plus beau, divin auteur du monde ! Oh ! si Adam ne se fût point détaché de vous, ses flancs n’eussent pas été la source de cet océan amer, de ce genre humain, curiosité sans fond, éternel orage de superbe, flot de mobilité ! Et alors les dispensateurs de votre vérité n’auraient pas eu besoin d’employer au sein des ondes tant de signes sensibles et corporels, tant de paroles symboliques, tant d’opérations mystérieuses.
Ce sont là, suivant moi, ces reptiles, ces oiseaux qui s’insinuent parmi les hommes pour les initier et les soumettre aux symboles sacramentels. Mais ils ne pourraient aller au delà si votre Esprit n’élevait la voix de leur âme à un degré supérieur, et si leur cœur, après les paroles du premier échelon, n’aspirait au faîte de l’échelle sainte.
XXI
Interprétation mystique des animaux terrestres.
Et ce n’est plus une mer profonde, c’est une terre séparée par votre Verbe des ondes d’amertume, qui produit, non pas des oiseaux et des reptiles d’âmes vivantes, mais l’âme vive ; car elle n’a plus besoin, comme au temps où elle était cachée sous les eaux, du baptême nécessaire aux païens, cette voie qui seule donne entrée au royaume des cieux, depuis que vous avez interdit toute autre en l’ouvrant. Et cette âme ne demande plus des prodiges pour faire naître sa foi. Elle n’a plus besoin, pour croire, de signes et de miracles visibles : terre de foi, et déjà séparée des flots amers de l’infidélité, que lui importe « le don des langues, témoignage pour les infidèles et non pour les fidèles[321] » ?
[321] I Cor., XIV, 22.
Et ces oiseaux, que votre parole a tirés des eaux, sont désormais inutiles à cette terre que vous avez affermie au-dessus des eaux. Faites descendre en elle ce Verbe que vos Apôtres ont annoncé. Car nous ne pouvons que raconter leurs œuvres, mais c’est vous qui opérez en eux l’œuvre qu’ils produisent : l’âme vivante.
Et la terre produit aussi ; cette terre mystique, cause de l’opération de vos serviteurs sur elle ; comme la mer était la cause de l’opération de ces reptiles d’âmes vivantes et de ces oiseaux dont le vol rase le firmament du ciel. Oiseaux, reptiles, dont cette terre n’a plus besoin, quoiqu’au festin dressé par vous à vos fidèles, elle mange le poisson mystérieux, tiré des profondeurs de l’abîme pour nourrir la terre ; et les oiseaux, ces enfants de la mer, ne laissent pas de multiplier sur la terre.
Car, si l’infidélité des hommes a été la cause des premières prédications de la bonne nouvelle, les missionnaires de la parole n’en continuent pas moins d’exhorter les fidèles, et de multiplier sur eux chaque jour leurs bénédictions. Mais c’est du fond de la terre purifiée que sort l’âme vive : car il n’est profitable qu’aux seuls fidèles de renoncer à l’amour du siècle, pour faire revivre en vous leur âme morte dans la vie de ces délices, délices mortelles, ô Dieu, vivifiantes délices d’un cœur pur !
Que vos ministres travaillent donc sur cette terre, non plus comme sur les eaux infidèles, par des symboles, des miracles, des paroles mystérieuses, afin d’entretenir la crainte de l’inconnu dans le sein de l’ignorance, mère de l’étonnement ; crainte salutaire, seule entrée qui conduise à la foi les enfants d’Adam, oublieux du Seigneur, et se cachant de sa face pour devenir un abîme ! Non, plus ainsi ! Mais qu’ils travaillent comme sur une terre nouvelle, séparée des gouffres de l’abîme, qu’ils forment les fidèles sur le modèle de leur vie, qu’ils les invitent à l’imitation de leurs exemples.
Et les fidèles n’entendent plus seulement pour entendre, mais pour pratiquer. « Cherchez le Seigneur, et votre âme vivra » ; votre terre produira une âme vivante. « Ne vous conformez pas au siècle[322] », tenez-vous-en éloignés ; et votre âme vivra par la fuite des objets dont le désir la fait mourir. Réprimez en vous la violence sauvage de l’orgueil, les molles indolences de la volupté et les insinuations d’une science menteuse, et voilà les animaux féroces apprivoisés, les chevaux domptés, les serpents sans venin : vivante allégorie des divers mouvements de l’âme. Le faste de la vanité, les séductions de la chair, le venin de la curiosité sont, en effet, les mouvements d’une âme morte, mais dont la mort n’est pas assez complète pour que tout mouvement en elle soit anéanti : elle meurt, il est vrai, en s’éloignant de la source de vie, mais elle a pris la forme du siècle, dont le torrent l’emporte.
[322] Ps. LXVIII, 33 ; Rom., XII, 2.
Votre parole, ô Dieu, source de la vie éternelle, demeure et ne s’écoule point. Aussi nous défend-elle, elle-même, de nous éloigner d’elle, en nous disant : « Ne vous conformez pas au siècle », afin que votre terre, abreuvée à la source de vie, produise une âme vivante, secondée par le Verbe que vos évangélistes ont publié, une âme pure, imitatrice des imitateurs du Christ. Et tel est le sens de ces mots : « Selon son espèce » ; car l’homme ne se plaît à imiter que ceux qu’il aime. « Soyez comme moi, dit l’Apôtre, car je suis comme vous[323] ».
[323] Galat., IV, 12.
Ainsi, cette âme vive n’est peuplée que d’animaux apprivoisés, dont les actions témoignent la douceur. C’est le précepte que vous avez donné : « Agissez en vos œuvres avec douceur, et vous serez aimé de tous les hommes[324] ». Et ces troupeaux inférieurs ne se trouveront pas mieux pour être dans l’abondance, ni plus mal pour être dans la disette ; et ces serpents innocents seront sans venin pour nuire, mais pleins de prudence pour éviter les morsures, et ils ne donneront à la contemplation de la nature temporelle qu’autant qu’il est nécessaire pour s’élever de la vue de l’ordre temporel à la vue intelligente de l’ordre éternel. Ces animaux deviennent les serviteurs de la raison, quand ils ont reçu le frein qui les préserve de la mort ; et ils vivent alors, et leur être est bon.
[324] Eccl., III, 19.
XXII
Vie de l’âme renouvelée.
Oui, Seigneur, mon Dieu et mon Créateur, quand nos affections seront dégagées de l’amour du siècle, et de cette vie de péché, qui nous faisait mourir ; quand notre âme commencera de vivre de la vraie vie, docile à la parole que vous avez fait entendre par la bouche de l’Apôtre : « Ne vous conformez pas au siècle » ; alors doit s’accomplir le précepte qui suit aussitôt : « Mais réformez-vous en renouvellement de l’esprit[325] ». Et il ne s’agit plus de se produire « suivant son espèce », d’imiter ses prédécesseurs, et de régler sa vie sur l’autorité d’un homme plus parfait. Non : car vous n’avez pas dit : Que l’homme soit fait selon son espèce, mais : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance », afin que nous ayons la faculté de reconnaître quelle est votre volonté. C’est pourquoi le grand dispensateur de vos mystères, père de tant de fils selon l’Évangile, ne voulant pas toujours avoir des enfants à la mamelle, nourrissons à porter dans ses bras, s’écrie : « Réformez-vous en renouvellement d’esprit, pour reconnaître la volonté de Dieu, pour savoir ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait ». Aussi, ne dites-vous pas : Que l’homme soit fait, mais : « Faisons l’homme » ; et non : selon son espèce, mais : « à notre image et ressemblance ». Renouvelé spirituellement, et voyant votre vérité des yeux de l’intelligence, il n’a plus besoin d’un maître, d’un modèle de son espèce. C’est de vous, et c’est en vous qu’il connaît votre vérité, ce qui est bon, ce qui vous plaît. Et vous lui donnez la puissance de contempler la Trinité de votre Unité, et l’Unité de votre Trinité. Aussi, vous dites d’abord au pluriel : « Faisons l’homme » ; puis vous ajoutez : « Et Dieu fit l’homme ». Vous dites : « A notre image » ; et vous ajoutez : « A l’image de Dieu ». Ainsi, l’homme est renouvelé dans la connaissance de Dieu, « selon l’image de Celui qui l’a créé », — « et transformé en esprit, il juge de tout, et n’est jugé de personne ».
[325] Rom., XII, 2.
XXIII
De qui l’homme spirituel peut juger.
Or, « l’homme spirituel juge de tout », et c’est ce que l’Écriture appelle « avoir puissance sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les animaux domestiques et sauvages, sur toute la terre, sur tout ce qui rampe à sa surface ». Et, cette puissance, il l’exerce par cette intelligence qui le rend capable de pénétrer « ce qui est de l’Esprit de Dieu » ! « Déchu de la gloire, par défaut d’intelligence, n’est-il pas descendu au rang des brutes, ne leur est-il pas devenu semblable[326] » ?
[326] I Cor., II, 14 ; Ps. XLVIII, 13.
Et nous, mon Dieu, nous, enfants de la grâce dans votre Église, « nous, votre ouvrage, créés dans les bonnes œuvres », nous sommes juges spirituels, soit que nous ayons l’autorité selon l’esprit, soit que nous obéissions spirituellement. « Vous avez fait l’homme mâle et femelle » ; et il en est ainsi dans la création de votre grâce, où cependant il n’y a plus ni mâle ni femelle, suivant le sexe corporel ; ni Juif ni Grec, ni libre ni esclave. Et ces hommes de l’esprit, soit qu’ils commandent, soit qu’ils obéissent, sont juges spirituels. Mais leur jugement ne s’exerce pas sur les pensées spirituelles qui brillent au firmament. Il ne leur appartient pas de prononcer sur une autorité si sublime ; de s’élever en juges de votre livre saint, lors même que des ombres y voilent la lumière. Car nous lui devons la soumission de notre intelligence, et une ferme assurance dans la rectitude et la vérité de toute lettre close à nos yeux. L’homme, « même spirituel, et renouvelé dans la connaissance de Dieu, selon l’image du Créateur », doit être l’observateur, et non pas le juge de la loi.
Son jugement ne va pas non plus à discerner les hommes de l’esprit des hommes de la chair, s’il ne les connaît par leurs œuvres, comme « l’arbre se connaît par son fruit[327] ». Votre regard seul les voit, mon Dieu ; vous les connaissez déjà, Seigneur, et vous les aviez déjà distingués ; vous les aviez appelés dans le secret de votre conseil, avant même de créer le firmament.
[327] Matth., VII, 20.
Quoique spirituel, il ne juge pas non plus des générations turbulentes du siècle. « Pourquoi jugerait-il ceux de dehors[328] », puisqu’il ignore quels sont dans ce nombre les élus appelés à goûter un jour la douceur de votre grâce, et les âmes prédestinées à demeurer dans l’éternelle amertume de l’impiété ?
[328] I Cor., V, 12.
Ainsi donc, en formant l’homme à votre image, vous ne lui avez donné puissance ni sur les astres du ciel, ni sur le ciel secret, ni sur ce jour, ni sur cette nuit, que vous avez nommés avant la création, ni sur cette réunion des eaux qui s’appelle la mer ; il n’a reçu puissance que sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur tous les animaux, sur toute la terre, sur tout ce qui rampe à sa surface.
Il juge, il approuve ou condamne ce qu’il trouve bien ou mal, et dans la solennité du sacrement initiateur qui consacre à votre service ceux que votre miséricorde a pêchés au fond des eaux et dans ce banquet sacré où le mystique poisson, tiré du fond de l’abîme, est servi pour nourrir la terre ; et dans les discours, dans les paroles, oiseaux fidèles, qui volent sous le firmament de l’autorité des saintes Écritures ; interprétations, expositions, discussions, controverses, bénédictions, prières, que les lèvres prononcent en formules sonores, afin que le peuple puisse répondre : ainsi soit-il ! L’abîme du siècle, et la cécité de cette chair qui n’a pas d’yeux pour voir les pensées, telle est la cause de l’emploi des sons et du bruit dont on frappe les oreilles. Et voilà comment ces oiseaux qui se multiplient sur la terre sont néanmoins originaires des eaux.
L’homme spirituel juge encore, approuve ou condamne ce qu’il trouve bien ou mal, dans les œuvres, dans les mœurs des fidèles ; il juge des aumônes comme des fruits de la terre ; il juge de l’âme vivante qui sait, par la charité, les jeûnes et les pieuses pensées, apprivoiser ses passions ; il juge de tout ce qui se produit par des effets sensibles ; il est juge enfin là où il a le pouvoir de corriger et de reprendre.
XXIV
Pourquoi Dieu a béni l’homme, les poissons et les oiseaux ?
Qu’ai-je lu ? Quel est ce mystère ? Voilà, Seigneur, que vous bénissez les hommes, « afin qu’ils croissent, qu’ils multiplient, qu’ils remplissent la terre ». N’y a-t-il point là un secret dont vous voulez nous insinuer quelque connaissance ? Pourquoi n’avez-vous pas également béni la lumière que vous avez nommée jour, et le firmament du ciel, et les flambeaux célestes, et les étoiles, et la terre et la mer ? Je dirais, ô Dieu ! qui avez créé l’homme à votre image, je dirais que vous avez voulu accorder à l’homme la faveur singulière de votre bénédiction, si vous n’eussiez béni de même les poissons pour qu’ils croissent, multiplient et peuplent les eaux de la mer ; si vous n’eussiez béni les oiseaux pour qu’ils multiplient sur la terre.
Je dirais encore que votre bénédiction repose sur tous les êtres qui perpétuent leur espèce par la génération, si je voyais que votre divine main se fût étendue sur les plantes, les arbres et les animaux de la terre. Mais il n’a été dit ni aux végétaux, ni aux bêtes, ni aux serpents : Croissez et multipliez, quoiqu’ils s’accroissent par génération et se conservent dans leur espèce, comme les poissons, les oiseaux et les hommes.
Dirai-je donc, ô vérité ! ma lumière, qu’il n’y a là que vaines paroles tombées sans dessein ? Non, non, loin de moi, ô père de toute piété ! loin de l’esclave de votre Verbe une semblable pensée ! Et si je ne puis pénétrer le sens de votre parole, qu’il l’entende mieux que moi, qu’il y puise selon la contenance intellectuelle qu’il a reçue de vous, celui de mes frères qui est meilleur, qui est plus intelligent que moi. Mais agréez, Seigneur, cet humble aveu, qu’il monte en votre présence. Oui, je crois que ce n’est pas en vain que vous avez parlé, et je ne tairai pas les pensées que votre parole me suggère. Je les sens vraies, et je ne vois rien qui m’empêche d’interpréter ainsi les expressions figurées de vos livres saints ; car, multiplicité de signes, simplicité de sens, multiplicité de sens, simplicité de signes. L’amour de Dieu et du prochain n’est-il pas une notion simple ? Quelle multiplicité de formules mystiques, de langues et de locutions sans nombre pour le traduire par une expression sensible ! Et c’est ainsi que les vivantes productions des eaux croissent et multiplient. Attention, lecteur, qui que tu sois ! l’Écriture n’énonce qu’un mot, elle ne fait entendre qu’une parole : « Dans le principe, Dieu créa le ciel et la terre ». Eh bien ! qu’est-ce qui en multiplie l’interprétation ? Est-ce l’erreur ? non, mais la variété des espèces intellectuelles. Et c’est ainsi que la postérité humaine croît et multiplie.
Car, à considérer la nature même des choses dans le sens propre et non dans le sens allégorique, cette parole, « croissez et multipliez », convient à tout ce qui se reproduit par semence. Si nous nous attachons au sens figuré, interprétation conforme, suivant moi, à l’esprit de l’Écriture, qui certes n’attribue pas en vain cette bénédiction aux seules générations des hommes, aux seules productions des eaux, nous voyons bien, il est vrai, multitude dans le ciel et la terre, ou le monde des esprits et le monde des corps ; dans la lumière et les ténèbres, ou les âmes des justes et des impies ; dans le firmament étendu entre les eaux, ou les saints dispensateurs de la loi divine ; dans la mer, ou l’océan d’amertume des sociétés humaines ; dans la terre séparée des ondes, ou les âmes purifiées au feu de l’amour ; dans les plantes séminales et les arbres fruitiers, ou les œuvres de miséricorde pratiquées en cette vie ; dans les flambeaux suspendus à la voûte céleste, ou les dons spirituels qui brillent pour édifier ; dans l’âme vivante, ou les affections soumises à la règle : dans cet ensemble de la création, nous découvrons multitude, fécondité, accroissement. Mais quant à ce mode de multiplication et de développement, qui fait qu’une seule vérité s’exprime par plusieurs énonciations, et qu’une seule énonciation s’entend en plusieurs sens vrais, c’est ce que nous ne trouvons que dans les signes sensibles de la pensée, et les conceptions de l’intelligence. Les signes sensibles, ce sont les générations de la mer, multipliées dans l’abîme de notre indigence ; les générations humaines, c’est la fécondité de notre raison. Et voilà pourquoi, Seigneur, je crois que vous n’avez dit qu’aux seules générations des hommes et des eaux : « Croissez et multipliez ». Et je crois que par cette bénédiction vous nous avez conféré la puissance de donner plusieurs expressions à une conception simple, et la faculté d’attacher plusieurs sens à une énonciation simple, mais obscure.
Ainsi se remplissent les eaux de la mer, dont les différents souffles de l’esprit remuent les courants ; ainsi la postérité humaine peuple la terre, séparée des eaux par l’amour de la vérité, et soumise à l’empire de la raison.
XXV
Les fruits de la terre figurent les œuvres de piété.
Seigneur mon Dieu, je veux encore dire les pensées que la suite de vos paroles m’inspire, et je les dirai sans crainte. Je dirai la vérité ; c’est au souffle de votre volonté que je parle. Et je ne puis croire que jamais la vérité sorte de mes lèvres que par votre inspiration, car vous êtes la vérité même ; tout homme est menteur, et celui dont la parole est mensonge parle de son propre fonds. Moi, je veux dire la vérité, je ne parlerai donc que par vous.
Vous nous avez donné pour nourriture toutes les plantes séminales répandues sur la terre, et tous les fruits qui recèlent en eux-mêmes leur semence reproductive ; et ce n’est pas à nous seuls que vous les avez donnés, mais encore aux oiseaux du ciel, aux animaux terrestres et aux serpents. Ils n’ont point été donnés aux poissons et aux géants de l’abîme.
Je disais donc que ces fruits de la terre sont la figure allégorique des œuvres de miséricorde qui sortent du sol fertile de l’âme pour soulager les misères de la vie. Le pieux Onésiphore était une de ces charitables terres, et vous fîtes miséricorde à toute sa maison, « parce qu’il assista souvent votre serviteur Paul, et ne rougit jamais de ses chaînes[329] ». Tels étaient les frères qui se couvrirent des mêmes fruits, en lui apportant de Macédoine de quoi fournir à sa détresse. Et avec quelle douleur il déplore la stérilité des arbres qui ne lui donnèrent point le fruit qu’ils lui devaient ! « Au temps de ma première défense, personne ne me vint en aide, mais tous m’abandonnèrent. Dieu leur pardonne[330] » ! Des secours ne sont-ils pas bien dus aux maîtres spirituels qui initient notre raison à l’intelligence des saints mystères ? Ces secours sont les fruits que la terre doit à l’homme ; ils leur sont dus comme âme vivante qui anime la sève reproductive de leurs vertus ; ils leur sont dus comme oiseaux célestes, dont la voix s’est répandue aux extrémités de la terre pour l’ensemencer de bénédictions.
[329] II Tim., I, 16.
[330] II Cor., XI, 9 ; II Tim., IV, 16.
XXVI
Le fruit des œuvres de miséricorde est dans la bonne volonté.
Or, ces fruits ne sont un aliment que pour ceux qui y trouvent une joie sainte, et cette joie n’est pas aux esclaves « asservis au culte de leur ventre ». Et même en ceux qui donnent, ce n’est pas l’aumône qui est le fruit, c’est l’intention de l’aumône. Aussi, je comprends la joie de ce grand apôtre, qui vivait pour son Dieu et non pour son ventre, je la comprends bien ; mon âme sympathise à cette joie. Il venait de recevoir, par Epaphrodite, les dons des Philippiens : mais est-ce de ces dons qu’il se réjouit ? Non, je vois la cause de sa joie, et cette cause est le fruit qu’il savoure. Car il dit, en vérité : « J’ai ressent une joie ineffable dans le Seigneur de ce que votre amour pour moi a commencé de refleurir ; non que cet amour se fût flétri en vous, mais il était voilé par la tristesse[331] ». Une longue tristesse les avait donc desséchés ; et, comme de stériles rameaux, ils ne portaient plus de fruits charitables ; et il se réjouit de les voir refleurir ; il se réjouit non pour lui-même des secours dont ils ont assisté son indigence, car il ajoute : « Ce n’est pas qu’il me manque rien ; dès longtemps j’ai appris à me contenter de l’état où je me trouve ; je sais vivre pauvrement, je sais vivre dans l’abondance. Je suis fait à tout ; je suis à l’épreuve de tout, de la faim et des aliments, de l’opulence et de la disette. Je peux tout en celui qui me fortifie[332] ».
[331] Philip., IV, 10.
[332] Ibid., IV, 11, 13.
Quelle est donc la cause de ta joie, ô grand Paul ? Dis, quelle est cette joie ? Quel est ce fruit dont tu goûtes la saveur, « homme renouvelé par la connaissance de Dieu, à l’image de ton Créateur[333] » ? Ame vivante, peuplée de vertus ! Langue aux ailes de feu, qui proclame dans le monde les divins mystères ! C’est bien aux âmes comme la tienne que l’on doit cette nourriture d’amour. Dis, de quel fruit te nourris-tu ? de joie ? Écoutons-le : « Oui, dit-il, oui, vous avez bien fait d’entrer en communion avec mes souffrances ». Voilà sa joie, voilà sa nourriture. Ils ont bien fait, non parce qu’il a eu quelque relâche à ses angoisses, lui qui vous disait : « Dans la tribulation vous avez dilaté mon cœur[334] », lui qui sait souffrir l’abondance et la disette en vous, son unique force. « Vous savez, ajoute-t-il, vous savez, Philippiens, que, depuis mon départ de Macédoine pour les premières prédications de l’Évangile, nulle autre Église n’a eu communication avec moi en ce qui est de donner et de recevoir ; je n’ai rien reçu que de vous seuls, qui m’avez envoyé par deux fois, à Thessalonique, de quoi subvenir à mes besoins ».
[333] Coloss., III, 10.
[334] Ps. IV, 2.
Et maintenant il se réjouit de leur retour aux bonnes œuvres ; il se réjouit des nouveaux fruits et de la nouvelle fertilité du champ spirituel. Serait-ce donc dans son intérêt ? car il dit : « Vous avez envoyé à ma détresse ». La source de sa joie serait-elle là ? Non, non ! Et comment le savons-nous ? Lui-même nous l’apprend : « Ce n’est pas le don, c’est le fruit que je cherche[335] ».
[335] Philipp., IV, 16, 17.
J’ai appris de vous, mon Dieu, à distinguer entre le don et le fruit. Le don, c’est l’objet que donne celui qui assiste une indigence, c’est l’argent, la nourriture, le breuvage, le vêtement, l’abri, tout secours enfin ; le fruit, c’est la volonté droite et sincère de celui qui donne. Car le divin Maître ne se borne pas à dire : « Celui qui reçoit un prophète » ; il ajoute : « en qualité de prophète » ; « celui qui reçoit un juste », mais « en qualité de juste, recevront la récompense, l’un du prophète, l’autre du juste ». Il ne dit pas seulement : « Celui qui donnera un verre d’eau au dernier des miens » ; il ajoute « en qualité de mon disciple ; en vérité je vous le dis, celui-là ne perdra point sa récompense[336] ».
[336] Matth., X, 41, 42.
Recueillir un prophète, recueillir un juste, donner au disciple un verre d’eau, voilà le don ; agir ainsi en vue de leur qualité de prophète, de juste et de disciple, voilà le fruit. C’est le fruit que la veuve offrait à Élie, qu’elle savait l’homme de Dieu, et qu’elle nourrissait à ce titre ; et ce n’est que le don qu’il recevait du corbeau dans le désert. Ce don n’était pas la nourriture de l’homme intérieur, mais de l’homme extérieur, qui, seul en Élie, pouvait défaillir faute de cet aliment.
XXVII
Signification des poissons et des baleines.
Je veux dire toute la vérité en votre présence, Seigneur. Quand des hommes d’ignorance et d’infidélité, qui ne peuvent être gagnés à votre service que par l’initiation des sacrements et la grandeur des miracles, ces poissons, ces géants de l’abîme, accueillent vos serviteurs pour nourrir leur faim, pour les soulager dans les besoins de la vie présente, sans connaître quels doivent être la raison et le but suprême de l’aumône et de l’hospitalité, ces infidèles ne donnent et vos enfants ne reçoivent aucune nourriture ; car les uns n’agissent pas dans une volonté droite et sainte, et les autres, ne voyant qu’un don et point de fruit, ne ressentent aucune joie. Or, l’âme ne se nourrit que des objets de sa joie. Et voilà pourquoi ces poissons et ces baleines ne sauraient vivre des productions qui ne naissent que d’une terre séparée des eaux de l’abîme et purifiée de leur amertume.
XXVIII
Pourquoi Dieu dit que ses œuvres étaient très bonnes.
Et à la vue de toutes vos œuvres, ô Dieu, vous les avez dites très bonnes. Nous les voyons aussi, et nous les trouvons très bonnes. A chacun de vos ouvrages, en particulier, aussitôt que vous eûtes dit : Qu’il soit ! et aussitôt il fut, vous l’avez vu, et vous l’avez trouvé bon. J’ai compté sept fois écrit que vous aviez trouvé bonne l’œuvre qui sortait de vos mains ; et, la huitième fois, à l’aspect de tous vos ouvrages, vous les avez trouvés, non-seulement bons, mais très bons dans leur ensemble. Chaque partie, prise isolément, n’est que bonne ; mais l’ensemble est très bon. Et la beauté de tout objet sensible rend témoignage à votre parole. Un corps, dans l’harmonieuse beauté de tous ses membres, est beaucoup plus beau que chacun de ces membres, dont la beauté particulière concourt à la beauté de l’ensemble.
XXIX
Comment Dieu a vu huit fois que ses œuvres étaient bonnes.
Et j’ai recherché avec attention s’il est vrai que vous eussiez vu sept ou huit fois que vos œuvres étaient bonnes (car elles vous plaisaient) ; et je n’ai pu découvrir, dans votre vue divine, aucun temps qui me fît comprendre comment vous avez vu vos œuvres à tant de reprises. Et je me suis écrié : Seigneur, votre Écriture n’est-elle pas véritable, dictée par vous qui l’êtes, qui êtes la vérité même ? Pourquoi donc me dites-vous que le temps n’est pas dans votre vue ? Et voilà votre Écriture qui me raconte l’approbation que vous avez donnée, jour par jour, à l’œuvre de vos mains. Et j’ai compté combien de fois, et j’en ai trouvé le nombre.
Et comme vous êtes mon Dieu, vous me répondez d’une voix forte, d’une voix qui brise ma surdité intérieure, vous me criez : « O homme, mon Écriture est ma parole. Mais elle parle dans le temps ; et le temps n’atteint pas jusqu’à mon Verbe, qui demeure avec moi dans mon éternité. Ce que tu vois dans mon esprit, c’est moi qui le vois ; et ce que tu dis par mon esprit, c’est moi qui le dis ; mais tu vois dans le temps, et ce n’est pas dans le temps que je vois ; tu parles dans le temps, et ce n’est pas dans le temps que je parle ».
XXX
Rêveries manichéennes.
J’entends, mon Dieu : votre vérité a laissé tomber sur mon âme une goutte de douceur infinie, et j’ai compris qu’il est des hommes à qui vos œuvres déplaisent. Ils disent que la nécessité en a tiré plusieurs de vos mains, comme la mécanique des cieux et la disposition des astres, dont l’être émane, non de votre puissance créatrice, mais d’une matière préexistante, procédant d’ailleurs, et que vous avez rassemblée, resserrée, reliée, pour en bâtir ces remparts du monde, trophée de votre victoire sur vos ennemis, forteresse élevée contre toute révolte à venir.
Ils prétendent encore qu’il en est d’autres qui ne vous doivent ni leur être, ni leur composition, comme les corps de chair, les insectes, et tout ce qui tient à la terre par racines ; ils y voient l’ouvrage d’une puissance ennemie, esprit que vous n’avez point créé, nature malfaisante en lutte contre vous, qui produit et qui forme tous ces êtres dans les plus basses régions de ce monde. Insensés ! ils ne parlent ainsi que faute de voir vos œuvres par votre Esprit, et de vous reconnaître dans vos œuvres.
XXXI
Le fidèle voit par l’esprit de Dieu, et Dieu voit en lui
que ses œuvres sont bonnes.
Mais nous, qui les voyons par votre esprit, les voyons-nous ? Et n’est-ce pas plutôt vous-même qui les voyez en nous ? Si donc nous les voyons bonnes, c’est vous qui les voyez bonnes. Dans tout ce qui nous plaît à cause de vous, c’est vous qui nous plaisez et tout ce qui nous plaît par votre esprit vous plaît en nous. « Quel homme, en effet, connaît ce qui est de l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui » ? « Et l’esprit de Dieu connaît seul ce qui est de Dieu ». « Aussi, dit l’Apôtre, nous n’avons pas reçu l’esprit du monde, mais l’esprit qui vient de Dieu, afin de connaître les dons de Dieu[337] ». Et cette parole m’autorise, et je dis : Non, personne ne sait ce qui est de Dieu, que l’esprit de Dieu.
[337] I Cor., II, 11, 12.
Comment savons-nous donc nous-mêmes ce que Dieu nous a donné ? Mais j’entends la réponse : si nous ne le savons que par son esprit, qui le sait, sinon le seul esprit de Dieu ? Il est dit, en vérité, à ceux qui parlent par l’esprit de Dieu : « Ce n’est pas vous qui parlez[338] » ; et l’on peut dire, en vérité, à ceux qui connaissent par l’esprit de Dieu : « Ce n’est pas vous qui connaissez » ; et l’on peut encore dire, en vérité, à ceux qui voient par l’esprit de Dieu : « Ce n’est pas vous qui voyez ». Ainsi, quand nous voyons par l’esprit de Dieu qu’une chose est bonne, ce n’est pas nous, c’est Dieu qui la voit bonne.
[338] Matth., X, 20.
Et l’un tient pour mauvais ce qui est bon, suivant la doctrine de ces insensés ; et l’autre en reconnaît la bonté, mais il est de ceux qui ne savent point vous aimer dans vos créatures, dont ils préfèrent la jouissance à la vôtre. Celui-ci juge bonne l’œuvre bonne ; et c’est Dieu même qui voit en lui ; et il aime Dieu dans son œuvre, amour qui ne saurait naître sans le don de l’esprit : « car l’amour se répand dans nos cœurs par l’Esprit saint qui nous est donné[339] » : esprit par qui nous voyons que tout être, quel qu’il soit, est bon, parce qu’il procède de celui qui n’est pas seulement un être, mais l’être lui-même.
[339] Rom., V, 5.
XXXII
Vue de la création.
Seigneur, grâces vous soient rendues ! Nous voyons le ciel et la terre, c’est-à-dire les régions supérieures et inférieures du monde des esprits et celui des corps : et pour l’embellissement des parties qui forment l’ensemble ou de l’univers visible, ou de l’universalité des êtres, nous voyons la lumière créée et séparée des ténèbres. Nous voyons le firmament du ciel, soit ce premier corps du monde, élevé entre la sublimité des eaux spirituelles et l’infériorité des eaux corporelles, soit ces espaces de l’air, ce ciel où les oiseaux volent entre les eaux que les vapeurs condensent au-dessus d’eux-mêmes et qui retombent en rosées sereines, et les eaux plus lourdes, qui coulent sur la terre.
Nous voyons, par les plaines de la mer, la beauté de ces masses d’eaux attroupées ; et nous voyons la terre, d’abord dans sa nudité, puis recevant avec la forme, l’ordre, la beauté et la force végétative. Nous voyons les astres briller sur nos têtes, le soleil suffire seul au jour, la lune et les étoiles consoler la nuit ; notes radieuses de l’harmonie des temps. Nous voyons ces humides immensités se peupler de poissons, de monstres énormes, d’oiseaux divers : car l’évaporation de l’eau donne au corps de l’air cette consistance qui soutient leur vol.
Nous voyons la face de la terre ornée de ces races variées d’animaux, et l’homme créé à votre image, investi d’autorité sur eux par cette divine ressemblance, par le privilège de l’intelligence et de la raison. Et comme il est, dans son âme, un conseil dominant et une obéissance soumise, ainsi, dans notre nature corporelle, la femme est créée pour l’homme, quoique également admise au don de la raison, et son sexe l’assujettit à l’homme, comme la puissance active et passionnée, soumise à l’esprit, conçoit de l’esprit le règlement de ses actions : voilà ce que nous voyons ; chacune de ces œuvres est bonne, et leur ensemble est très bon.
XXXIII
Dieu a créé le monde d’une matière créée par lui au même temps.
Que vos œuvres vous louent, afin que nous vous aimions ; et que nous vous aimions, afin que vos œuvres vous louent ; ces œuvres qui ont, dans le temps, leur commencement et leur fin, leur lever et leur coucher, leur progrès et leur déclin, leur beauté et leur défaillance ! Elles ont donc leur régulière vicissitude de matin et de soir, dans une évidence plus ou moins manifeste. Car elles sont toutes votre création, tirées du néant, et non pas de vous-même ; non pas d’une autre substance, étrangère, antérieure à vous, mais d’une manière créée par vous, dans le même temps, et que vous avez fait passer, sans succession, de l’informité à la forme.
Ainsi, quelle que soit la différence entre la matière du ciel et de la terre, entre la beauté du ciel et de la terre, c’est du néant que vous avez créé la matière, c’est de cette matière informe que vous avez formé la beauté du monde, et néanmoins la création de la forme a suivi celle de la matière immédiatement et sans intervalle.
XXXIV
Sens mystique de la création.
Et j’ai médité sur le sens que vous avez voulu figurer par l’ordre de vos œuvres, et par l’ordre du récit inspiré de leur création ; et j’ai vu qu’elles sont bonnes en particulier, très bonnes dans leur ensemble ; et dans votre Verbe, votre Fils unique, je vois le ciel et la terre, le chef et le corps de l’Église, prédestinés avant le temps, avant la naissance du matin et du soir. Et dès que vous avez commencé d’exécuter dans les temps les conceptions de votre éternité, afin de dévoiler vos secrets, de rendre l’ordre au chaos d’iniquités qui pesait sur nous et nous entraînait loin de vous dans l’abîme des ténèbres, où votre Esprit saint planait, pour nous secourir au temps marqué, vous avez justifié les impies ; vous les avez séparés des pécheurs ; vous avez établi votre Écriture, comme un firmament, entre l’autorité où vous élevez les eaux supérieures et la soumission à cette autorité que vous imposez aux inférieures ; et vous avez réuni comme un troupeau la coupable unanimité des volontés infidèles, pour faire briller les saintes affections des fidèles qui devaient produire en votre nom des fruits de miséricorde, distribuant aux pauvres les biens de la terre pour gagner le ciel.
Et vous avez allumé dans ce firmament des astres intelligents, dépositaire du Verbe de la vie éternelle, vos saints serviteurs, comblés des dons spirituels, investis d’une autorité sublime ; et puis, ces sacrements, ces miracles visibles, ces paroles consacrées, signes célestes du firmament de votre Écriture, qui appellent vos bénédictions sur les fidèles eux-mêmes ; toutes ces œuvres, instruments de la conversion des races infidèles, c’est à l’aide de la matière que vous les avez opérées ; et vous avez formé l’âme vivante de vos fidèles par la vertu de ces facultés aimantes, soumises au sévère règlement de la continence.
Et cette âme raisonnable, désormais soumise à vous seul, assez libre pour se passer du secours et de l’autorité de tout exemple humain, vous l’avez renouvelée à votre image et ressemblance ; et vous avez soumis la femme à l’homme, l’activité raisonnable à cette puissante raison de l’esprit ; et comme vos ministres sont toujours nécessaires aux fidèles en cette vie pour les amener à la perfection, vous avez voulu que les fidèles leur payassent, dans le temps, un tribut charitable, dont l’éternité soldera l’intérêt. Et nous voyons toutes ces œuvres, et nous les voyons très bonnes, ou plutôt, vous les voyez en nous, puisque votre grâce a répandu sur nous l’esprit qui nous donne la force de les voir et de vous aimer en elles.
XXXV
« Seigneur, donnez-nous votre paix ! »
Source de tous nos biens, Seigneur mon Dieu, donnez-nous votre paix ! la paix de votre repos, la paix de votre sabbat, la paix sans déclin ! Car cet ordre admirable, et cette belle harmonie de tant de créatures excellentes, passeront le jour où leur destination sera remplie. Ils auront leur soir, comme ils ont eu leur matin.
XXXVI
Le septième jour n’a pas eu de soir.
Or, le septième jour est sans soir et sans coucher, parce que vous l’avez sanctifié, pour qu’il demeure éternellement. Et le repos que vous prenez après l’œuvre admirable de votre repos nous fait entendre, par l’oracle de votre sainte Écriture, que nous aussi, après l’accomplissement de notre œuvre, dont votre grâce fait la bonté, nous devons nous reposer dans le sabbat de la vie éternelle !
XXXVII
Comment Dieu se repose en nous.
Alors votre repos en nous sera comme aujourd’hui votre opération en nous. Et notre repos sera le vôtre, comme aujourd’hui nos œuvres sont les vôtres ; car vous, Seigneur, vous êtes à la fois le mouvement et le repos éternel. Votre vue, votre action, votre repos ne connaissent pas le temps ; et cependant vous faites notre vue dans le temps, vous faites le temps, et le repos qui nous sort du temps.
XXXVIII
Différence entre la connaissance de Dieu et celle des hommes.
Nous voyons donc toutes vos créatures, parce qu’elles sont ; et au rebours, elles sont, parce que vous les voyez. Et nous voyons, au dehors, qu’elles sont ; intérieurement, qu’elles sont bonnes. Mais vous, vous les voyez faites, là où vous les avez vues à faire. Aujourd’hui, nous sommes portés à faire le bien que notre cœur a conçu par votre esprit ; hier, loin de vous, le mal nous entraînait. Mais vous, ô Dieu, l’unique et souveraine bonté, jamais vous n’avez cessé de faire le bien. L’œuvre que votre grâce accomplit en nous n’est pas éternelle ; elle nous donne l’espoir de l’éternel repos dans la gloire de votre sanctification. Mais vous, le seul bien qui n’a besoin de nul autre, vous ne sortez jamais de votre repos ; votre repos, c’est vous-même.
Et l’homme peut-il donner à l’homme l’intelligence de ces mystères de gloire, l’ange à l’ange, ou l’ange à l’homme ? Non ; c’est à vous qu’il faut demander, c’est en vous qu’il faut chercher, c’est à vous-même qu’il faut frapper ; ainsi, ainsi l’on reçoit, ainsi l’on trouve, ainsi l’on entre.
Ainsi soit-il.