← Retour

Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau

16px
100%

XXXVII
Disposition de son âme touchant le blâme et la louange.

Voilà les tentations dont nous sommes assaillis, Seigneur, chaque jour, sans relâche. Chaque jour la langue humaine est la fournaise de notre épreuve. C’est encore ici que vous nous commandez la continence. Donnez-moi ce que vous m’ordonnez ; ordonnez-moi ce qu’il vous plaît. Vous savez ici les gémissements que mon cœur exhale, et les torrents de larmes que roulent mes yeux. Inhabile à discerner jusqu’à quel point je suis allégé de ce fardeau de corruption, je tremble pour mes maux secrets, connus de votre regard, et que le mien ignore.

Les autres tentations me laissent toujours quelque moyen de m’examiner, celle-ci presque jamais ; car pour les voluptés charnelles, pour les convoitises de la vaine science, je vois l’empire que j’ai gagné sur mon esprit, par la privation volontaire ou l’absence de ces impressions. Et je m’interroge alors, en mesurant le degré de vide que j’éprouve. Quant à la richesse, que l’on ne poursuit que pour satisfaire l’une de ces trois concupiscences ou toutes ensemble, l’esprit se trouve-t-il dans l’impossibilité de deviner s’il la méprise en la possédant, qu’il la congédie pour s’éprouver.

Est-ce à dire que, pour nous assurer de notre force à supporter le jeûne de la louange, il faille vivre mal, et en venir à un tel cynisme, que personne ne puisse nous connaître sans horreur ? Qui pourrait penser ou dire pareille extravagance ? Que si la louange est la compagne ordinaire et obligée d’une vie exemplaire et des bonnes œuvres, il ne faut pas plus renoncer à la vertu qu’à son cortège. Mais ce n’est que la privation seule qui me donne la mesure de mon impatience ou de ma résignation.

Que vais-je donc ici vous confesser, Seigneur ? Eh bien ! je vous dirai que je me plais à la louange, mais encore plus à la vérité qu’à la louange. Car s’il m’était donné de choisir la louange des hommes pour salaire d’erreur ou de démence, ou leur blâme pour prix de mon inébranlable attachement à la vérité, mon choix ne serait pas douteux.

Je voudrais bien, toutefois, que le suffrage des lèvres d’autrui n’ajoutât rien à la joie que je ressens de ce peu de bien qui est en moi. Mais, je l’avoue, le bon témoignage l’augmente et le blâme la diminue. Et quand cette affliction d’esprit me trouble, il me vient une excuse ; ce qu’elle vaut, vous le savez, mon Dieu ; pour moi, elle me laisse dans le doute. Or, vous ne nous avez pas seulement ordonné la continence qui enseigne ce dont notre amour doit s’abstenir, mais encore la justice qui lui montre où il se doit diriger ; et vous nous commandez d’unir à votre amour celui du prochain. Il me semble donc que c’est l’avancement de l’un de mes frères que j’aime ou que j’espère, quand je me plais aux louanges intelligentes qu’il donne, et que c’est encore pour lui que je m’afflige quand je l’entends prononcer un blâme ignorant ou injuste.

Quelquefois même je m’attriste des témoignages flatteurs que l’on me rend, soit que l’on approuve en moi ce qui me déplaît de moi-même, soit que l’on estime au delà de leur valeur des avantages secondaires. Eh ! que sais-je ? Ce sentiment ne vient-il pas de ma répugnance aux éloges en désaccord avec l’opinion que j’ai de moi ? Non qu’alors je sois touché de l’intérêt du prochain ; mais c’est que le bien que j’aime en moi m’est encore plus agréable quand je ne suis pas seul à l’aimer. Et, en effet, est-ce donc me louer que de contredire mes sentiments sur moi, en louant ce qui me déplaît, en exaltant des qualités indifférentes ?

Suis-je donc ici un mystère pour moi-même ? Mais ne vois-je pas en vous, ô Vérité, que l’intérêt seul du prochain doit me rendre sensible à la louange ? Est-ce ainsi que je suis ? je l’ignore. Et en cela, je vous connais mieux que moi-même. Oh ! révélez-moi à moi, mon Dieu ; que je signale aux prières de mes frères les secrètes blessures de mon âme.

Encore un retour sur moi : je veux me sonder plus à fond. Si la seule utilité du prochain me fait agréer la louange, d’où vient que le blâme jeté à un autre m’intéresse moins que celui qui me touche ? Pourquoi suis-je plus vivement blessé du trait qui m’atteint, que de celui dont une même injustice frappe un frère en ma présence ? Est-ce encore là un secret qui m’échappe ? Et que n’ai-je déjà pris mon parti de me tromper moi-même, et de trahir devant vous la vérité et de cœur et de bouche !

Éloignez de moi, Seigneur, cette folie, de peur que mes paroles ne soient pour moi « l’huile qui parfume la tête du pécheur[249] » ; « je suis pauvre et dénué[250] », et tout ce que j’ai de mieux, c’est cette déplaisance de moi-même attestée par le gémissement intérieur, et qui ne se lassera de poursuivre votre miséricorde, que vous n’ayez soulagé mes défaillances, en consommant ma régénération dans la paix ignorée de l’œil superbe.

[249] Ps. CXL, 5.

[250] Ps. CVIII, 22.

XXXVIII
Vaine gloire, poison subtil.

Les paroles de notre bouche, nos actions qui se produisent à la connaissance des hommes, amènent la plus dangereuse tentation, cet amour de la louange, qui recrute, au profit de certaine qualité personnelle, des suffrages mendiés, et trouve encore à me séduire par les reproches mêmes que je me fais. Souvent l’homme tire une vanité nouvelle du mépris même de la vaine gloire ; et la vaine gloire rentre en lui par ce mépris dont il se glorifie.

XXXIX
Complaisance en soi-même.

Il est encore en nous un autre ennemi, une tentation de même nature ; cette complaisance en soi qui se repaît de son inanité, se souciant peu de plaire ou déplaire au prochain. Or, celui qui se plaît à lui-même vous déplaît souverainement, soit qu’il prenne en lui pour bien ce qui n’est pas bien, ou qu’il revendique comme son bien propre celui qu’il tient de vous ; soit que, reconnaissant votre don, il l’attribue à ses mérites, ou qu’enfin il confesse votre grâce, mais avec cette joie de l’égoïsme qui envie aux autres les mêmes faveurs. Parmi tant de périls et d’épreuves, vous le voyez, mon cœur tremble ; et votre sollicitude est plus grande à guérir mes blessures, que ma vigilance à n’être pas blessé.

XL
Coup d’œil sur tout ce qu’il a dit.

Dans ce long pèlerinage de ma pensée, où ne m’avez-vous pas accompagné, ô Vérité ! avez-vous cessé de m’enseigner ce qu’il fallait rechercher ou fuir, quand je vous consultais, en vous communiquant les découvertes de l’œil intérieur ? J’ai voyagé hors de moi-même par le sens qui m’ouvre le monde ; j’ai observé la vie de mon corps et l’action de mes sens. Et je suis entré dans les profondeurs de ma mémoire, dans ces nombreuses et immenses retraites, peuplées d’une infinité d’images ; et je les ai considérées avec épouvante ; et j’ai vu que je ne pouvais rien distinguer sans vous, et j’ai reconnu que vous étiez fort différent de tout cela.

Fort différent aussi de moi-même, de moi, qui, dans cette exploration intérieure, cherchais à faire le discernement exact et la juste appréciation de mes découvertes : soit que les réalités me fussent transmises par les sens, soit que, mêlées à ma nature, je les interrogeasse en moi-même ; soit que je m’attachasse au nombre et au signalement de leurs introducteurs, et que, repassant tous ces trésors enfermés dans ma mémoire, ma pensée exhumât les uns et mît les autres en réserve.

Oui, vous êtes fort différent de moi, qui fais cela, et de la puissance intérieure par qui je le fais ; et vous n’êtes pas cette puissance, parce que vous êtes la lumière immuable que je consulte sur l’être, la qualité, la valeur de toutes choses. Ainsi, j’écoutais, et j’écoute souvent vos leçons et vos commandements. Votre voix fait mes délices, et dans ce peu de loisirs que me laisse la nécessité de mes travaux, cette joie sainte est mon asile.

Et dans tous ces objets que je parcours à la clarté de votre lumière, je ne trouve de lieu sûr pour mon âme qu’en vous ; il n’est que vous où mon être épars puisse se rassembler pour y demeurer à jamais tout entier. Et parfois vous me pénétrez d’un sentiment étrange, douceur inconnue, qui, devenant en moi parfaite et durable, serait je ne sais quoi qui ne serait plus cette vie. Mais je retombe sous le poids de ma chaîne, et le torrent m’entraîne, et je suis lié ; et je pleure, et mes larmes ne relâchent pas mes liens. Le fardeau de l’habitude m’emporte au fond. Où je puis être, je ne veux ; où je veux, je ne puis ; double misère.

XLI
Ce qui le rejetait loin de Dieu.

Et j’ai reconnu dans cette triple convoitise la source de mes coupables infirmités, et j’ai demandé mon salut à votre bras. Car j’ai vu votre gloire avec un cœur blessé, et tout ébloui, j’ai dit : Qui peut voir jusque-là ? Et j’étais rejeté loin de la splendeur de vos regards. Vous êtes la Vérité qui préside sur toutes choses. Et mon insatiable avarice ne voulait pas vous perdre ; elle voulait posséder le mensonge avec vous. Ainsi, le menteur ne veut pas que la vérité lui soit inconnue. Je vous avais donc perdu, parce que vous ne souffrez pas qu’on vous possède sans répudier l’héritage du mensonge.

XLII
Égarement des superbes qui ont eu recours aux anges déchus comme médiateurs entre Dieu et les hommes.

Qui trouver capable de me réconcilier avec vous ? Devais-je solliciter les anges ? et par quelles prières ? par quels sacrifices ? Plusieurs, ai-je ouï dire, travaillant pour revenir à vous, et ne le pouvant d’eux-mêmes, ont tenté cette voie, et tombés bientôt dans un désir curieux de visions étranges, ils ont mérité d’être livrés à l’illusion. Superbes, ils vous cherchaient avec tout le faste de la science, le cœur haut et non contrit ; la conformité d’esprit leur a donné pour complices de leur orgueil les puissances de l’air, dont les prestiges les ont égarés lorsqu’ils cherchaient le Médiateur, médecin de leur âme, sans le trouver ; car ils n’avaient devant eux « que le diable transfiguré en ange de lumière[251] » ;

[251] II Cor., XI, 11.

Chair superbe, ce qui l’a séduite, c’est que le séducteur n’était pas revêtu de chair ! Hommes mortels et pécheurs ! Mais vous, Seigneur, dont ils cherchaient la paix avec orgueil, vous êtes indépendant de la mort et du péché. Or, il fallait, au médiateur entre l’homme et Dieu, une ressemblance avec Dieu et une ressemblance avec l’homme. Entièrement semblable à l’homme, il était loin de Dieu ; entièrement semblable à Dieu, il était loin de l’homme ; il n’était plus médiateur. Ainsi ce faux médiateur, à qui votre justice secrète permet de séduire l’orgueil, a quelque chose de commun avec l’homme, c’est le péché ; et il prétend à quelque chose de commun avec Dieu : libre du vêtement charnel de la mortalité, il se donne pour immortel. Mais, comme la mort est la solde du péché, il entre, par la communauté du péché, dans la communauté de la mort.

XLIII
Jésus-christ seul médiateur.

Mais le Médiateur de vérité, que le secret de votre miséricorde a fait connaître aux humbles, et que vous avez envoyé pour leur enseigner, par son exemple, l’humilité même, ce Médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme, est apparu entre les pécheurs mortels et le Juste immortel, mortel avec les hommes, Juste avec Dieu ; et comme la vie et la paix sont la solde de la justice, par la justice qui l’unit à Dieu, il est venu ruiner dans les impies justifiés la mort dont il voulut être comme eux tributaire. C’est lui qui a été montré de loin aux saints des anciens jours, pour qu’ils fussent sauvés par la foi au sang qu’il devait répandre, comme nous le sommes par la foi en son sang répandu. Car ce n’est qu’en sa qualité d’homme qu’il est médiateur ; en tant que Verbe, il n’est plus MOYEN, il est ÉGAL à Dieu, Dieu en Dieu, et avec le Saint-Esprit un seul Dieu.

Oh ! de quel amour nous avez-vous donc aimés, Père infiniment bon ! Vous n’épargnez pas votre Fils unique, « vous le livrez pour nous, pécheurs que nous sommes », de quel amour nous avez-vous donc aimés ! Pour nous, « Celui qui n’a point regardé comme une usurpation d’être égal à vous, s’est rendu obéissant jusqu’à la mort de la croix, lui seul libre entre les morts, ayant la puissance de quitter son âme et la puissance de la reprendre » ; pour nous, en votre nom, vainqueur et victime, et vainqueur parce qu’il est victime ; pour nous, en votre nom, sacrificateur et sacrifice, et sacrificateur parce qu’il est sacrifice ; lui qui, d’esclaves, nous fait vos enfants, parce qu’il est votre Fils et pour nous esclave. Oh ! c’est avec justice que sur lui repose cette ferme espérance que « vous guérirez toutes mes langueurs », par lui qui est assis à votre droite, « et sans cesse y intercède pour nous[252] » ; autrement je tomberais dans le désespoir ; car nombreuses et grandes sont mes infirmités, nombreuses et grandes ! mais plus grande encore est la vertu de vos remèdes.

[252] Rom., VIII, 32 ; Philipp., II, 6 ; Ps. LXXXVII, 6, 8 ; Joan., X, 18 ; Rom., VIII, 34.

Nous eussions pu croire votre Verbe trop éloigné de l’alliance de l’homme, et désespérer de nous s’il ne s’était fait chair, s’il n’eût demeuré parmi nous. Plié sous la crainte de mes péchés et le fardeau de ma misère, j’avais délibéré dans mon cœur et presque résolu de fuir au désert ; mais vous m’en avez empêché, me rassurant par cette parole : « Le Christ est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus à eux-mêmes, mais à celui qui est mort pour eux[253] ».

[253] I Cor., V, 15.

Eh bien ! Seigneur, je jette tous mes soucis en votre sein, pour vivre, pour goûter les merveilles de votre loi. Vous savez mon ignorance et ma faiblesse ; enseignez-moi, guérissez-moi. Ce Fils unique « en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science, m’a racheté de son sang[254] » ; loin de moi les calomnies des superbes. Je médite ma rançon, et je la mange, et je la bois, et je la distribue ; pauvre encore, je désire en être rassasié avec ceux qui la mangent et en sont rassasiés ; qui louent le Seigneur parce qu’ils le cherchent[255] ».

[254] Coloss., II, 3.

[255] Ps. XXI, 27.

Chargement de la publicité...