Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau
LIVRE TREIZIÈME
Toute créature tient l’être de la pure bonté de Dieu. Il découvre dans les premières paroles de la Genèse et la Trinité de Dieu et la propriété de la personne du Saint-Esprit. Image de la Trinité dans l’Homme. Dieu procède dans l’institution de l’Église comme dans la création du monde. Sens mystique de la création.
I
Invocation. Gratuite munificence de Dieu.
Je vous invoque, ô mon Créateur, mon Dieu et ma miséricorde, qui avez gardé mon souvenir quand j’avais perdu le vôtre. Je vous appelle dans mon âme, et vous la préparez à vous recevoir en lui inspirant ce vif désir de votre possession. Oh ! répondez aujourd’hui à cet appel que vous avez devancé, quand vos cris réitérés, venant de si loin à mon oreille, me pressaient de me retourner et d’appeler à moi celui qui m’appelait à lui. Seigneur, vous avez effacé tous mes péchés, afin de n’avoir point à solder les œuvres de mon infidélité, et vous avez prévenu mes œuvres méritantes, afin de me rendre selon le bien opéré en moi par vos mains, dont je suis l’ouvrage. Car vous étiez avant que je fusse, et je n’étais rien à qui vous pussiez donner d’être ; et me voilà, toutefois. Je suis par votre bonté qui a devancé tout ce que vous m’avez donné d’être, tout ce dont vous m’avez fait. Vous n’aviez pas besoin de moi, et je ne suis pas tel que ce peu de bien que je suis vous seconde, mon Seigneur et mon Dieu ; que mes services vous soulagent, comme si vous vous lassiez en agissant ; que votre puissance souffrît de l’absence de mon hommage ; que vous réclamiez mon culte, comme la terre réclame ma culture, sous peine de stérilité ; mais vous voulez mes soins, vous voulez mon culte, afin que je trouve en vous le bien de mon être ; car vous m’avez donné l’être qui me rend capable de ce bien.
II
Toute créature tient l’être de la pure bonté de Dieu.
C’est de la plénitude de votre bonté que vos créatures ont reçu l’être ; vous avez voulu qu’un bien fût qui ne pût procéder que de vous, inutile, inégal à vous-même. Étiez-vous donc redevable au ciel, à la terre, que vous avez créés dans le principe ? Je le demande à ces créatures spirituelles et corporelles que vous avez formées dans votre sagesse, leur étiez-vous redevable de cet être, même imparfait, même informe, dans l’ordre spirituel ou corporel, être tendant au désordre et à l’éloignement de votre ressemblance ? L’être spirituel, fût-il informe, est supérieur au corps formé ; et cet être corporel, fût-il informe, est supérieur au néant ; et tous deux demeureraient comme une esquisse informe de votre Verbe, si ce même Verbe ne les eût rappelés à votre unité, en leur donnant la forme, et cette excellence qu’elles tiennent de votre souveraine bonté. Leur étiez-vous redevable de cette informité même, où elles ne pouvaient être que par vous ?
Étiez-vous redevable à la matière corporelle de l’être, même invisible et sans ordre ? car elle n’eût pas même été cela, si vous ne l’eussiez faite ; et n’étant pas, comment pouvait-elle mériter de vous son être ? Et cette ébauche de créature spirituelle, lui étiez-vous redevable de cet être même ténébreux et flottant, semblable à l’abîme, dissemblable à vous, où elle serait encore si votre Verbe ne l’eût ramenée à son principe, et en l’illuminant ne l’eût faite lumière, non pas égale, mais conforme à votre égalité formelle. Pour un corps, être et être beau, n’est pas tout un ; autrement tous seraient beaux ; ainsi, pour l’esprit créé, ce n’est pas tout un que de vivre, et de vivre sage ; autrement il serait immuable dans sa sagesse. Mais il lui est bon de s’attacher toujours à vous, de peur que, abandonné de la lumière dont il se retire, il ne retombe dans cette vie de ténèbres, semblable à l’abîme. Et nous aussi, créatures spirituelles par notre âme, autrefois loin de vous, notre lumière, « n’avons-nous pas été ténèbres en cette vie[292] », et ne luttons-nous pas encore contre les dernières obscurités de cette nuit jusqu’au jour où « nous serons justice dans votre Fils, élevés à la hauteur des montagnes saintes, après avoir été une profondeur d’abîme sondée par vos jugements[293] » ?
[292] Ephes., V, 7.
[293] Ps. XXXV, 6.
III
Tout procède de la grâce de Dieu.
Quant à ces paroles que vous dites au début de la création[294] : « Que la lumière soit, et la lumière fut », je les applique sans inconvénient à la créature spirituelle, parce qu’elle était déjà vie, pour recevoir votre lumière. Mais si elle n’avait pas mérité de vous cette vie capable de votre lumière, avait-elle mérité davantage le don que vous lui en avez fait ? Car son informité n’eût pu vous plaire, si elle ne fût devenue lumière, non par nature, mais par l’intuition de votre lumière illuminante, par son union avec elle, afin que ces préludes de vie et cette béatitude de vie, elle ne les dût qu’à votre grâce, qui la tourne, par un heureux changement, vers ce qui est également incapable de pis et de mieux, vers vous, seul être simple, pour qui vivre c’est vivre heureux, parce que vous êtes à vous-même votre béatitude.
[294] Gen., I, 16.
IV
Dieu n’avait pas besoin des créatures.
Que manquerait-il donc à votre félicité essentielle, quand toutes ces créatures demeureraient encore dans le néant ou l’informité ? Aviez-vous besoin d’elles ? et n’est-ce point par la plénitude de votre bonté que vous les avez faites ? Et votre joie était-elle intéressée au complément de leur être ? Loin que vous soyez imparfait, pour attendre votre perfection de la leur, parfait comme vous l’êtes, leur imperfection vous déplaît, et vous les perfectionnez pour qu’elles vous plaisent. Car votre Esprit saint était porté au-dessus des eaux, et non par les eaux, comme s’il se fût reposé sur elles, lui qui fait reposer en soi ceux en qui l’on dit « qu’il repose ». Mais c’est votre volonté incorruptible, immuable, se suffisant à elle-même, qui était portée au-dessus de cette vie, votre création, en qui la vie et la béatitude ne sont pas même chose, puisqu’elle ne laisse pas de vivre dans la fluctuation de ses ténèbres, et qu’il lui faut se tourner vers son auteur, puiser de plus en plus la vie à la source de la vie, voir la lumière dans sa lumière, et en recevoir perfection, gloire, béatitude.
V
De la trinité.
Et maintenant m’apparaît comme en énigme votre Trinité, mon Dieu. C’est dans le Principe votre sagesse, ô Père ! née de vous, égale et coéternelle à vous, c’est dans votre Fils que vous avez fait le ciel et la terre. Et que n’ai-je pas dit sur le ciel du ciel, sur la terre invisible et sans forme, sur cet abîme de ténèbres, qui serait livré à toutes les tourmentes de l’informité spirituelle, si son être ne se fût fixé devant celui qui l’avait fait vivre, et dont la lumière allait répandre sur cette vie la forme et la beauté, pour qu’elle devînt ce ciel du ciel, créé depuis, et résidant entre les eaux ? Et déjà, par ce nom de Dieu, j’atteignais le Père, qui a tout fait ; par celui de Principe, le Fils en qui il a tout fait ; et, dans ma ferme croyance que mon Dieu est une Trinité, je consultais les paroles saintes, qui me répondent : « Et l’Esprit était porté au-dessus des eaux[295] ». Et voilà mon Dieu-Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, seul Dieu, Créateur de toutes les créatures.
[295] Gen., I, 2.
VI
Comment l’esprit de Dieu était porté au-dessus des eaux.
Mais, ô lumière de vérité, je place près de vous ce cœur qui ne m’enseignerait que vanités ; dissipez ses ténèbres, et dites-moi, je vous en conjure par votre charité, notre mère ; dites-moi, je vous en supplie, pourquoi n’est-ce qu’après avoir nommé le ciel et la terre, invisible et sans forme, et les ténèbres répandues sur l’abîme, que votre Écriture nomme l’Esprit-Saint ? Était-il donc nécessaire, pour nous en suggérer la connaissance, de le représenter comme « porté au-dessus », en désignant d’abord au-dessus de quoi ? Ce n’était ni au-dessus du Père, ni au-dessus du Fils, ni sans doute au-dessus de rien. Il fallait donc indiquer d’abord au-dessus de quoi il était porté, lui dont il était impossible de parler, sans le dire « porté ». Mais pourquoi ?
VII
Effets du saint-esprit.
Et maintenant, suive qui pourra de l’esprit le vol de l’apôtre dans cette parole sublime : « La charité se répand dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous est donné[296] », soit qu’il nous enseigne les voies spirituelles et les voies suréminentes de l’amour, soit qu’il fléchisse le genou devant vous, pour nous obtenir la grâce d’être initiés « à la science suréminente de la charité du Christ[297] ». Et voilà pourquoi, suréminent dès le principe, il paraissait au-dessus des eaux.
[296] Rom., V, 5.
[297] Ephes., III, 14, 19.
Mais à qui parler ? mais comment parler de ce poids de concupiscence qui gravite vers l’abîme, et de l’attraction sublime de la charité par la vertu de votre Esprit, qui « planait sur les eaux » ? Quel sera mon auditeur ? quelle sera ma parole ? On plonge, on surnage ; et il n’y a là ni fond, ni rive. Quelle similitude plus dissemblable ? Ce sont nos affections, ce sont nos amours, c’est l’impureté de notre esprit que précipite le poids de la terre ; et c’est la sainteté de votre Esprit qui nous soulève vers le ciel, par l’amour de la paix éternelle, afin que nos cœurs s’élèvent en haut jusqu’à vous, où réside l’Esprit qui plane sur les eaux, et que notre âme, après la traversée de ces eaux mobiles de la vie, aborde à la suréminence du repos.
VIII
L’union avec Dieu, unique félicité des êtres intelligents.
L’esprit de l’ange, l’âme de l’homme se sont dissipés dans leur chute comme l’eau qui s’écoule, et ils ont signalé l’abîme ténébreux où serait ensevelie toute créature spirituelle, si vous n’eussiez dit au commencement : Que la lumière soit ! ralliant à vous l’obéissance des esprits habitants de la cité céleste, pour assurer leur paix au sein de votre Esprit qui demeure immuable au-dessus de tout ce qui change. Autrement, ce ciel du ciel ne serait, par lui-même, qu’abîme et ténèbres ; « et maintenant il est lumière dans le Seigneur[298] ». Et, en vérité, cette inquiétude malheureuse des intelligences déchues de votre lumière, leur splendide vêtement, et réduites aux haillons de leurs ténèbres, parle assez haut ; témoin éloquent de l’excellence où vous avez élevé cette créature raisonnable, qui ne saurait se suffire ; car il ne lui faut rien moins que vous-même pour qu’elle ait sa béatitude et son repos. « Vous êtes, ô mon Dieu, la lumière de nos ténèbres, notre robe de gloire ; et notre nuit rayonne comme le jour à son midi[299] ».
[298] Ephes., V, 8.
[299] Ps. CXXXVIII, 12.
Oh ! donnez-vous à moi, mon Dieu ! rendez-vous à moi ! Je vous aime ; et si mon amour est encore trop faible, rendez-le plus fort. Je ne saurais mesurer ce qu’il manque à mon amour ; et combien il est au-dessous du degré qu’il doit atteindre, pour que ma vie se précipite dans vos embrassements, et ne s’en détache point qu’elle n’ait disparu tout entière dans les plus secrètes clartés de votre visage. Tout ce que je sais, c’est que partout ailleurs qu’en vous, hors de moi, comme en moi, je ne trouve que malaise, et toute richesse qui n’est pas mon Dieu n’est pour moi qu’indigence.
IX
Pourquoi il est dit, seulement du Saint-Esprit, qu’il était porté
sur les eaux.
Mais le Père, mais le Fils, n’étaient-ils pas portés au-dessus des eaux ? Si l’on se fait une idée de corps et d’espace, ces paroles ne conviennent plus même au Saint-Esprit. Si l’on y voit l’immuable suréminence de la divinité qui demeure au-dessus de tout ce qui change, le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit étaient ensemble portés sur les eaux. Pourquoi donc l’Écriture ne parle-t-elle que de votre Esprit ? pourquoi parle-t-elle de lui seul, comme s’il y avait un lieu là où le lieu n’est pas ? Est-ce parce qu’il est encore dit de lui seul qu’il est votre don ? Le don où nous jouissons du repos, où nous jouissons de vous-même : repos des âmes, lieu des esprits ?
C’est là où nous élève l’amour ; « et votre divin Esprit retire notre humilité des portes de la mort ; et notre paix est dans notre bonne volonté[300] ». Le corps tend à son lieu par son poids ; et ce poids ne tend pas seulement en bas, mais au lieu qui lui est propre. La pierre tombe ; le feu s’élance ; l’un et l’autre gravite suivant son poids, et suivant son centre. L’huile versée dans l’eau monte au-dessus de l’eau ; l’eau versée dans l’huile descend au-dessous de l’huile ; l’un et l’autre suit son poids, et cherche son centre. Hors de l’ordre, trouble ; dans l’ordre, repos. Mon poids, c’est mon amour ; où que je tende, c’est lui qui m’emporte. C’est votre don, c’est votre Esprit qui allume, qui volatilise notre cœur. Il nous embrase et nous enlève. Nous montons à l’échelle de l’âme, en chantant le cantique des degrés. C’est le feu de l’amour, c’est votre feu divin qui nous consume et nous ravit au centre de la paix, au sein de Jérusalem ; et je trouve ma joie dans cette heureuse promesse : « Nous irons à la maison du Seigneur[301] ». Et c’est la bonne volonté qui nous y fait une place ; et nous n’avons plus rien à vouloir, « que cette demeure éternelle[302] » ?
[300] Ps. IX, 15 ; Luc, II, 14.
[301] Ps. CXXI, 1.
[302] Ps. XXVI, 4.
X
Bonheur des pures intelligences.
O béatitude de la créature qui n’a jamais connu d’autre état que cette félicité, où elle ne se fût jamais élevée d’elle-même, si, à l’instant immédiat de sa création, votre Esprit d’Amour, porté sur toutes choses muables, ne l’eût exaltée à l’appel de votre voix : « Que la lumière soit ! et elle fut ». En nous, il y a distinction de temps : « temps où nous sommes ténèbres ; temps où nous devenons lumière ». Mais, en parlant de ces pures intelligences, l’Écriture ne fait qu’indiquer ce qu’elles eussent été sans l’illumination divine ; et elle les suppose à l’état de fluctuation ténébreuse, pour nous signaler la cause de leur gloire « surnaturelle » : c’est-à-dire leur union lumineuse avec la lumière sans ombre et sans défaillance. Entende qui peut ; qui ne peut, vous invoque ! — Car, enfin, que me veut-on ? Suis-je la lumière qui éclaire tout homme venant au monde ?
XI
Image de la Trinité dans l’homme.
Où est l’homme qui comprend la toute-puissante Trinité ? où est l’homme qui n’en parle ? et peut-on dire qu’il en parle ? Bien rare est l’intelligence qui en parle avec la science de sa parole. Et l’on conteste, et l’on dispute ; et c’est un mystère qui demeure voilé aux âmes où la paix n’est pas. Je voudrais que les hommes observassent en eux-mêmes un triple phénomène ; similitude infiniment différente de la Trinité sainte, mais que j’offre à leur méditation, pour leur faire sentir et reconnaître l’infini de la distance. Ce triple phénomène, le voici : être, connaître, vouloir : car je suis, je connais, je veux : je suis celui qui connaît et qui veut. Je connaît que je suis et que je veux, et je veux être et connaître.
Comprenne qui pourra combien notre âme est inséparable de ces trois phénomènes, qui tous trois ne font qu’une même vie, qu’une même raison, qu’une même essence, inséparablement distinctes. Homme, te voilà en présence de toi-même ; regarde en toi ; vois, et réponds-moi !
Et si tu trouves quelque lueur dans ces mystères de ton être, ne crois pas en avoir pénétré plus avant dans les mystères de l’Être immuable au-dessus de tout, immuable dans son être, immuable dans sa connaissance, immuable dans sa volonté : car est-ce à cause de cette triplicité que Dieu est Trinité, ou cette triplicité réside-t-elle en chaque personne divine, chacune étant unité trinaire ; ou bien, dans le cercle incompréhensible, infini, d’une simplicité multiple, est-il unité féconde, principe, connaissance et fin de soi-même, qui se suffit immuablement ? Quel esprit aurait la force de dégager cette terrible inconnue ? Quelle parole, quel sentiment seraient exempts de témérité !
XII
Dieu procède en l’institution de l’Église comme dans la création
du monde.
Poursuis ta confession, ô ma foi ; dis au Seigneur, ton Dieu : Saint, saint, saint ! ô mon Seigneur ! ô mon Dieu ! C’est en votre nom que nous sommes baptisés, Père, Fils et Saint-Esprit ! c’est en votre nom que nous baptisons, Père, Fils et Saint-Esprit ! Car Dieu a fait en nous, par son Christ, un nouveau ciel, une nouvelle terre : c’est-à-dire les membres spirituels et les membres charnels de son Église ; et notre terre, avant que la « doctrine sainte ne l’eût douée de sa forme », était invisible aussi ; elle était informe et couverte des ténèbres de l’ignorance, « parce que vous avez châtié l’iniquité de l’homme », — « dans le profond abîme de vos jugements[303] » !
[303] Ps. XXXVIII, 12 ; Ps. XXXV, 7.
Mais votre Esprit saint est porté sur les eaux, et votre miséricorde n’abandonne pas notre misère : et vous dites : « Que la lumière soit ! — Faites pénitence ; le royaume des cieux est proche ! — Faites pénitence ; que la lumière soit » ! Et, dans le trouble de notre âme ; « nous nous sommes souvenus de vous, Seigneur, aux bords du Jourdain », auprès de la montagne élevée à votre hauteur, et qui s’est abaissée pour nous. Et nos ténèbres nous ont fait horreur ; et nous nous sommes tournés vers vous ; et la lumière a été faite. « Et nous voilà, ténèbres autrefois, maintenant lumière dans le Seigneur ».
XIII
Notre renouvellement n’est jamais parfait en cette vie.
Et nous ne sommes encore lumière que par la foi, et non par la claire vue. « Car notre salut est en espérance ; or, l’espérance qui se voit n’est plus espérance[304] ». C’est encore « un abîme qui appelle un abîme », mais désormais par la voix de vos cataractes. Il est encore abîme, celui qui dit : « Je n’ai pu vous parler comme à des êtres spirituels, mais comme à des êtres charnels ». Et lui-même reconnaît qu’il n’a pas encore touché le but, « et oubliant tout ce qui est derrière, il tend à ce qui est devant lui » ; il gémit sous le fardeau du malheur, et « son âme est altérée du Dieu vivant, comme le cerf soupire après l’eau des fontaines » ; et il s’écrie : « Oh ! quand arriverai-je[305] » ? Et il aspire à être revêtu de sa céleste demeure, et il appelle les ténèbres de l’abîme inférieur et leur dit : « Ne vous conformez pas au siècle, mais réformez-vous dans le renouvellement de l’esprit. Ne soyez pas comme les enfants sans intelligence ; mais, comme les plus petits d’entre eux, soyez sans malice, pour arriver à la perfection de l’esprit[306] ».
[304] Rom., VIII, 24.
[305] Ps. XLI, 8 ; I Cor., III, 1 ; Philip., III, 13 ; Ps. XLI, 2, 3.
[306] II Cor., V, 2 ; Rom., XII, 2 ; I Cor., XIV, 20.
« O Galates insensés ! s’écrie-t-il, qui vous a donc fascinés » ? Mais ce n’est plus sa voix, c’est la vôtre qui retentit ; la vôtre, ô Dieu, qui du haut des cieux avez fait descendre votre Esprit par celui qui, monté dans les cieux, a ouvert les cataractes de ses grâces, « afin qu’un fleuve de joie inondât votre cité sainte ». « C’est après elle que soupire ce fidèle ami de l’époux », qui possède déjà les prémices de l’esprit ; mais « il gémit encore dans l’attente de l’adoption céleste, qui doit affranchir son corps » ; il soupire après la patrie. Il est membre de l’épouse du Christ, il est jaloux pour elle, il est l’ami de l’époux, et il est jaloux, non pour soi, mais pour lui ; et ce n’est point par sa voix, mais par celle de vos torrents, qu’il appelle à lui cet autre abîme, objet de sa sainte jalousie. Il craint « que le serpent, dont la ruse séduisit Ève, ne nous détourne de cette chasteté spirituelle que nous devons à notre époux, votre Fils unique[307] ». Oh ! quelle sera la splendeur de sa lumière, lorsque « nous le verrons tel qu’il est », et qu’elles seront taries, « toutes ces larmes qui sont le pain de mes jours et de mes nuits ; car on ne cesse de me dire : Où est ton Dieu[308] » ?
[307] Galat., III, 1 ; Act., II, 2 ; Ps. XLV, 5 ; Rom., VIII, 23 ; Joan., III, 19 ; II Cor., II, 3.
[308] Joan., III, 2 ; Ps. LXI, 4.
XIV
L’âme est soutenue par la foi et l’espérance.
Et moi-même je m’écrie souvent : Où êtes-vous, mon Dieu, où êtes-vous ? Et je respire quelques instants en vous, quand mon âme répand hors d’elle-même l’effusion de son allégresse et de vos louanges. Mais elle demeure triste, parce qu’elle retombe et devient abîme, ou plutôt elle sent qu’elle est abîme encore. Et ce flambeau dont vous éclairez mes pas dans la nuit, la foi me dit : Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? Espère dans le Seigneur. Son Verbe est la lampe qui luit sur ton chemin. Espère et persévère, jusqu’à ce que la nuit, « mère des impies », soit passée, et avec elle la colère du Seigneur ; colère dont nous fûmes enfants nous-mêmes, alors que nous étions ténèbres. Et nous traînons la fin de notre nuit en ce corps que le péché a fait mourir, dans l’attente de l’aube qui dissipera toutes les ombres.
Espère dans le Seigneur. Au lever de ce jour ! je serai debout pour le contempler, et j’en publierai à jamais la splendeur. Au matin de l’éternité je serai debout, et je verrai le Dieu de mon salut : celui qui vivifiera nos corps mortels par l’Esprit, cet hôte intérieur, porté dans sa miséricorde sur le flot de nos ténèbres ; celui de qui nous avons reçu dans l’exil de cette vie le gage d’être à l’avenir lumière ; « qui nous sauve dès ici-bas par l’espérance, et de ténèbres que nous étions, nous transforme en fils de jour et de lumière ». Seul en ce sombre crépuscule de la connaissance humaine, vous pouvez distinguer les cœurs et les éprouver, pour appeler la lumière jour, et les ténèbres nuit. Eh ! quel autre que vous peut faire ce discernement des âmes ? « Qu’avons-nous, que nous n’ayons reçu de vous ? Ne sommes-nous pas une même argile dont vous formez ici des vases d’honneur, là des vases d’ignominie[309] » ?
[309] I Cor., IV, 7 ; Rom., IX, 21.
XV
L’Écriture sainte comparée au firmament et les anges aux eaux
supérieures.
Mais quel autre que vous, Seigneur, a étendu au-dessus de nous ce firmament divin de vos Écritures ? « Le ciel sera roulé comme « un livre, et il est maintenant étendu comme une peau[310] ». Seigneur, l’autorité de votre divine Écriture n’en est que plus sublime, quand les mortels, par qui vous l’avez publiée, ont passé par la mort. Et vous savez, Seigneur, que vous avez « revêtu de peaux » les premiers hommes, devenus mortels par le péché. Et vous avez étendu comme une peau le firmament de vos saints livres, ces paroles d’une concordance admirable, que vous avez posées au-dessus de nous par le ministère d’hommes mortels. Et leur mort même a étendu avec plus de force le firmament d’autorité de vos paroles qu’ils ont annoncées : il est étendu sur ce monde inférieur, plus fort et plus haut que pendant leur vie. Car vous n’aviez pas encore étendu ce ciel comme une peau ; vous n’aviez pas encore rempli la terre du bruit de leur mort.
[310] Isai., XXIV ; Ps. CIII, 2.
Oh ! faites-nous voir, Seigneur, ces cieux, ouvrage de vos mains. Dissipez ce nuage dont vous les voilez à nos yeux. Là résident ces oracles qui inspirent la sagesse aux petits enfants « Exaltez votre gloire, mon Dieu, par la bouche de ces enfants à la mamelle, qui bégaient à peine[311] ». Non, je ne sache pas d’autres livres plus puissants pour anéantir l’orgueil, pour détruire l’ennemi qui se retranche contre votre miséricorde dans la justification de ses crimes. Non, Seigneur, je ne connais point de paroles plus chastes, plus persuasives d’humilité, plus capables de m’apprivoiser à votre joug, et d’engager mon cœur à un service d’amour. Père infiniment bon, initiez-moi à leur intelligence ; accordez cette grâce à ma soumission, puisque vous ne les avez si solidement affermies qu’en faveur des âmes soumises.
[311] Ps. XVIII, 8.
Il est d’autres eaux au-dessus de ce firmament ; eaux immortelles, et pures de la corruption de la terre. Que ces eaux louent votre nom ! Que par delà les cieux vos louanges s’élèvent de ces chœurs angéliques, qui n’ont pas besoin de considérer et de lire notre Firmament pour connaître votre Verbe ! Car ils voient votre face, et lisent sans succession de syllabes les décrets de votre éternelle volonté. C’est à la fois lecture, élection et dilection : ils lisent toujours, et ce qu’ils lisent ne passe point ; ils lisent par élection et par dilection l’immuable stabilité de votre conseil : livre toujours ouvert, et qui ne sera jamais roulé, parce que vous êtes vous-même ce livre, et que vous l’êtes éternellement ; parce que vous avez créé vos anges supérieurs à ce firmament, que vous avez affermi au-dessus de l’infirmité des peuples de la terre, afin que cette infirmité, levant ses regards jusqu’à lui, y lise la miséricorde, qui daigne annoncer dans le temps que vous êtes le créateur des temps : car « votre miséricorde, Seigneur, est dans le ciel, et votre vérité s’élève jusqu’aux nues[312] ». Les nues passent, mais le ciel demeure ; les prédicateurs de votre parole passent de cette vie dans une autre, mais votre Écriture s’étend sur tous les peuples jusqu’à la fin des siècles.
[312] Ps. XXXV, 6.
« Le ciel même et la terre passeront, mais vos paroles ne passeront point[313] ». — « Cette peau sera pliée, et l’herbe qu’elle couvrait se flétrira dans sa beauté[314] », mais votre Verbe demeure éternellement. Nous ne le voyons maintenant que dans l’énigme des nues et le miroir du ciel ; il ne nous apparaît pas tel qu’il est ; car nous-mêmes, malgré l’amour de votre Fils pour nous, nous ne voyons pas encore ce que nous serons après cette vie. Il nous a regardés à travers le voile de sa chair ; il nous a comblés de ses caresses, et embrasés de son amour ; et nous courons après l’odeur de ses parfums. Mais, au jour de son apparition, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est. Seigneur, faites-nous la grâce de le voir tel qu’il est, tel qu’il ne nous est pas encore permis de le voir.
[313] Matth., XXIV, 35.
[314] Isai., XL, 6.
XVI
Nul ne connaît Dieu comme Dieu se connaît lui-même.
Comme vous êtes seul l’Être absolu, l’Être immuable, vous êtes seul Connaissance immuable, et Volonté immuable. Votre essence connaît et veut immuablement ; votre volonté est, et connaît immuablement. Et vous ne trouvez pas juste que la lumière immuable soit connue, comme elle se connaît elle-même, de la lumière illuminée et muable. Aussi, mon âme est-elle en votre présence comme une terre sans eau, car elle ne peut pas plus faire jaillir d’elle-même la source qui la désaltère que la lumière qui l’illumine. Comme nous ne verrons la lumière que dans votre lumière, c’est en vous seul que nous pouvons puiser la vie.
XVII
Comment on peut entendre la création de la mer et de la terre.
Quelle main a rassemblé en un même corps ces eaux d’amertume ? Elles tendent toutes à une même fin : le bonheur du temps et de la terre, malgré la diversité et l’agitation de leurs courants. Quel autre que vous, Seigneur, a dit « aux eaux de se réunir en un même lieu » ? Quel autre que vous « a fait surgir la terre aride et altérée » de votre grâce ? Seigneur, « cette mer est à vous ; elle est votre ouvrage ; et cette terre aride a été formée par vos mains[315] ». Ce n’est point l’amertume des volontés, mais la réunion des eaux, qui a reçu le nom de mer. Car vous réprimez aussi les mauvaises passions des âmes ; vous fixez les limites qu’il leur est défendu de franchir, enceinte puissante où leurs flots se brisent sur eux-mêmes ; et vous formez ainsi la mer du monde, et vous la gouvernez selon l’ordre de votre empire absolu sur toutes choses.
[315] Ps. XCIV, 5.
Mais ces âmes altérées de vous, présentes à vos regards, et séparées, pour une autre fin, de l’orageuse société de la mer, elles sont la Terre, que vous arrosez d’une eau mystérieuse et douce, « pour qu’elle porte son fruit ». Et cette terre fructifie, et docile au commandement du Seigneur, son Dieu, notre âme germe des œuvres de miséricorde, « selon son espèce », l’amour et le soulagement du prochain dans les nécessités temporelles ; et ces fruits conservent la semence qui doit reproduire leur principe ; car c’est du sentiment de notre misère que procède notre compassion pour l’indigence, et nous porte à la soulager comme nous voudrions l’être nous-mêmes dans une semblable détresse. Et il ne s’agit pas seulement d’une germination légère, d’une assistance facile, mais de cette végétation forte, de ce patronage héroïque de la charité, qui étend ses rameaux fructueux pour soustraire aux bras du fort la faible victime, en l’abritant sous l’ombrage vigoureux de la justice.
XVIII
Les Justes peuvent être comparés aux astres.
Oui, Seigneur, oui ; je vous en supplie, vous dont l’influence répand dans les âmes une sève de joie et de force, Seigneur, « que la vérité sorte de la terre, que la justice abaisse ses regards du haut du ciel[316] », et « que des astres nouveaux étincellent dans le firmament » ! Partageons notre pain avec celui qui a faim ; recevons sous notre toit le pauvre qui n’a point de gîte ; couvrons celui qui est nu, et ne méprisons pas les concitoyens de notre boue.
[316] Ps. LXXXIV, 12.
Dès que notre terre aura produit ces fruits, voyez, dites : « Cela est bon » ; que notre lumière « jette son éclat en son temps[317] » ; que cette première végétation de bonnes œuvres nous fasse croître à la hauteur des contemplations délicieuses du Verbe de vie, et que nous apparaissions alors dans le monde comme des constellations attachées au firmament de votre Écriture.
[317] Isai., LVIII, 7, 8.
C’est là que, conversant avec nous, vous nous enseignez le discernement des choses de l’esprit et des choses des sens, comme celui du jour et de la nuit, ou des âmes spirituelles et des âmes asservies aux sens, afin que vous ne soyez plus seul à faire, dans le secret de votre connaissance, comme avant la création du firmament, la division de la lumière et des ténèbres ; mais que les enfants de votre esprit, placés à leur firmament, dans un ordre qui révèle l’infusion présente de votre grâce, brillent au-dessus de la terre, signalent la division du jour et de la nuit, et annoncent la révolution des temps ; car « l’antique institution est passée, et la nouvelle se lève, et notre salut est plus près de nous que lorsque nous avons commencé de croire » ; « la nuit a précédé, et le jour arrive ; et vous couronnerez l’année de votre bénédiction, quand vous enverrez des ouvriers dans votre moisson ensemencée par d’autres mains[318] » ; quand vous enverrez de nouveaux ouvriers à de nouvelles semailles, dont la moisson ne se fera qu’à la fin.
[318] Rom., XIII, 11 ; Ps. LXIV, 2.
Ainsi, vous accomplissez les vœux du juste, et vous bénissez ses années ; mais vous, vous êtes toujours le même, et vous recueillez, au grenier de vos années sans fin, nos années passagères ; car votre conseil éternel verse sur la terre aux saisons marquées les biens célestes : l’un reçoit, par l’Esprit, la parole de sagesse, astre de lumière, qui plaît aux amis de la vérité, comme l’aurore du jour ; à l’autre, vous donnez, par le même Esprit, la parole de science, astre inférieur ; à celui-ci, la foi ; à celui-là, la puissance de guérir ; à l’un, le don des miracles ; à l’autre, le discernement des esprits ; à l’autre, le don des langues. Et toutes ces grâces sont comme autant de constellations, ouvrage d’un seul et même Esprit, qui distribue ses dons à chacun comme il lui plaît, et fait répandre à ces étoiles des irradiations salutaires.
La parole de science renferme les mystères sacrés, signes célestes qui, selon les temps, ont eu leurs phases, comme la terre ; mais cette parole, et les autres dons spirituels, que j’assimile aux étoiles, ne sont, en comparaison des splendeurs du jour de sainte allégresse, que les premières heures de la nuit. Toutefois ils sont nécessaires à ceux en qui la chair n’est pas encore absorbée par l’esprit, et que votre grand serviteur ne peut entretenir dans la langue de sagesse qu’il parlait avec les parfaits.
Mais que l’enfant dans le Christ, cet enfant que nourrit la mamelle, en attendant qu’il soit capable d’un aliment plus solide et que ses yeux puissent soutenir le rayon du soleil, que l’homme animal ne se croie pas abandonné dans une nuit ténébreuse, mais qu’il se contente de la clarté de la lune et des étoiles. C’est ainsi, ô sagesse infinie ! que vous conversez avec nous dans le firmament de vos Écritures, pour nous élever à la contemplation admirable qui sait distinguer toutes choses, quoique nous soyons encore enfermés dans le cercle des figures, des temps, des années et des jours.