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Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau

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LIVRE TROISIÈME

Amours impures. — Il tombe, à dix-neuf ans, dans l’hérésie des Manichéens. — Prières et larmes de sa mère. — Paroles prophétiques d’un évêque.

I
Amours impures.

Je vins à Carthage, où bientôt j’entendis frémir autour de moi le brasier des honteuses amours. Je n’aimais pas encore, et j’aimais à aimer ; et par une indigence secrète, je m’en voulais de n’être pas encore assez indigent. Je cherchais un objet à mon amour, aimant à aimer ; et je haïssais ma sécurité, ma voie exempte de pièges. Mon cœur défaillait, vide de la nourriture intérieure, de vous-même, mon Dieu ; et ce n’était pas de cette faim-là que je me sentais affamé ; je n’avais pas l’appétit des aliments incorruptibles, non que j’en fusse rassasié ; je n’étais dégoûté que par inanition. Et mon âme était mal portante, et couverte de plaies, et se jetant misérablement hors d’elle-même, elle mendiait ces vifs attouchements qui devaient envenimer son ulcère. C’est la vie que l’on aime dans les créatures : aimer, être aimé m’était encore plus doux, quand la personne aimante se donnait toute à moi.

Je souillais donc la source de l’amitié des ordures de la concupiscence ; je couvrais sa sérénité du nuage infernal de la débauche. Hideux et infâme, dans la plénitude de ma vanité, je prétendais encore à l’urbanité élégante. Et je tombai dans l’amour où je désirais être pris. O mon Dieu, ô ma miséricorde, de quelle amertume votre bonté a assaisonné ce miel ! Je fus aimé ! j’en vins aux liens secrets de la jouissance, et joyeux, je m’enlaçais dans un réseau d’angoisses, pour être bientôt livré aux verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons, des craintes, des colères et des querelles.

II
Théâtres.

Je me laissais ravir au théâtre, plein d’images de mes misères, et d’aliments à ma flamme. Mais qu’est-ce donc ? et comment l’homme veut-il s’apitoyer au spectacle des aventures lamentables et tragiques qu’il ne voudrait pas lui-même souffrir ? Et cependant, spectateur, il veut en souffrir de la douleur, et cette douleur même est son plaisir. Qu’est-ce donc, sinon une pitoyable maladie d’esprit ? Car notre émotion est d’autant plus vive, que nous sommes moins guéris de ces passions ; quoique pâtir s’appelle misère et compatir, miséricorde. Mais quelle est cette compatissance pour des fictions scéniques ? Appelle-t-on l’auditeur au secours ? Non, il est convié seulement à se douloir, et il applaudit l’acteur, en raison de la douleur qu’il reçoit. Et si la représentation de ces infortunes, antiques ou imaginaires, le laisse sans impressions douloureuses, il se retire le dédain et la critique à la bouche. Est-il douloureusement ému, il demeure attentif, et pleure avec joie. Mais tout homme veut se réjouir ; d’où vient donc cet amour des larmes et de la douleur ? Le plaisir, que la misère exclut, se trouve-t-il dans la commisération ? Et ce sentiment fait-il aimer la douleur dont il ne saurait se passer ?

L’amour est la source de ces sympathies. Où va cependant, où s’écoule ce flot ? Au torrent de poix bouillante, au gouffre ardent des noires voluptés, où il change et se confond lui-même, égaré si loin, et déchu de la limpidité céleste. Faut-il donc répudier la compassion ? Nullement. La douleur est donc parfois aimable ; mais garde-toi de l’impureté, ô mon âme, sous la tutelle de mon Dieu, Dieu de nos pères, qui doit être loué et exalté dans tous les siècles ; garde-toi de l’impureté, car je ne suis pas aujourd’hui fermé à la commisération. Mais alors, au théâtre, j’entrais dans la joie de ces amants qui se possédaient dans le crime, et pourtant ce n’était que feinte et jeux imaginaires. Alors qu’ils étaient perdus l’un pour l’autre, je me sentais comme une compatissante tristesse : et pourtant je jouissais de ce double sentiment.

Aujourd’hui, j’ai plus en pitié la joie dans le vice, que les prétendues souffrances nées de la ruine d’une pernicieuse volupté, et de la perte d’une félicité malheureuse. Assurément, c’est là une compassion vraie ; mais la douleur n’y est plus un plaisir. Car si la charité approuve celui qui plaint douloureusement un affligé, néanmoins, une pitié vraiment paternelle préférerait qu’il n’y eût point une douleur à plaindre. Et, en effet, la bonne volonté ne saurait pas plus vouloir le mal, que le vrai miséricordieux désirer qu’il y ait des misérables pour exercer sa miséricorde.

Il est donc certaine douleur permise, il n’en est point que l’on doive aimer. N’est-ce pas ainsi, Seigneur mon Dieu, que vous aimez les âmes d’un amour infiniment plus pur que nous, et d’une compassion d’autant plus incorruptible, que vous ne sentez l’atteinte d’aucune douleur. Mais l’homme en est-il capable ? Malheureux que j’étais, j’aimais à me douloir, et je cherchais des sujets de douleurs. Dans ces infortunes étrangères et fausses, ces infortunes de saltimbanques, jamais le jeu d’un histrion ne me plaisait, ne m’attachait par un charme plus fort que celui des larmes qui jaillissaient de mes yeux. Pauvre brebis égarée de votre troupeau, impatiente de votre houlette, faut-il s’étonner que je fusse couvert d’une lèpre honteuse ?

Et voilà d’où venait mon amour pour ces douleurs, non toutefois jusqu’au désir d’en être pénétré plus avant. Car je n’eusse pas aimé souffrir ce qui me plaisait à voir ; mais ces récits, ces fictions m’effleuraient vivement la chair, et, comme l’ongle envenimé, elles soulevaient bientôt une brûlante tumeur, distillant le pus et la sanie. Telle était ma vie : était-ce une vie, ô mon Dieu ?

III
Insolence de la jeunesse de Carthage.

Et votre miséricorde fidèle planait de loin, les ailes étendues sur moi. En quelles dissolutions ne me suis-je pas consumé ? Loin de vous, j’ai suivi une curiosité sacrilège, qui m’amena au plus profond de l’infidélité, au culte trompeur des démons, à qui j’offrais un sacrifice de malice. Et je tournais toujours sous votre fouet. N’ai-je pas osé, même pendant la célébration d’une solennité sainte, dans votre sanctuaire, convoiter l’impudicité et marchander des fruits de mort ? Votre main s’est appesantie davantage sur moi, mais non en raison de ma faute, ô mon Dieu, mon immense miséricorde, mon refuge contre ces épouvantables pécheurs, avec qui je m’égarais ; présomptueux, la tête haute, toujours plus loin de vous, aimant mes voies et non les vôtres, aimant ma liberté d’esclave fugitif.

Ces études, prétendues honnêtes, avaient leur aboutissant au forum de la chicane ; et j’aspirais à me distinguer là où les succès se mesurent aux mensonges. Tel est l’aveuglement des hommes, et cet aveuglement même, ils s’en glorifient ! Et déjà je l’emportais à l’école du rhéteur ; et ma joie était superbe, et j’étais gonflé de vent. Mais pourtant, plus retenu que les autres, Seigneur, vous le savez, j’étais bien éloigné de « démolir » avec les « démolisseurs ». (Ce nom de furies et de démons reçoit une acception d’urbanité). Et je vivais avec eux, impudent dans ma pudeur, puisque je n’étais pas comme eux ; et je trouvais parfois du plaisir dans leur familiarité, malgré l’horreur que m’inspiraient leurs actes, ces « démolitions » effrontées dont ils assaillaient la modestie de l’étranger, faisant de son trouble la pâture de leurs malingres joies. Quoi de plus semblable aux actes des démons ? Et pouvaient-ils s’appeler mieux que démolisseurs ? Mais, démolisseurs démolis ! premières dupes de leur malice même, qui les livrait aux secrètes risées des esprits de mensonge.

IV
Il se passionne pour la sagesse à la lecture de l’Hortensius de Cicéron.

C’est en telle compagnie que, dans un âge encore tendre, j’étudiais l’éloquence, où je désirais exceller à frivole et damnable fin, les joies de la vanité humaine. Et l’ordre suivi dans cette étude m’avait mis sous les yeux un livre d’un certain Cicéron, dont on admire plus généralement la langue que le cœur. Ce livre contient une exhortation à la philosophie, c’est l’Hortensius. Sa lecture changea mes sentiments ; elle changea les prières que je vous adressais à vous-même, Seigneur ; elle rendit tout autres mes vœux et mes désirs. Je ne vis soudain que bassesse dans l’espérance du siècle, et je convoitai l’immortelle sagesse avec un incroyable élan de cœur, et déjà je commençais à me lever pour revenir à vous. Car je ne songeais plus à raffiner mon langage, unique fruit que payaient pour un fils de dix-neuf ans les épargnes de ma mère, veuve depuis plus de deux années ; non, je ne rapportais plus à la vanité du langage la lecture de ce livre ; il m’avait persuadé ce qu’il disait et non pas son bien dire.

Oh ! comme je brûlais, mon Dieu, comme je brûlais de revoler de la terre à vous ! et je ne savais pas ce que vous faisiez en moi. Car la sagesse est en vous, et ce n’est que l’amour de la sagesse, nommé par les Grecs philosophie, que cette lecture allumait en moi. Il est des hommes qui se servent de la philosophie pour tromper, et, de ce nom si grand, si séduisant, si vénérable, ils colorent et fardent leurs erreurs. Et tous les prétendus sages de son temps ou des siècles antérieurs, l’auteur de l’Hortensius les note et les montre du doigt, rendant sans le vouloir témoignage à l’avertissement salutaire que votre Esprit a publié par votre saint et fidèle serviteur : « Prenez garde que personne ne vous surprenne par la philosophie, par de vaines subtilités, selon les traditions des hommes, selon les principes d’une fausse science naturelle, et non selon le Christ ; car en lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité[83] ».

[83] Coloss., II, 8, 9.

Et en ce temps, vous le savez, lumière de mon cœur, j’ignorais encore ces paroles de l’Apôtre, et ce qui me plaisait uniquement en cette exhortation, c’est que, ne proposant à mon choix aucune secte, mais la sagesse elle-même quelle qu’elle fût, elle n’offrait à mon amour, à mes désirs, à ma poursuite, d’autre objet que cette chaste possession. Et je brûlais, et je débordais d’enthousiasme ; une chose seule ralentissait un peu mes transports : le nom du Christ n’était pas là. Ce nom, suivant le dessein de votre miséricorde, Seigneur, ce nom de mon Sauveur votre Fils, avait été amoureusement bu par mon tendre cœur avec le lait même de ma mère, il y était demeuré au fond ; et, sans ce nom, nul livre, si rempli qu’il fût de doctrine, d’éloquence et de vérité, ne pouvait me ravir tout entier.

V
Son mépris pour l’Écriture.

Je pris donc la résolution d’appliquer mon esprit à la sainte Écriture, et de connaître ce qu’elle était. Je le sais aujourd’hui : une chose qui ne se dévoile ni à la pénétration des superbes, ni à la simplicité des enfants ; entrée basse, voûtes immenses, partout un voile de mystères ! Et je n’étais pas capable d’y entrer, ni de plier ma tête à son allure. Car alors je n’en pensais pas comme j’en parle aujourd’hui : elle me semblait indigne d’être mise en parallèle avec la majesté cicéronienne. Mon orgueil répudiait sa simplicité, et mon regard ne pénétrait pas ses profondeurs. Et c’était pourtant cette Écriture qui veut croître avec les petits : mais je dédaignais d’être petit ; et enflé de vaine gloire, je me croyais grand.

VI
Il tombe dans l’erreur des Manichéens.

Aussi, je rencontrai des hommes, au superbe délire, charnels et parleurs ; leur bouche recélait un piège diabolique, une glu composée du mélange des syllabes de votre nom, et des noms de Notre-Seigneur Jésus-Christ et du Paraclet consolateur, l’Esprit-Saint. Ces noms résidaient toujours sur leurs lèvres, mais ce n’était qu’un son vainement articulé ; leur cœur était vide du vrai. Et ils disaient : Vérité, vérité ; ils me la nommaient sans cesse, et jamais elle n’était en eux. Ils débitaient l’erreur, non seulement sur vous, qui êtes vraiment la vérité, mais aussi sur ce monde élémentaire, votre ouvrage, où je devais m’élancer bien au delà des vérités mêmes connues des philosophes, grâce à votre amour, ô mon Père, ô bonté souveraine, beauté de toutes les beautés !

Vérité, vérité, combien alors même, et du plus profond de mon âme, je soupirais pour vous, quand, si souvent, et de mille manières, ces hommes faisaient autour de moi bruire votre nom, qui n’était qu’un son sur leurs lèvres et dans leurs nombreux et longs ouvrages ! Et les mets qu’ils me servaient, à moi affamé de vous, c’étaient, au lieu de vous, « la lune, le soleil », chefs-d’œuvre de vos mains, mais votre œuvre, et non pas vous, ni même votre œuvre suprême ; car vos créatures spirituelles sont encore plus excellentes que ces corps éclatants de lumière et roulant dans les cieux.

Et ce n’était pas de ces créatures excellentes, c’était de vous seule, ô vérité sans changement et sans ombre, que j’avais faim et soif ; et l’on ne présentait à ma table que de splendides fantômes. Et mieux eût valu attacher mon amour à ce soleil, vrai du moins pour les yeux, qu’à ces mensonges qui, par les yeux, trompent l’esprit. Et toutefois je les prenais pour vous, et je m’en nourrissais, mais sans avidité, car mon palais ne me rendait pas la saveur de votre réalité ; et vous n’étiez rien de toutes ces vaines fictions, où je trouvais moins aliment qu’épuisement. La nourriture imaginaire de nos songes est semblable à la nourriture de nos veilles, et elle laisse notre sommeil à jeun. Mais ces vanités ne vous ressemblaient en rien, comme depuis votre parole me l’a fait connaître ; ce n’étaient que rêves insensés, corps fantastiques, bien éloignés de la certitude de ces corps réels, soit célestes, soit terrestres, que nous voyons de l’œil charnel, de l’œil des brutes et des oiseaux ; corps plus vrais néanmoins dans leur réalité que dans notre imagination ; mais combien notre imagination est plus vraie que cette induction chimérique qui se plaît à en soupçonner d’immenses, d’infinis, pur néant, dont alors je me repaissais à vide !

Mais vous, mon amour, en qui je me meurs pour être fort, vous n’êtes ni ces corps que nous voyons dans les cieux, ni ceux que nous ne pouvons voir de si bas ; car ils ne sont que vos créatures, et même ne résident pas au faîte de votre création. Combien donc êtes-vous loin de ces folles conceptions, de ces chimères de corps qui n’ont aucun être, qui ont moins de certitude que les images mêmes des corps réels, entités plus certaines que ces images, et qui ne sont pas vous ! Vous n’êtes pas même l’âme qui est leur vie, cette vie des corps meilleure et plus certaine que les corps ; mais vous êtes la vie des âmes, la vie des vies, indépendante et immuable vie, ô vie de mon âme ! Où étiez-vous alors, à quelle distance de moi ? Et je voyageais loin de vous, sevré même du gland dont je paissais les pourceaux.

Combien les fables des grammairiens et des poètes sont préférables à ces mensonges ! Ces vers, cette poésie, cette Médée qui s’envole, sont encore plus utiles que les cinq éléments, bizarrement travestis pour correspondre aux cinq cavernes de ténèbres, néant qui tue l’âme crédule. La poésie, l’art des vers sont encore des aliments de vérité. Et je déclamais le vol de Médée, sans l’affirmer ; je l’entendais déclamer, sans y croire ; mais ces autres folies, je les ai crues.

Malheur ! Malheur ! Par quels degrés ai-je roulé au fond de l’abîme ? O mon Dieu, je vous confesse mon erreur, à vous qui avez eu pitié de moi quand je ne vous la confessais pas encore ; je vous cherchais, dans une laborieuse et haletante pénurie de vérité ; je vous cherchais, non par l’intelligence raisonnable qui m’élève au-dessus des animaux, mais par le sens charnel, et vous étiez intérieur à l’intimité, supérieur aux sommités de mon âme. Je rencontrai l’énigme de Salomon, cette femme hardie, pauvre en sagesse, assise devant sa porte, où elle crie : « Mangez et buvez sans crainte ; le pain caché est plus agréable et les eaux dérobées sont plus douces[84] ». Cette femme me séduisit, parce qu’elle me trouva tout au dehors, habitant l’œil de ma chair, et ruminant en moi tout ce qu’il m’avait donné à dévorer.

[84] Prov., IX, 17.

VII
Folie des Manichéens.

Car je ne soupçonnais pas cette autre nature qui seule est en vérité, et je me démenais en subtilités pour complaire à ces ridicules imposteurs, quand ils me demandaient d’où vient le mal ; si Dieu est borné aux limites d’une forme corporelle ; s’il a des cheveux et des ongles, et s’il faut tenir pour justes ceux qui avaient plusieurs femmes, tuaient des hommes et sacrifiaient des animaux. Ces questions troublaient mon ignorance ; je me retirais de la vérité, et me figurais aller vers elle, parce que je ne savais pas que le mal n’est que la privation du bien, privation dont le dernier terme est le néant. Et pouvais-je le voir, moi dont la vue s’arrêtait au corps, et l’esprit au fantôme ?

Et je ne savais pas que « Dieu est un esprit » qui n’a point de membres mesurables en longueur et largeur, dont l’être n’est point masse, car la masse est moindre en sa partie qu’en son tout. Et fût-elle infinie, elle est moindre dans un espace défini que dans un infini ; et elle n’est pas toute en tous lieux, comme l’esprit, comme Dieu. Et j’ignorais ce qui est en nous, par quoi nous sommes semblables à Dieu, et en quel sens l’Écriture a raison de dire que « nous sommes faits à son image[85] ».

[85] Gen., I, 27.

Et je ne connaissais pas cette vraie justice intérieure, qui ne juge pas sur la coutume, mais sur la loi de rectitude du Dieu tout-puissant, qui ordonne les mœurs des pays et des jours, selon les pays et les jours, toujours et partout la même, pas autre en d’autres lieux, pas autre en d’autres temps ; devant qui sont justes Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, David et tous ces hommes loués de la bouche de Dieu, jugés injustes par les ignorants qui jugent au jour de l’homme, et soumettent la conduite universelle du genre humain au point de vue de leur siècle et de leur foyer. Novice aux armes, tu ignores à quel membre s’ajuste ce casque, ce cuissart ; tu prends l’un pour chaussure, l’autre pour te couvrir la tête, et tu prétends en murmurant que l’armure n’est pas à ta taille ! Un jour, après l’heure du midi, toute vente est prohibée : ce marchand va-t-il se révolter contre cette défense, parce qu’elle n’existait pas ce matin ? Trouveras-tu étrange, dans une maison, que tel serviteur touche des objets interdits à celui qui verse à boire ? que l’on fasse à l’écurie ce qui n’est pas permis à table ? Et faut-il s’étonner que, sous le même toit, dans la même troupe d’esclaves, même permission ne soit donnée ni partout, ni à tous ?

Telle est l’erreur de ceux qui ne peuvent souffrir qu’il ait été permis aux justes des anciens jours ce qui n’est pas permis aux justes d’aujourd’hui ; et que Dieu ait fait tel commandement à ceux-ci, tel à ceux-là, pour des raisons temporelles, tous néanmoins demeurant esclaves de l’éternelle justice ; et cependant, dans un même homme, dans un même jour, sous un même toit, ce qui sied à un membre répugne à l’autre ; ce qui est loisible maintenant cessera de l’être dans une heure ; ce qui est permis ou ordonné là est ici justement défendu et puni. Est-ce à dire que la justice est différente et muable ? Non ; mais les temps qu’elle gouverne changent dans leur fuite, car ils sont temps. Et les hommes, trop courts de jours et de vue pour embrasser dans leur ensemble les principes régulateurs des siècles passés et des différentes sociétés humaines en les rattachant aux éléments contemporains, mais apercevant sans peine ce qui, dans un seul corps, un seul jour, une seule maison, convient à tel membre, à tel moment, à tel lieu, à telle personne, se soumettent à l’ordre particulier, et se révoltent contre l’ordre général.

J’ignorais alors ces vérités, et je n’y songeais pas ; elles frappaient mes yeux de toutes parts, et je ne voyais pas. Et quand je dictais des vers, je savais bien qu’il ne m’était pas permis de placer indifféremment un pied quelconque, qu’il fallait garder l’ordre dans la variété des mesures, et que, dans un même vers, le même pied ne pouvait se répéter partout, quoique l’art lui-même, qui présidait à mes chants, soit constant, universel, indivisible dans sa législation. Et je ne considérais pas que la justice, souveraine des bonnes et saintes âmes, contient, d’une manière infiniment plus excellente et plus sublime, toutes les règles qu’elle a données, partout invariable et appropriant néanmoins à la variété des temps, non pas l’universalité, mais la convenance particulière de ses préceptes. Aveugle que j’étais, je blâmais ces saints patriarches qui ont usé du présent suivant l’inspiration de Dieu, et annoncé l’avenir qu’il dévoilait à leurs yeux !

VIII
Ce que Dieu commande devient permis.

Où, quand est-il injuste d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, et son prochain comme soi-même ? Au rebours, les crimes contre nature, tels que ceux de Sodome, appellent partout et toujours l’horreur et le châtiment. Que si tous les peuples imitaient Sodome, ils seraient tenus de la même culpabilité devant la loi divine, qui n’a pas fait les hommes pour user ainsi d’eux-mêmes. Car c’est violer l’alliance qui doit être entre nous et Dieu que de profaner par de vils appétits de débauche l’ordre naturel dont il est l’auteur.

Pour les délits contraires aux coutumes locales, ils se doivent éviter selon la diversité des mœurs : le pacte social établi dans une ville, chez un peuple, par l’usage ou la loi, ne saurait être enfreint suivant le caprice d’un citoyen ou d’un étranger. Il y a difformité dans toute partie en désaccord avec son tout.

Mais quand Dieu ordonne contre la coutume, contre la loi, où que ce soit, c’est chose à faire, n’eût-elle jamais été faite ; à renouveler, si elle est oubliée. N’est-elle pas établie ; il faut l’établir. S’il est permis à un roi, dans la ville où il règne, ce que nul avant lui, et ce que lui-même n’avait point encore voulu, lui obéir, ce n’est pas violer l’ordre de la ville, c’est le violer plutôt que de ne pas lui obéir ; car le pacte fondamental de la société humaine est l’obéissance aux rois. Combien donc est-il plus raisonnable de voler à l’exécution des volontés du grand Roi de l’univers ? Dans la hiérarchie des pouvoirs humains, la préséance de l’autorité supérieure sur la moindre est reconnue par le sujet ; à Dieu la préséance absolue.

Même réprobation de tout crime où se trouve le désir de nuire par propos outrageants, par acte de violence, soit inimitié vindicative, soit convoitise d’un bien étranger qui précipite le brigand sur le voyageur, soit précautions de la peur fatales à qui l’inspire, soit envie du misérable qui jalouse un heureux, de l’heureux qui craint ou souffre de trouver un égal ; soit simple goût du mal d’autrui, qui séduit les spectateurs des combats de l’arène, et les rieurs et les railleurs. Voilà les grands chefs d’iniquité qui ont leurs racines dans la triple concupiscence de dominer, de voir, de sentir, tantôt séparée, tantôt réunie. Et la vie est mauvaise, qui s’élève contre l’harmonie des dix cordes, contre le psaltérion de votre décalogue, ô Dieu, toute puissance et toute suavité.

Mais quels crimes peuvent vous atteindre, vous que rien ne corrompt ? Quels forfaits vous intéressent, vous à qui rien ne peut nuire ? Et néanmoins vous vous portez vengeur de tout ce que les hommes attentent contre eux-mêmes, parce qu’en vous offensant ils traitent leurs âmes avec impiété, car l’iniquité est infidèle contre elle-même ; parce qu’ils dépravent ou ruinent leur nature que vous avez faite et ordonnée, soit par l’abus des choses permises, soit par l’impur désir et l’usage prévaricateur des choses défendues ; parce qu’ils entreprennent contre vous dans les révoltes de leur cœur et les blasphèmes de leur parole, et regimbent contre l’aiguillon ; parce que, brisant toutes les barrières de la société humaine, ils s’applaudissent avec audace des factions et des cabales qu’élèvent leur intérêt ou leur ressentiment.

Et ces désordres arrivent lorsqu’on vous abandonne, source de la vie, seul et véritable créateur et modérateur du monde, lorsqu’un orgueil privé poursuit d’un amour étroit un objet d’erreur. Aussi n’est-ce que par l’humble piété qu’on a retour vers vous ; vous nous délivrez alors de l’habitude du mal. Propice à l’aveu du pécheur, vous exaucez les gémissements de l’esclavage ; vous brisez les fers que nous nous sommes forgés à nous-mêmes, pourvu que nous ne dressions plus contre vous cette corne infernale d’une fausse liberté, jaloux d’avoir davantage, au risque de tout perdre, préférant notre bien particulier à vous, seul bien de tous les êtres.

IX
Dieu juge autrement que les hommes.

Mais en outre de cette multitude de souillures et d’iniquités, il est des péchés commis dans les voies de retour, qui, justement blâmés suivant la lettre de la loi de perfection, trouvent faveur comme espérance du fruit à venir, comme l’herbe présage de la moisson. Et il est des actes qui, coupables en apparence, sont néanmoins innocents parce qu’ils ne portent atteinte ni à vous, Seigneur mon Dieu, ni à la société civile : ainsi, certaines satisfactions données à l’entretien de la vie, selon les habitudes d’une époque, sans qu’on ait sujet d’accuser une convoitise déréglée ; ainsi l’exercice rigoureux d’une autorité légitime, imputable au désir de réprimer plutôt qu’au besoin de nuire. Combien d’actions répréhensibles aux yeux des hommes, autorisées par votre témoignage ! combien louées par eux, que votre justice condamne ! si différentes sont souvent l’apparence de l’action, l’intention du cœur, et la donnée secrète des circonstances !

Mais quand soudain vous commandez une chose extraordinaire, jusqu’alors défendue pas vous, tinssiez-vous cachées pour un temps les raisons de votre commandement, fût-il contraire aux conventions sociales de quelques hommes, qui doute qu’il ne faille obéir, puisqu’il n’est de société légitime que celle qui vous obéit ? Mais heureux celui dont l’obéissance a pressenti votre volonté. Toutes les actions de vos serviteurs sont l’expression des nécessités du présent ou la figure de l’avenir.

X
Extravagance des Manichéens.

Dans mon ignorance, je me raillais de ces hommes divins, vos serviteurs et vos prophètes. Et que faisais-je en riant des saints que vous apprêter à rire de moi ? J’en étais venu peu à peu à la niaiserie de croire que la figue que l’on cueille et l’arbre maternel pleurent avec des larmes de lait ; et que si un saint selon Manès eût mangé cette figue, innocent toutefois du crime de l’avoir cueillie, c’étaient des anges mêlés à son haleine, c’étaient même des parcelles de Dieu, que, dans les soupirs de l’oraison, la digestion de ce fruit rapportait à ses lèvres ; parcelles du Dieu souverain et véritable à jamais comprimées dans cette substance végétale, si elles n’eussent été dégagées par la dent et l’estomac de l’élu. Malheureux, je croyais qu’il valait mieux avoir pitié des productions de la terre que des hommes pour qui elle produit. Car si tout autre qu’un Manichéen m’eût demandé un morceau pour apaiser sa faim, le don d’une bouchée de pain ne m’eût pas semblé trop rigoureusement expié par la peine capitale.

XI
Prières et larmes de sa mère.

Et vous avez étendu votre main d’en-haut, et de ces profondes ténèbres vous avez retiré mon âme. Car, devant vous, votre fidèle servante, ma mère, me pleurait avec plus de larmes que d’autres mères n’en répandent sur un cercueil. Elle voyait ma mort à cette foi, à cet esprit qu’elle tenait de vous, et vous l’avez exaucée, Seigneur. Vous l’avez exaucée, et n’avez pas dédaigné ces larmes dont le torrent arrosait la terre sous ses yeux partout où elle versait sa prière, et vous l’avez exaucée. Car d’où pouvait venir ce songe qui lui donna tant de consolation qu’elle me voyait déjà partageant sa demeure et sa table, dont naguère elle m’avait éloigné, dans l’aversion et l’horreur que lui inspiraient mes hérétiques blasphèmes ?

Elle se voyait debout sur une règle de bois, quand vient à elle un jeune homme rayonnant de lumière, serein, et qui souriait à sa douleur morne et profonde. Il lui demande la cause de sa tristesse et de ses larmes journalières de ce ton qui ne s’informe pas, mais qui veut instruire ; et sur sa réponse qu’elle pleurait ma perte, il lui commande de ne plus se mettre en peine, et de faire attention qu’où elle était, là j’étais aussi, moi. Elle regarda, et me vit à côté d’elle, sur la même règle, debout. Oh ! assurément vous aviez l’oreille à son cœur, Bonté toute-puissante, qui prenez soin de chacun de nous comme s’il était seul, de tous comme de chacun. Et, nouveau témoignage de votre grâce, lorsqu’au récit de sa vision, je cherchais à l’entraîner vers l’espérance d’être un jour elle-même ce que j’étais, elle me répondit sur l’heure sans hésiter : — Non, il ne m’a pas été dit : où il est tu seras, mais : il sera où tu es. — Je vous confesse, Seigneur, mon souvenir, autant que ma mémoire me le représente, souvenir plus d’une fois rappelé ; je fus frappé de cette parole lancée par ma mère, qui, vigilante à la garde de votre oracle, sans se laisser troubler par le mensonge d’une spécieuse interprétation, vit aussitôt ce qu’il fallait voir, ce que certainement je n’avais pas vu avant sa réponse. Oui, je fus plus frappé de cette parole que de la vision même, présage de ses joies futures, si tardives, et consolation de sa tristesse présente.

Car neuf années s’écoulèrent encore, où, me débattant dans les fanges de l’abîme et les ténèbres du mensonge, après de fréquents efforts pour me relever, et de cruelles rechutes, je gravitais toujours plus au fond. Et cependant cette veuve, chaste, pieuse et sobre, telle que vous les aimez, plus vive à l’espérance, mais non moins assidue à pleurer et gémir, ne cessait aux heures de ses prières d’élever pour moi en votre présence la voix de ses soupirs. Et ses prières pénétraient jusques à vous, et vous me laissiez toujours rouler et plonger dans la nuit.

XII
Paroles prophétiques d’un évêque.

Mais vous avez rendu un autre oracle, dont je me souviens. Il est des choses que j’ai oubliées, il en est que je passe sous silence, pour courir à celles qui me pressent de vous rendre témoignage. Cet oracle, vous l’avez rendu par la bouche d’un évêque, votre serviteur, nourri dans votre Église, exercé au maniement de vos Écritures. Elle le priait un jour de vouloir bien entrer en conférence avec moi, pour réfuter mes erreurs, me faire désapprendre le mal et m’enseigner le bien (elle sollicitait ainsi toute personne qu’elle trouvait capable) ; mais il s’en excusa avec une prudence que j’ai reconnue depuis, et lui répondit : que j’étais encore indocile, étant tout plein des nouveautés de cette hérésie, et des succès de disputes où j’avais, lui disait-elle, embarrassé quelques ignorants. — Laissez-le, ajouta-t-il. Seulement, priez le Seigneur pour lui. Lui-même reconnaîtra par ses lectures toute l’erreur et toute l’impiété de sa créance. — Ensuite il raconta que lui aussi, tout enfant, avait été livré aux Manichéens par sa mère qu’ils avaient séduite ; qu’il avait non seulement lu, mais transcrit de sa main presque tous leurs ouvrages, et que sans dispute, sans lutte d’arguments, il avait vu tout à coup combien cette secte était à fuir ; il l’avait fuie. Comme ma mère, loin de se rendre à ses paroles, le pressait d’instances et de larmes nouvelles, pour qu’il me vît et discutât contre moi : — Allez, lui dit-il avec une certaine impatience ; laissez-moi, et faites toujours ainsi. Il est impossible que l’enfant de telles larmes périsse. — Ma mère, dans nos entretiens, rappelait souvent qu’elle avait reçu cette réponse comme une voix sortie du ciel.

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