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Les confessions de saint Augustin, évêque d'Hippone: précédées de sa vie par S. Possidius, évêque de Calame... ; traduction nouvelle par L. Moreau

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XVIII
Hérésie de Pélage.

Ce fut encore les Pélagiens, nouveaux hérétiques de notre temps, disputeurs insidieux, écrivains subtils et dangereux, infatigables à répandre leurs doctrines et en public et en particulier, qu’il combattit pendant dix ans à peu près : il ne cessait d’écrire contre eux et de prendre la parole dans l’église contre leur erreur. Et comme ces perfides ennemis cherchaient par leurs artifices à persuader au saint-siège même leur perfidie, les conciles d’Afrique eurent un soin particulier de montrer au saint pape de Rome, d’abord le vénérable Innocent, et après lui saint Zozime[23], combien cette secte devait être abhorrée et condamnée par la foi catholique. Aussi les pontifes de ce siège suprême, à différentes époques, les censurèrent et les retranchèrent enfin du corps de l’Église ; par des lettres adressées aux Églises d’Afrique, d’Occident et d’Orient, ils ordonnèrent à tous les catholiques de les anathématiser et de les fuir. Apprenant le jugement que l’Église catholique de Dieu avait prononcé contre eux, le très pieux empereur Honorius voulut s’y conformer. Il les condamna aussi par ses lois, et ordonna qu’on les traitât comme hérétiques. Plusieurs d’entre eux rentrèrent dans le sein de notre sainte mère l’Église, et d’autres reviennent encore aujourd’hui, la vérité se manifestant de plus en plus et la rectitude de la foi l’emportant sur cette détestable erreur.

[23] An 418.

Le grand évêque était le principal membre du corps du Seigneur, d’un zèle et d’une vigilance toujours active pour le bien de l’Église universelle. Et Dieu lui accorda de pouvoir jouir même dès cette vie du fruit de ses travaux, ayant d’abord établi l’unité et la paix dans son diocèse d’Hippone, et voyant ensuite dans les autres parties de l’Afrique l’Église du Seigneur se répandre et se multiplier soit par lui-même, soit par les prêtres qu’il avait procurés ; et les Manichéens, les Donatistes, les Pélagiens, les païens, renoncer pour la plupart à leurs erreurs, se réunir à l’Église de Dieu ; encourageant partout avec ardeur le progrès et le zèle des bons ; souffrant en esprit de pitié les mouvements de ses frères contre la discipline ; gémissant des injustices des méchants intérieurs ou extérieurs à l’Église ; n’ayant enfin de joie ou de tristesse que pour les gains ou les pertes du Seigneur.

Il a dicté et publié tant d’ouvrages, soit controverses soutenues dans l’église, qu’il a recueillies et corrigées, soit écrits contre les hérétiques ou commentaires des livres canoniques composés pour l’édification des saints enfants de l’Église, qu’un homme d’étude pourrait à peine tout lire et tout connaître. Mais, pour que nous ne paraissions refuser aucune occasion de s’instruire aux fidèles avides de la parole de vérité, Dieu m’a inspiré la résolution de joindre à la fin de cet opuscule une liste de tous ses livres, traités et lettres, afin qu’après l’avoir lue, ceux qui préfèrent la vérité de Dieu aux richesses temporelles puissent choisir les ouvrages qu’il conviendra à chacun de lire et de connaître ; qu’on les demande, pour les transcrire, à la bibliothèque de l’église d’Hippone, où l’on pourra peut-être trouver les exemplaires les plus corrects ; qu’on se les procure enfin de quelque manière que ce soit, qu’on les transcrive, et qu’on les communique sans envie à ceux qui demanderont à les copier.

XIX
Équité et charité de saint Augustin dans le jugement des procès.

« Quelqu’un parmi vous, dit l’Apôtre, ayant un différend avec un autre fidèle, ose-t-il bien plaider devant des hommes injustes et non devant les saints ? Ne savez-vous pas que les saints jugeront ce monde ? Et si vous êtes les juges du monde, êtes-vous indignes de juger les moindres choses ? Ne savez-vous pas que nous serons les juges des anges mêmes ? Combien plus le serons-nous des choses du siècle ! Si donc vous avez entre vous des différends temporels, prenez pour juges les moindres membres de l’Église. Je vous le dis pour vous faire honte : est-il possible qu’il ne se trouve point parmi vous un seul homme sage qui puisse être juge entre ses frères ? Mais un frère plaide contre son frère, et cela devant les infidèles[24] » ! Or, quand saint Augustin était prié par des chrétiens ou par des hommes appartenant une secte quelle qu’elle fût, il écoutait l’affaire avec attention et piété, ayant en même temps devant les yeux ce qu’un autre avait dit à ce sujet : qu’il aimait mieux être juge entre des personnes inconnues qu’entre ses amis, parce qu’entre les premiers, celui en faveur de qui la justice l’obligeait de prononcer pouvait être acquis à son amitié, au lieu que, jugeant entre ses amis, il était en danger de perdre celui qu’il condamnait. Il siégeait souvent ainsi jusqu’à l’heure de son repas ; et lorsqu’il jeûnait le jour entier, il donnait tout ce temps à écouter ces sortes d’affaires et à les vider. Et en écoutant les plaideurs, il examinait l’état de leurs âmes, il remarquait le degré où chacun d’eux était avancé dans la foi et dans les bonnes œuvres, et quand il trouvait le moment favorable, il enseignait aux parties la vérité de la loi divine, il la leur inculquait de tout son pouvoir, les exhortant par ses paroles à chercher la vie éternelle. Il ne leur demandait pour prix du temps qu’il leur donnait que cette obéissance et cette charité chrétienne qui est due à Dieu et aux hommes. Mais il reprenait les pécheurs devant tous, afin que les autres eussent de la crainte ; et il agissait ainsi, comme la sentinelle du Seigneur commise à la garde de la maison d’Israël, annonçant la parole, pressant les hommes à temps et à contre-temps, reprenant, suppliant, menaçant, toujours plein de patience et de lumières ; donnant tous ses soins à former ceux qui étaient capables et à instruire les autres[25]. Souvent, à la prière de plusieurs, il écrivait des lettres relatives à leurs affaires temporelles ; et cette occupation était de celles qu’il mettait au nombre des plus pénibles et des plus onéreuses, lui qui n’avait d’autre joie que de parler et de s’entretenir des choses de Dieu dans l’intimité de la vie fraternelle.

[24] I Cor., VI.

[25] I Tim., V ; II Tim., IV, 2.

XX
Il intercédait en faveur des coupables.

Nous savons qu’il a souvent refusé à ses plus chers amis des lettres de recommandation auprès des puissances du siècle, disant qu’il fallait suivre le sentiment d’un sage, dont il est rapporté qu’il refusa plusieurs services à ses amis par égard pour sa propre réputation. Il ajoutait encore que la puissance qui oblige s’impose bientôt. Mais quand il se voyait obligé d’intercéder pour quelqu’un, il le faisait avec tant de convenance et de modération, que, loin de se rendre importun et onéreux, on admirait sa réserve. Ayant, dans une occasion importante, intercédé à sa manière en faveur d’un suppliant, auprès de Macedonius, vicaire de l’Afrique, celui-ci, non content de se rendre à son désir, lui écrivit encore en ces termes : « Je suis merveilleusement touché de la sagesse qui brille et dans les livres que tu as mis au jour et dans ce que tu veux bien prendre la peine de m’écrire en faveur de ceux qui sont en peine. Car je vois d’une part tant d’esprit, de science et de sainteté, qu’on ne peut rien désirer au delà, et, d’autre part, tant de retenue, que si je ne t’accordais ce que tu me demandes, la faute en serait à moi, et non aux difficultés, ô mon vénérable seigneur et père. Tu ne cherches pas, solliciteur inquiet, comme la plupart des gens de ce pays, à emporter de vive force tout ce que tu veux ; mais ce qui te paraît pouvoir être demandé à un juge, distrait par tant de soins, tu le demandes sous forme d’avis, avec cette convenance qui est, entre gens de bien, le moyen le plus puissant pour aplanir les difficultés. J’ai donc sur-le-champ fait droit à ta recommandation, et j’avais commencé par donner bon espoir ».

XXI
Son assiduité aux saints conciles.

Il assista autant qu’il put aux saints conciles tenus en différentes provinces, cherchant dans ces assemblées, non son intérêt, mais celui de Jésus-Christ, soit afin de maintenir la foi de la sainte Église catholique, soit qu’il s’agît d’absoudre ou d’exclure les prêtres et les clercs, justement ou injustement excommuniés. Dans l’ordination des prêtres et des clercs, il pensait qu’il fallait se rendre au vœu du plus grand nombre des fidèles, suivant la coutume de l’Église.

XXII
Sa vie domestique.

Dans ses vêtements, dans sa chaussure, dans son coucher, il gardait une mesure de simplicité et de convenance, également éloignée d’une recherche excessive et d’un abaissement affecté ; en quoi les hommes excèdent d’ordinaire, préoccupés de leur intérêt propre plutôt que de celui de Jésus-Christ ; mais lui tenait le milieu, n’inclinant ni à droite ni à gauche. Sa table était modeste et frugale ; quelquefois, avec les herbes et les légumes, on servait de la viande pour les hôtes et les infirmes, mais toujours du vin, car il savait et enseignait, d’après l’Apôtre, que « tout ce que Dieu a créé est bon » et « qu’on ne doit rien rejeter de ce qui se prend, parce qu’il est sanctifié par la parole de Dieu et par la prière[26] » ; enfin, comme lui-même l’a établi dans ses Confessions, quand il dit : « Je ne crains pas l’impureté de l’aliment, je crains l’impureté de la convoitise. Je sais qu’il a été permis à Noé de se nourrir de toute chair ; qu’Hélie a demandé à la chair l’apaisement de sa faim ; que l’abstinence admirable de Jean n’a pas été souillée de sa pâture de sauterelles ; je sais aussi qu’Ésaü s’est laissé surprendre par un désir de lentilles ; que David s’est accusé lui-même d’avoir désiré un peu d’eau ; que notre Roi a été tenté, non de chair, mais de pain. Aussi le peuple dans le désert mérita-t-il d’être réprouvé, non pour avoir eu le désir de la chair, mais parce que ce désir le porta à murmurer contre le Seigneur[27] ». Quant à l’usage du vin, l’apôtre écrit à Timothée : « Ne continue pas à ne boire que de l’eau ; use d’un peu de vin à cause de ton estomac et de tes fréquentes infirmités[28] ». Il se servait de cuillers d’argent ; le reste de la vaisselle était de terre, de bois ou de marbre, non par nécessité et par indigence, mais par amour volontaire de la médiocrité. Il pratiqua toujours l’hospitalité. A table même, il aimait encore mieux la lecture ou la discussion que le soulagement du boire et du manger. Pour en bannir la peste de la médisance humaine, il avait fait écrire ces deux vers dans le réfectoire :

[26] I Tim., IV, 4.

[27] Confess., lib. X, XXXI.

[28] I Tim., V, 33.

« Qui que tu sois, si tu aimes déchirer par ta médisance la vie des absents, apprends que tu n’es pas digne de t’asseoir à cette table ».

Et lui-même avertissait ses convives de s’abstenir de tout propos inutile, de toute fable calomnieuse ou médisante. Il lui est plusieurs fois arrivé de reprendre fort sévèrement quelques évêques de ses plus grands amis qui, par oubli, péchaient contre son distique, leur disant avec émotion, ou qu’il fallait effacer ces vers, ou qu’il allait se lever de table et se retirer dans sa chambre. C’est ce dont moi-même et d’autres, assis à sa table avec moi, avons été témoins.

XXIII
Comment il administrait les sacrements de l’Église.

Il avait toujours présent l’esprit le souvenir de ses frères en pauvreté, et il fournissait leurs besoins sur le fonds même d’où il prenait sa subsistance, lui et tous ceux de sa maison, c’est-à-dire sur les revenus des biens de l’Église et sur les dons des fidèles. Et si par hasard, comme il arrive souvent, la jalousie élevait des soupçons contre le clergé au sujet des possessions de l’Église, alors il s’adressait au peuple et protestait qu’il aimait mieux vivre des aumônes du peuple de Dieu que d’être chargé du soin ou de l’administration de ces biens ; qu’il était prêt en céder à d’autres le fardeau, et qu’ainsi tous les serviteurs et les ministres du Seigneur vivraient suivant cette parole de l’Ancien Testament : « Les ministres de l’autel ont part aux offrandes de l’autel[29] ». Mais jamais les laïques ne voulurent se charger de la gestion de ces biens.

[29] I Cor., IX, 13.

XXIV
Son désintéressement.

Il remettait tour à tour le soin de l’administration du temporel de l’Église aux ecclésiastiques les plus propres à cet emploi. Il n’avait jamais ni clef ni sceau entre les mains. C’était le prêtre administrateur qui notait tout ce qui se recevait ou se donnait. L’année révolue, on lisait au saint le relevé des recettes et des dépenses, de ce qui avait été donné à l’Église ou de ce qui restait à dépenser, et dans la plupart des articles, il préférait s’en rapporter à la bonne foi de l’administrateur que de vérifier lui-même toutes les preuves. Il ne voulut jamais acquérir ni maison, ni terre, ni métairie ; mais si quelque don ou legs semblable était fait à l’Église, il ne refusait pas ; il ordonnait au contraire d’accepter. Car nous savons qu’il a refusé plusieurs héritages ; non que les besoins des pauvres ne dussent y trouver leur satisfaction, mais il aimait mieux en laisser la jouissance aux enfants, parents ou alliés dépossédés par la volonté du mourant. L’un des principaux de la ville d’Hippone, qui vivait à Carthage, voulut de lui-même donner une terre à l’Église d’Hippone. Il en fit dresser l’acte, où il s’en réservait l’usufruit, et il l’envoya à Augustin, de sainte mémoire. Le saint accepta cette donation avec joie, et il le félicita de songer ainsi à son salut éternel. Mais quelques années après, et en notre présence, le même donateur écrivit au saint pour le prier de rendre l’acte de cette donation à son fils, porteur de sa lettre : il envoyait en dédommagement cent écus d’or pour être distribués aux pauvres. Le saint gémit de voir ou que cet homme eût feint de vouloir faire une bonne œuvre, ou qu’il se repentît de l’avoir faite. Il témoigna toute la douleur dont Dieu pénétrait son âme, et il se répandit contre un tel manque de foi en plaintes en en reproches. Cependant il rendit aussitôt cet acte de donation, que nul n’avait exigé ni demandé, expression d’une volonté entièrement libre, et il refusa l’argent. Mais en lui répondant, il le réprimanda sévèrement, et l’avertit d’expier par une humble pénitence son hypocrisie ou son injustice, et de satisfaire Dieu pour ne pas sortir de cette vie chargé d’un si grand péché.

Il disait souvent qu’il y avait plus de sûreté et moins d’embarras pour l’Église à recevoir seulement des legs testamentaires que des successions entières, souvent épineuses et préjudiciables ; quant aux legs testamentaires, qu’il fallait plutôt en attendre l’acquittement que de l’exiger. Ce qu’il n’acceptait pas lui-même, il n’empêchait pas ceux de son clergé, qui en témoignaient le désir, de le recevoir. Et dans le soin qu’il prenait du bien et des possessions de l’Église, il était dégagé des attaches de la cupidité. Toujours élevé aux choses spirituelles, c’est avec peine que, de la contemplation de l’éternité, sa pensée descendait aux objets passagers ; et quand il y avait mis l’ordre nécessaire, délivré de cet importun et cuisant souci, son âme reprenait son essor ou se recueillait en elle-même, s’appliquant à méditer les choses divines ou à dicter ce que ses méditations lui avaient révélé, ou à corriger ce qu’il avait dicté et les copies qu’on en avait tirées. Et telle était l’occupation assidue de ses jours et de ses nuits. Semblable à la pieuse Marie, figure de l’Église céleste, de qui il est écrit qu’elle était assise aux pieds du Seigneur à écouter sa parole ; cette sainte femme, dont la sœur, se plaignant qu’elle n’en était pas aidée dans son service, entendit cette réponse du Seigneur : « Marthe, Marthe, Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera point ôtée[30] ».

[30] Luc, X, 39.

Il n’eut jamais le goût des constructions nouvelles ; il craignait d’engager dans des soins vulgaires son esprit, qu’il voulait conserver toujours libre de toute préoccupation temporelle. Il n’empêchait pas néanmoins ceux qui voulaient bâtir, il ne blâmait que l’excès. Quand l’argent manquait à l’Église, il annonçait au peuple qu’il n’avait pas de quoi donner aux pauvres. Il fit rompre et fondre les vases sacrés pour en assister un grand nombre d’indigents et de captifs. Je n’eusse pas rappelé ce fait s’il n’eût le sentiment charnel de plusieurs. Ambroise, de sainte mémoire, a dit et écrit[31] qu’en de pareilles nécessités il ne fallait pas balancer. Quand les fidèles négligeaient de subvenir au trésor[32] de l’Église et aux besoins de la sacristie[33], Augustin les avertissait hautement, à l’exemple de saint Ambroise, qui, en de telles circonstances, avait pris la parole dans l’église ; saint Augustin était présent, et lui-même nous l’a raconté.

[31] De Officiis, lib. II, cap. XXVIII.

[32] Gazophylacium.

[33] Secretarium.

XXV
Discipline intérieure.

Ses prêtres vivaient avec lui ; ils partageaient sa maison et sa table : la dépense de la nourriture et des vêtements leur était commune. De peur que l’habitude de jurer ne devînt une facile occasion de parjure, il prêchait souvent sur ce sujet, et il avait défendu ses disciples de jurer, même à table. Celui qui tombait en faute perdait un des coups à boire dont le nombre d’ailleurs était fixé pour tous. Quant aux fautes contre la discipline, contre la rectitude et la bienséance, il les reprenait, et les tolérait autant qu’il jugeait nécessaire ou à propos. En de telles circonstances, il exhortait le pécheur à ne pas « laisser aller son cœur à des paroles d’iniquité pour chercher une excuse dans le péché[34] ». Il rappelait encore souvent ces enseignements divins : « Celui qui présente son offrande à l’autel, s’il se souvient que son frère a quelque sujet de se plaindre de lui, qu’il laisse son offrande devant l’autel, qu’il aille se réconcilier avec son frère, et qu’il vienne ensuite présenter son offrande ». « Que si tu as quelque chose à reprocher à ton frère, reprends-le en particulier ; s’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. Sinon, prends encore avec toi deux ou trois témoins. Que s’il ne les écoute pas non plus, aie recours l’Église ; s’il n’écoute pas l’Église, qu’il soit à tes yeux comme un païen et un publicain[35] ». Et il ajoutait encore le précepte de pardonner au frère repentant, non seulement jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois, comme chacun demande chaque jour au Seigneur qu’il lui soit remis.

[34] Ps. CXI, 4.

[35] Matth., V, 23 ; XVIII, 15, 22.

XXVI
Aucune femme chez lui.

Jamais aucune femme ne hantait chez lui ; jamais aucune n’y a demeuré, non pas même sa propre sœur, sainte veuve qui, jusqu’au jour de sa mort, passa de longues années dans le service de Dieu, supérieure d’une maison des servantes du Seigneur. Il ne reçut pas non plus ses cousines germaines et ses nièces, qui s’étaient aussi consacrées à Dieu, quoique les conciles aient fait exception en faveur de parentes si proches. Il disait que bien qu’il ne pût naître aucun mauvais soupçon de sa cohabitation avec sa sœur et ses nièces, néanmoins, comme elles ne pouvaient se passer d’avoir d’autres femmes avec elles et de recevoir des visites de celles du dehors, tout ce commerce de femmes pouvait être un sujet de scandale et de chute pour les faibles, une occasion de tentation ou de péché pour ceux qui demeuraient avec l’évêque ou avec les autres ecclésiastiques, ou au moins une matière de médisance et de soupçons pour la malignité. C’est pourquoi il disait qu’il ne fallait jamais que des femmes demeurassent dans la même maison que des hommes consacrés au service de Dieu, quelque chastes qu’ils fussent, de peur, encore une fois, qu’il n’y eût là pour les faibles un sujet de scandale et de chute. S’il venait des femmes pour le voir ou le saluer, il ne les admettait jamais qu’en présence de plusieurs de ses prêtres, jamais il ne leur parlait seul à seule qu’il n’y eût là quelqu’un de son intimité.

XXVII
Sa charité envers les pauvres et les malades.

Il gardait dans ses visites la règle prescrite par l’apôtre[36] ; il n’allait voir que les orphelins et les veuves dans leur affliction. Lorsque les malades le demandaient pour qu’il vînt prier Dieu pour eux et leur imposer les mains, il accourait. Quant aux monastères de femmes, il ne les visitait que dans une extrême nécessité.

[36] Jac., I, 27.

Il disait qu’un serviteur de Dieu devait observer dans sa vie et sa conduite certaines maximes qu’il tenait d’Ambroise, de sainte mémoire, savoir : de ne faire pour personne aucune demande de mariage, de ne pas appuyer de sa recommandation ceux qui veulent entrer dans la carrière militaire, et de n’accepter dans son pays aucune invitation aux festins. Et il rendait raison de chacune de ces maximes. Il fallait craindre qu’une union malheureuse n’attirât sur l’auteur de cette union la malédiction des époux. Toutefois, quand les partis étaient d’accord, le prêtre devait se rendre à leur invitation, pour confirmer et bénir leurs mutuelles promesses. Quant au refus de recommander ceux qui se destinaient aux emplois militaires, c’était de peur qu’ils ne compromissent par une mauvaise conduite la recommandation qui les avait produits. Il fallait craindre enfin que l’occasion fréquente des festins hors de chez soi ne fît perdre la règle de la tempérance.

Il nous rappelait encore souvent, avec de grands éloges, une sage et pieuse réponse de cet évêque de bienheureuse mémoire arrivé au terme de ses jours. Dans sa dernière maladie, entouré de l’élite des fidèles, qui, réunis auprès de son lit, et le voyant sur le point de passer du siècle à Dieu, songeaient avec douleur que l’Église de Dieu allait être privée de ce grand dispensateur des Sacrements et de la parole divine, et le conjuraient en pleurant de demander lui-même au Seigneur la prolongation de sa vie, le saint évêque leur répondit : « Je n’ai point vécu de manière à rougir de vivre encore au milieu de vous ; mais je ne crains pas non plus de mourir, parce que nous avons un bon maître ». Augustin, dans sa vieillesse, admirait l’urbanité et la mesure de ces paroles. Il remarquait avec éloges qu’en disant : Je ne crains pas de mourir, parce que nous avons un bon maître, saint Ambroise voulait écarter jusqu’au soupçon d’une présomptueuse confiance dans la pureté de sa vie, dont on eût pu accuser cette autre parole : Je n’ai pas vécu de manière à rougir de vivre encore au milieu de vous. Et il parlait ainsi eu égard à ce que l’homme peut connaître de l’homme. Mais, sachant quel examen il faut subir devant la justice divine, il se reposait sur la bonté du Seigneur, à qui il disait, dans sa prière de chaque jour : « Remettez-nous nos dettes[37] ».

[37] Matth., VI, 12.

Le saint citait encore très souvent les paroles d’un évêque de ses amis qui touchait à ses derniers moments, et qu’il venait visiter. L’évêque, aux approches de la mort, lui faisait signe de la main que bientôt il allait franchir le seuil du siècle. Augustin lui répondit qu’étant si nécessaire à l’Église, il pouvait vivre encore. Mais le mourant, pour éloigner de lui l’apparence d’être retenu par l’amour de la vie : « Si l’on ne devait jamais mourir, reprit-il, à la bonne heure ; mais puisqu’il faut mourir un jour, pourquoi pas à l’instant ? » Et le saint admirait qu’une telle parole fût sortie des lèvres d’un homme né et élevé dans une métairie, craignant Dieu à la vérité, mais peu initié la culture de l’esprit, et il opposait ces sentiments à ceux d’un autre évêque malade, dont le martyr Cyprien, dans sa lettre sur la peste, parle ainsi : « Un de nos collègues dans le sacerdoce, sentant ses forces épuisées et les angoisses de la mort prochaine, pria Dieu de lui accorder quelques jours encore. A sa prière, parut auprès du mourant un jeune homme éclatant de majesté, d’une taille haute, d’un aspect éblouissant, et qui ne pouvait être visible qu’à des yeux près de se fermer. Et une voix frémissante d’indignation fit entendre ces mots : « Vous craignez de souffrir ! vous refusez de partir ! que ferai-je de vous[38] ? »

[38] Cypr., De Mortalitate.

XXVIII
Ses derniers écrits.

Peu de jours avant sa mort, il fit la revue des livres qu’il avait dictés et publiés, soit dans les premiers temps de sa conversion, étant encore laïque, soit depuis, étant prêtre ou évêque ; et tout ce qu’il y remarqua de contraire à la règle de l’Église, tout ce qui lui était échappé d’inexact alors qu’il n’en connaissait pas encore et n’en avait pas suffisamment goûté la doctrine, fut noté et corrigé par lui-même. Les deux parties qui composent cet ouvrage sont intitulées : De la revue des livres. Il se plaignait que quelques-uns de ces ouvrages lui eussent été dérobés par des amis avant la dernière épreuve de l’examen, quoique, dans la suite, il les eût corrigés. Il en laissa plusieurs inachevés ; la mort le prévint. Jaloux d’être utile à tous, à ceux qui pourraient comme à ceux qui ne pourraient pas faire de longues lectures, il fit un recueil, précédé d’une préface, des passages de l’Ancien et du Nouveau Testament qui contiennent les prescriptions ou les défenses divines relativement à la règle des mœurs, afin que le lecteur pût reconnaître d’un coup d’œil son obéissance ou sa désobéissance à l’ordre de Dieu, et il appela cet ouvrage : le Miroir.

Bientôt après, la Providence divine voulut qu’une multitude innombrable de barbares farouches, aguerrie et diversement armée, Vandales et Alains, mêlés de Goths, vînt fondre d’Espagne sur les rivages de l’Afrique, et pénétrant à travers toutes les Mauritanies jusque dans nos provinces, laissât partout de sanglantes traces de sa férocité, semant en tous lieux, sur son passage, la dévastation, le pillage, le meurtre, les supplices, les incendies et mille autres horreurs ; n’épargnant ni le sexe, ni l’âge ; ni les prêtres, ni les autres ministres de Dieu, ni les ornements de l’Église, ni les vases, ni les édifices sacrés n’étaient l’abri de sa fureur. L’homme de Dieu vit le début et les progrès de ce fléau avec des yeux et des pensées bien différentes des autres hommes. II y découvrit des maux plus terribles, le péril et la mort des âmes, et suivant cette parole de l’Écriture : « Celui qui acquiert la science se prépare de plus vives douleurs, et une grande pénétration dessèche les os[39] » ; « ses larmes furent le pain de ses jours et de ses nuits, et il passa les derniers jours de sa vieillesse dans une amertume et une tristesse incomparables. Car cet homme de Dieu voyait les villes ruinées, les domaines rustiques saccagés, leurs habitants passés au fil de l’épée ou chassés et mis en fuite ; il voyait les églises dépourvues de prêtres et de ministres ; les vierges saintes et les fidèles voués à la continence partout dispersés, et, dans ce nombre, les uns expirer dans les tourments ou par le glaive, les autres perdre la vie de l’âme avec la pureté de leur corps et de leur foi, pour gémir ensuite dans un dur et cruel esclavage ; il voyait les hymnes et les louanges de Dieu bannies de ses temples, les églises en maint endroit brûlées, les solennités locales anéanties, les sacrifices et les sacrements interrompus ; peu les demandaient, ou il ne se trouvait personne pour les administrer ; ceux qui s’étaient réfugiés dans les bois, sur les montagnes, dans les antres, dans les cavernes ou dans les forêts, y avaient été, les uns forcés et massacrés, les autres destitués de leurs dernières ressources, réduits à mourir de faim ; il voyait encore des évêques et d’autres ecclésiastiques, après avoir évité, par une grâce particulière de Dieu, de tomber entre les mains de ces barbares ou s’être dérobés à leur fureur, dépouillés, nus et dans la dernière indigence, mendier les secours qu’on ne pouvait leur accorder, ni tous, ni à tous[40]. Des innombrables églises d’Afrique, il en restait trois à peine, celles de Carthage, d’Hippone et de Cirta, que la Providence avait préservées de la dévastation, et ces cités sont encore debout, soutenues par la puissance de Dieu et des hommes ; quoique, après la mort d’Augustin, Hippone, abandonnée de ses habitants, ait été livrée aux flammes. Au milieu de tant de maux, il ne se consolait qu’en rappelant cette parole d’un sage : « C’est être petit que de regarder comme un grand mal ces écroulements de bois et de pierre et ces morts d’hommes mortels ».

[39] Eccli., I, 8 ; Ps. XLI, 4.

[40] Invasion des Vandales en Afrique, l’an 427, Hiérius et Ardaburus, consuls.

Tous ces malheurs, sa haute raison les déplorait chaque jour avec amertume. Et ce qui mit le comble à sa douleur et renouvela ses gémissements, ce fut l’investissement de la cité d’Hippone, jusqu’alors préservée, et dont l’ennemi vint faire le siège. Le comte Boniface s’y était renfermé, autrefois l’allié des Goths, et il y soutint un siège de quatorze mois. Les communications avec la mer furent interrompues. Nous nous étions réfugiés nous-mêmes dans cette ville avec plusieurs de nos collègues dans l’épiscopat, et nous y demeurâmes pendant toute la durée du siège. Nos malheurs faisaient le sujet ordinaire de nos entretiens ; nous considérions les jugements terribles que la justice divine exerçait devant nos yeux, et nous disions : « Vous êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont équitables[41] ». Nous mêlions ensemble nos douleurs, nos gémissements et nos larmes, conjurant le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation de venir à notre secours dans cette cruelle épreuve.

[41] Ps. CXVIII, 137.

XXIX
Dernière maladie de saint Augustin.

Il arriva qu’un jour, étant réunis à table et conversant ensemble, il nous dit : « Écoutez-moi ; ce que je demande à Dieu dans cette affliction, c’est qu’il lui plaise de délivrer cette ville des ennemis qui l’assiègent, ou, s’il en a ordonné autrement, qu’il donne à ses serviteurs la force de soutenir le poids de sa volonté, ou du moins qu’il me retire du siècle pour m’appeler à lui ». Nous profitâmes de cette parole et de cette instruction, et tous nous nous joignîmes à lui, ainsi que la ville entière, adressant à Dieu les mêmes instances. Et en effet, le troisième mois du siège, il fut pris de la fièvre, obligé de se mettre au lit, et cette dernière maladie ajoutait encore à ses vives souffrances. Dieu ne refusa pas à son serviteur le fruit de sa prière, comme il avait souvent exaucé en d’autres temps les prières et les larmes que le saint avait versées, soit pour lui-même, soit pour la ville. Prêtre et évêque, on vint plus d’une fois lui demander ses prières pour des possédés ; j’en ai été témoin ; il offrait alors à Dieu ses prières avec ses larmes, et les démons abandonnaient leur proie. Il était à son lit de mort ; un homme vint avec son fils malade et le pria d’imposer les mains sur son enfant pour lui rendre la santé. Le saint répondit que s’il avait ce pouvoir de guérir, il eût commencé par lui-même. Mais cet homme lui dit qu’il avait eu une vision dans son sommeil, et qu’il avait entendu cette parole : « Va trouver l’évêque Augustin ; qu’il impose les mains, et ton fils sera sauvé ». Augustin le fit alors sans différer ; et aussitôt, par la grâce du Seigneur, le malade s’en retourna guéri.

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