Les naufragés
L'HÉROINE
Le poète Pierre Dufaure résolut d'écrire un roman.
L'époque semblait propice à cette tentative: il n'avait point de maîtresse et son cerveau était libre. Ses premiers vers avaient reçu bon accueil dans le monde des lettres et dans la presse; sa jeune gloire s'annonçait; son esprit délicat, fin, subtil et souple, paraissait devoir s'adapter à des genres divers; son imagination vive et nette évoquait des visions précises, et son œil, qui savait découvrir le rapport des effets et des causes, lisait clair dans l'âme des hommes. Bien qu'il s'enthousiasmât volontiers, on le trompait malaisément. Il était mondain et regardait la vie: il prenait plaisir à la comprendre, et surveillait les manèges de l'amour ou de l'ambition avec un plaisir d'entomologiste qui attrape des notes au vol, et les pique.
Néanmoins, il restait, par-dessus tout et malgré lui, poète: à cause de cela sans doute, il désira prouver qu'il était autre chose, pour affirmer l'empire de son esprit sur son instinct; et cette visée, un peu inconséquente au fond, ne laissait point cependant d'être noble, puisqu'elle tendait à la glorification de la volonté, fruit de l'effort, plus honorable dans l'homme que le génie lui-même, fruit de nature.
Pendant l'automne où, précisément, Pierre Dufaure se livrait à ces remarques, il fut témoin d'un drame intime qui se déroulait près de lui; il assista aux sournoises menées d'une séduction, vit la femme se complaire d'abord, et s'inquiéter ensuite, hésiter, reculer, s'affoler et tomber dans les griffes d'un noceur qui ne l'aimait pas. Il connaissait cette femme et cet homme assez pour estimer l'une autant qu'il méprisait l'autre. Alors, il imagina l'avenir de ce couple: il entrevit la désillusion progressive de la créature trop confiante qui s'était livrée à un pleutre; par la pensée, il conduisit la malheureuse jusqu'à la compréhension parfaite de son erreur, et la fit trembler dans les angoisses d'une révélation tardive.
Déjà il perdait de vue la jeune femme dont l'aventure avait inspiré sa verve, et déjà il lui substituait une créature grandie, poétisée, digne du plus bel amour.
Il eut froid au cœur, rien qu'à concevoir le frisson glacial dont la pauvre femme allait être prise, lorsqu'il lui serait impossible de douter davantage: il la vit prisonnière dans l'ombre d'une cave, comme un damné du Dante, et blême au fond des ténèbres, avec des yeux rougis, grelottante et palpant des doigts les murs gluants de son cachot, folle de terreur, avec les cheveux épars, et toujours cherchant une issue: mais il n'y avait point d'issue, car elle aimait!
Telle qu'il la conçut, elle aimait avec du mépris, du dégoût, des révoltes, et—pourquoi pas?—de la haine! Elle aimait en esclave, elle aimait en brute, prise par la chair, essayant de fuir et revenant toujours, baisant l'ordure qui l'avait conquise, et son âme douloureuse planait au-dessus de ces hontes. L'âme pure contemplait l'avilissement inéluctable, et se désolait dans l'impuissance.
Belle étude à faire, que celle de l'être double, qui voudrait et qui ne veut pas, qui aspire vers l'idéal et s'enlève plus haut pour replonger plus avant dans la boue, ange aux ailes engluées de vice!
Alors, il inventa que le ruffian, despotique et sentant sa force, pourrait trouver un infini de voluptés perverses à démontrer la veulerie de toute rébellion, et l'omnipotence de sa maîtrise. Afin de prouver qu'on ne se débarrasse pas de lui, plus fort que la vertu, plus fort que la pudeur, plus fort que le rêve, il s'amuserait de traîner sa victime jusqu'à la promiscuité des bouges: il lui imposerait, l'une après l'autre et peu à peu, graduant les doses du poison, toutes les orgies et tous les stupres; puis, sadique, il dirait, avec un rire cassant:
—Qu'en pensez-vous, ma chère?
Tout cela finirait, comment? Par le suicide de la jeune femme? Moyen banal et de piètre élégance! Le suicide a beaucoup servi, et n'est plus guère autorisé qu'à la rubrique des faits divers. La mort de l'héroïne apparaissait pourtant comme l'unique solution possible, dans un désespoir exaspéré jusqu'à ce point de lyrisme infernal. Il faudrait chercher. Qui sait, d'ailleurs, si le développement de cette maladie psychologique n'amènerait pas de lui-même, et par la liaison des idées, un dénouement mathématique, inévitable, mais encore invisible dans les brumes du scénario?
De plus en plus, le drame envahissait l'esprit du poète et se précisait: par mille petites fibres attachantes, pareilles aux racines d'un lierre, l'Idée s'insinuait dans les replis du cerveau, accrochait ses ramilles parasites et pompait de la vie.
Pierre Dufaure était possédé.
Cette emprise s'opéra dans la nuit, au retour d'un bal où le psychologue avait rencontré ses modèles, surveillé leurs gestes, examiné leurs consciences. Mais d'un revers de main, il chassa leur souvenir, et résolut de ne plus voir ces gens, afin de ne pas gêner en lui le libre développement de l'Idée.
Il marchait à grands pas sonores, et la solitude bleue des boulevards retentissait des coups que ses deux talons et sa canne frappaient sur le trottoir. Machinalement, il suivait la route connue, regagnant sa demeure, hagard, avec la gorge sèche, les lèvres tremblantes et crispées de mots, les yeux fixés droit devant lui et pleins de visions.
Le plan se dressait: de grandes lignes, comme des avenues qui traversent une ville, se traçaient d'elles-mêmes, et les états d'âme s'y logeaient par familles…
Il vit l'œuvre achevée.
Trois parties! Primo, la rencontre et la séduction, toute cette lutte d'une Tantale qui n'a jamais aimé, et qu'on sollicite d'amour; puis, en fin de bataille, la chute.
Secundo, l'épanouissement d'un être, la chair extasiée, l'âme ravie, la révélation de l'ivresse, la double gratitude du corps et de l'esprit! Mais, par degrés, l'étonnement se glissait dans ce cœur de femme, à cause des paroles vilaines qu'elle avait à entendre et des sentiments troubles qui la froissaient d'abord et bientôt l'inquiétaient; alors pour elle commencerait une marche effrayée dans les arcanes du maître qu'elle avait pris; et c'était, enfin, la découverte, à tâtons, d'un égout. «Je me suis trompée!» Mais le cri venait trop tard. Il fermait la seconde partie.
Tertio, le gouffre, l'impossibilité de fuir! Ici, le génie du poète allait se donner carrière. Le roman tournait à l'épopée, descendait l'échelle des aberrations auxquelles peut atteindre la fureur des luxures, et dans l'inassouvissable besoin de toujours aller au delà, du lupanar à la messe noire, le couple infernal dégringolait fantastiquement à travers les étapes de l'horreur. Mais l'âme de la victime, emportée dans ce tourbillon, restait pure par ses remords et dans les voluptés se faisait douloureuse!
L'esprit du poète s'enfiévrait de ce concept.
Il ne se coucha point. Sur des feuilles, des feuilles, jusqu'au matin, il jeta des notes, nota des cris, vécut son drame, entendant de toutes parts des paroles proférées autour de lui par les enfants de sa pensée, qui allaient et venaient, trépidants autour de sa table, l'interpellaient, touchaient son épaule, trempaient sa plume.—«Et puis ceci! N'oublie pas cela! Tel jour, il fit telle chose! Ah! et ce mot encore!…» Pressé, harcelé, ne sachant auquel entendre, il renonçait à rien placer en ordre, occupé seulement de saisir au vol les richesses qui passaient, de n'en pas laisser perdre, de rattraper celles qui fuyaient, et courant après elles, se retournant pour en recevoir d'autres, il enregistrait tout, voyait tout à la fois, tour à tour, brouillait au hasard la chronologie de son drame, se ruait d'une époque à l'autre, entremêlait les angoisses de la troisième partie et les candeurs de la première, les suaves tendresses et la fumée des bouges, écrivait, écrivait, ahuri de visions, et fou lui-même comme ses fous!
Au jour, il tomba de lassitude, dans un sommeil cauchemardé.
Puis le calme revint sous ce front solide, et lentement, sûrement, avec ses bases fortes, l'œuvre s'échafauda dans l'harmonie de l'art.
Alors seulement Pierre Dufaure osa se mettre en besogne.
Devant la première page blanche, il demeura sans rien pouvoir écrire, effrayé du labeur auquel il s'attelait: à cette tâche, il allait donner sa vie, sa force, sa jeunesse, tout le meilleur de lui; il abdiquait son moi, pour revêtir deux âmes étrangères; il renonçait à son calme heureux pour y substituer un enfer. Et cela durerait des mois! Puis, en fin de compte peut-être, la chose ne vaudrait rien que les honneurs d'une flambée dans l'âtre. Il eut peur. Une imperceptible sueur mouilla son visage devenu pâle. Haletant, épuisé, il reposa la plume, et sortit dans la rue.
Mais, au grand air, l'obsession le suivit, et, sur le dos d'une lettre, il écrivit des lignes: sans qu'il y prît garde, l'œuvre était commencée.
Il esquissa d'abord le portrait de Renée. L'héroïne, veuve, tendre, déçue, avait tous les espoirs, tous les charmes. Il la peignit telle qu'il rêvait de la rencontrer pour lui-même, douée des vertus qui lui plaisaient, et que jamais encore il n'avait trouvées en aucune maîtresse. Car ses maîtresses, vraiment, jusqu'à ce jour, on peut l'avouer, s'étaient montrées d'une platitude irréprochable! Parmi la niaise multiplicité des amours faciles, il avait promené son dilettantisme ennuyé, et certes il en était las.
Dans la dame de son premier roman, il mit tous les besoins de son cœur: elle fut l'introuvable.
Il la racontait avec tendresse; il la sortait de lui, toute vivante, tiède d'avoir germé dans la chaleur d'un rêve. Plus d'une fois, les larmes lui vinrent aux yeux, en expliquant comme elle était. Il se complut à dire le précédent mariage, et la jeune fille aussi, et même l'enfant qu'elle avait été autrefois. A mesure qu'il la présentait, il la reconnaissait: elle était lui, la fleur de lui!
Il eut pour elle les soigneuses attentions d'un père jaloux, qui serait en même temps une mère passionnée. Ému des paroles naïves qu'elle disait en lui, et qu'il transcrivait, il crut de ne pas l'inventer, mais la voir et l'entendre. Bientôt, elle vécut d'une vie propre, qu'elle ne lui devait pas.
Il revenait au travail comme on court au rendez-vous d'amour, afin d'être près d'elle. Nulle compagnie ne lui fut aimable en comparaison de ce papier où l'exquise créature se manifestait en souriant.
Au moment de s'asseoir devant la feuille blanche, il murmurait: «Bonjour, Renée.» Il la sentait auprès de lui. On échangeait des phrases, pour soi, en dehors de l'œuvre. Dans les repos, il narrait des anecdotes survenues en sa propre existence; elle fut promptement initiée à tous les secrets de son poète. Ils devinrent amis, et dans les occurrences du drame, il lui donnait des conseils contre le danger de sa chute prochaine.
Dès lors, il prit plaisir à manger seul. Mais il n'était pas seul: invisible en face de lui, la petite amie était une compagne, et on riait. Les camarades du poète, surpris de ses désertions fréquentes, pensèrent qu'il avait gagné des goûts de luxe et de confort égoïste, car on le voyait s'attabler solitairement dans les cabarets à la mode. Ils se trompaient: Pierre Dufaure était en partie fine avec Renée, et la fêtait.
Cependant, et malgré l'entassement des feuilles, le drame ne parvenait point à se corser, et l'œuvre restait aux préambules.
Chaque fois que le poète essayait d'introduire en scène le second de ses personnages, un dégoût le prenait devant cette figure sinistre et détestée par avance. Il renvoyait ce drôle comme un importun, et, délivré de lui, s'attardait à nouveau parmi les grâces de Renée.
Un jour, pourtant, de brusque rage, il empoigna cet homme, et, le tirant au jour, le montra, dépouillé du mensonge mondain et des oripeaux élégants, tout nu. Avec haine, il écrivit cette page comme on se venge, et le sang du bélître giclait sous les verges de son juge.
Il en fut soulagé, comme d'avoir fait tout à la fois un acte de justice, de probité, et une heureuse affaire. Il revint à Renée.
—Tu as entendu? Je l'ai traité de belle façon, comme il le mérite!
Il sentit à son cou les bras de Renée qui le remerciait, sauvée: la femme avait compris le péril, et, devant le tentateur démasqué, se reculait avec dégoût. Elle ne pouvait plus faillir.
Quand l'auteur voulut continuer d'écrire, il se prit la tête dans les mains, et chercha. Où donc aller? Toutes les routes était fermées! N'était-ce pas une honte, d'ailleurs, et presque un crime, de vouer une si noble créature à des tourments qu'il pouvait empêcher, et de se faire, en somme, le complice d'un bandit? Plus encore: le complice de son rival!
Car il l'aimait, son héroïne, la trop vivante Renée, et ne pouvait plus tolérer qu'un profane y touchât.
C'est dit! Il la garderait! Et tant pis pour le roman! On n'a pas tant de joies en ce monde, qu'il faille bénévolement sacrifier un bonheur qui passe, tout fleuri de rêves…
Le poète rangea ses papiers dans un carton où Renée demeura veuve, dans sa pureté, et le chef-d'œuvre de Pierre Dufaure ne fut jamais écrit.