← Retour

Les naufragés

16px
100%

SUPRÊME IDYLLE

L'été finissait ce soir-là: c'était le printemps de l'automne. Quelques feuilles, déjà, se détachaient des branches, et, balancées un instant dans l'air rose, tombaient sur les sentiers glissants; cependant, de jeunes pousses crevaient encore les bourgeons, et les grives, leurrées par ce renouveau d'un jour, croyaient que la saison des nids allait recommencer dans la saison des vignes.

Les ceps chargés de grappes et les pommiers alourdis enluminaient de pourpre les collines qui dévalent largement vers le fleuve: d'en haut, on voyait, dans le bas-fond, l'eau plate et lumineuse s'étaler par endroits, pour se perdre tout à coup dans le fouillis des arbres roux et des îlots, et réapparaître ailleurs, et se perdre à nouveau, faisant, sous le ciel sans nuages, une suite de lacs endormis dans la vesprée, sous le resplendissement de leurs immobiles reflets.

Aucun souffle de vent: une tiédeur pénétrante enveloppait les choses et les caressait avec langueur; le ciel, timide et doux, avait la transparence d'une aurore en avril; plus grave, pourtant, il s'éployait sur les paysages recueillis, et versait de la piété, car le printemps est un reposoir, tandis que l'automne est un temple; et si, dans les mois de fleurs, de germes et de chansons, nos sens ont palpité avec la vie universelle, c'est avec notre âme que communie l'âme du monde automnal. Dans l'agonie des champs et des cieux, l'homme mûr reconnaît son image: il les aime d'être semblables à lui, comme il a aimé tous les dieux qui se sont faits hommes, parce qu'en les aimant ainsi, c'est encore lui qu'il révère et qu'il aime…

A cette heure nostalgique, un passant longeait le coteau, dans le sentier qui serpente parmi les herbes drues.

Ses cheveux grisonnaient à ses tempes, et des rides prématurées traversaient son front; ses yeux, dans l'ombre de l'orbite, pensaient. C'était un homme des villes, jeune encore, mais chargé d'une vie nombreuse, et d'émotions passées. Il marchait tête nue, baissant et relevant le front, regardant tour à tour la terre humide et l'ample horizon; peut-être, ne savait-il pas lui-même si plus il jouissait ou souffrait de sa solitude: car il l'avait voulue, et pourtant elle écrasait son cœur.

Dans une clairière, il s'arrêta.

L'espace, alentour, était rose. L'homme se sentait regardé par la compassion du soir; toute son âme se tendait pour embrasser la nature fraternelle qui se faisait si tendre dans l'adieu; devant cette mort sereine du jour et de l'été, ses lèvres remuaient comme pour des paroles qui doivent n'être plus prononcées…

Et voilà que devant lui, droite entre les arbres, profilant sa silhouette déjà brune sur une dentelle de feuilles, il vit une Femme.

Il s'approcha.

La femme, sans prendre garde à lui, demeurait immobile. Elle était belle et triste, et ressemblait au soir. Vêtue de couleurs mourantes, elle incarnait cette heure, et sa riche maturité, dans ce monde peuplé d'adieux, solennellement, apparaissait comme un symbole.

Il vint plus près de l'inconnue, qui ne se détourna point.

Enfin, elle le regarda.

Parce qu'il pensait les mêmes choses, elle n'eut pas honte d'être surprise dans sa pensée intime, et la pudeur de son âme ne fut pas épouvantée.

Il salua. Elle répondit à peine. Mais, dans leurs yeux qui se rencontraient pour la première fois, ils se reconnurent sans s'être jamais vus: c'est pourquoi il resta debout à côté d'elle, ayant senti qu'elle permettait sa présence. Même, chacun d'eux avait peur que l'autre s'éloignât, parce que, sans le savoir, ils s'étaient espérés l'un l'autre, et, dans leurs yeux timides, ils avaient lu, tout d'abord, leur crainte mutuelle d'être trop tôt abandonnés. Cependant, comme ils sentaient ensemble, ils se turent, pour garder la grandeur de leur recueillement, et déjà le ciel, la terre, le couple, tout n'avait plus qu'une seule âme.

Longtemps, ils demeurèrent ainsi, fixes et côte à côte, dans leur muette adoration; par instants, ils échangeaient un sourire presque chagrin et presque ami, puis, se tournaient vers le soleil.

L'astre descendait plus vite; une vapeur se balançait au-dessus de l'eau, sous les branches des premiers saules, et le soleil descendait encore…

Tous deux le contemplaient avec une commune angoisse.

Lorsque le bord du disque se déchira sur la colline, brusquement, un même sanglot leur échappa.

Ils se rapprochèrent, dans la peur d'être seuls, et leurs mains se prirent.

Le soleil diminuait: leurs doigts se crispèrent.

Il se tourna vers elle, et, posant sa main droite sur l'épaule de l'Amie, il l'attira avec lenteur, et avança la tête; le visage de la femme arrivait au-dessous du sien; dans ces prunelles qu'il appelait à lui, il plongea son regard: et tous les deux pleuraient en silence, quand l'homme prit la femme dans ses bras, sans dire un mot.

Alors, tandis qu'elle inclinait le front, il posa, tout près des cheveux, ses lèvres qui ne s'ouvrirent pas dans le baiser. En même temps, ils avaient fermé les yeux.

Enfin, elle releva la tête, un peu, et la renversa en arrière, comme pour le regarder à travers ses paupières toujours closes; il se pencha sur elle et leurs bouches s'unirent.

Le soleil était à demi consumé; des brumes violettes se traînaient avec tristesse sur les herbes grasses, qui étaient maintenant d'un vert épais et sombre.

Sous la profondeur des arbres, silencieusement, le couple s'étreignait.

L'homme perçut contre son cœur les battements plus forts d'un cœur qui s'élançait, et le poids du buste, sur son bras, devint plus lourd, comme si les jambes eussent défailli. Il vit trembler les cils, frémir les tempes. Il salua dans son âme la dernière bien-aimée, et, la posant sur le tapis des mousses, il sentit le collier des bras qui s'arrondissait vers sa nuque, et qui se refermait.

Le bleu de l'Est envahissait le ciel. Dans la piété du crépuscule, des sanglots montèrent comme un encens, et Vénus alluma son étoile qui tremblait au-dessus des coteaux…

Quand leurs lèvres se désunirent, tous deux, sans prononcer une parole, se tournèrent ensemble vers le couchant. Mais le soleil avait disparu.

Graves, leurs yeux se cherchèrent.

Près des amants, un arbre se dressait, contre lequel ils s'appuyèrent; chacun reconnaissait si bien l'âme de l'autre, que leurs deux gratitudes se souriaient avec mélancolie.

Sachant qu'il ne fallait rien dire, et que leur double vie s'était achevée dans ce dernier soir, ils méditaient ensemble sur la navrante douceur de s'être donné là, natures épuisées et vieilles avant l'heure, le baiser du suprême amour.

Elle posa sa tête sur le bras qui tenait son épaule.

Devant eux, sous les fins brouillards de l'Ouest, le ciel était rose encore; mais à leur côté le fleuve reflétait, entre les sureaux et les saules, des pans de lumière azurée, glaciale.

Lorsqu'il la crut assoupie, il se détacha d'elle avec des soins très lents; ensuite, il ramena le manteau qu'elle avait laissé, tout à l'heure, glisser à ses pieds, et l'étendit sur les genoux de l'inconnue.

Alors en souvenir pour elle, il voulut cueillir, dans la tombée de la nuit, les suprêmes fleurs de septembre.

Il cueillit les blanches aquilées et les rapontics roses; les calaminthes mettaient des taches de carmin dans l'or mourant des tanaisies, des trèfles et des caille-lait; comme des étoiles mauves sous un nuage, les chicorées et les asters d'automne s'éteignaient parmi le blond duvet des clématites viornes, et par-dessus, dans un effort de joie, les potentilles secouaient leurs grêles clochettes.

Puis, il descendit vers le fleuve, il cueillit encore le daucus, et la grappe noire des hyèbles; il rencontra une touffe d'agonisantes anémones, qu'un vent de hasard avait semées là, et reconnut son bonheur d'un instant dans ces fleurs qui naissent lorsque tombent les fruits…

Il remonta la berge, et s'en revint vers Elle.

Mais lorsqu'il fut au pied de l'arbre qui tantôt les avait abrités, il ne la vit plus.

Il ne vit, au pied de l'arbre, que l'herbe foulée, et c'était triste… C'était comme le péristyle d'une maison mortuaire, lorsque le cercueil est parti; des voiles d'ombre en deuil pendaient entre les troncs d'arbres, et des niches pleines de nuit s'approfondissaient sous les branches.

Il appuya sa main sur leur couche récente, pour en retrouver la tiédeur; mais l'herbe était déjà froide de rosée.

Il voulut appeler: il n'osa point, à cause du silence.

Au pied de l'arbre, comme sur une tombe, il déposa son bouquet d'automne.

En se redressant, il regarda au loin: il vit les collines bleues et frileuses, au bord desquelles le couchant exhalait son dernier râle de lumière.

Chargement de la publicité...