Les naufragés
LA MARATRE
«Ma chère amie, je t'écris parce que je suis trop malheureuse, parce que je deviens folle. Il faut que je me confie et que tu m'aides. J'ai honte de moi, j'ai peur de moi. Je ne suis pourtant pas méchante, n'est-ce pas et tu le sais bien?
Je dois remonter loin, pour que tu me comprennes.
Tu n'as jamais connu les circonstances qui, l'automne dernier, amenèrent mon mariage, si imprévu, si brusquement décidé. Tu m'accusais alors,—oh! gentiment, et je ne te reproche rien,—d'être une amie peu confiante, dissimulée; tu te trompais, car j'étais simplement une femme heureuse, et d'un bonheur inespéré, que je n'osais pas dire, osant à peine y croire.
On s'est rencontré, on s'est aimé, alors que ni lui ni moi n'attendions plus rien de la vie.
Moi, tu le sais, pauvre, ayant vécu tristement ma jeunesse, dans le travail, la solitude, sans amour, j'avais déjà vingt-sept ans, et trop de raison pour espérer quoi que ce fût de l'avenir.
Lui, au contraire, avait eu l'espérance, et dix ans de félicité, mais la mort tragique de sa femme avait tout brisé en lui, autour de lui, et, par un chemin de fleurs il était arrivé à la même détresse morale où dix années de souffrance m'avaient si lentement conduite…
Alors, nous nous sommes rencontrés sur le bord de la mer, dans le cadre odieux d'une villégiature bourgeoise, où le médecin m'envoyait pour rétablir mes forces, où le médecin l'envoyait pour soigner son enfant. Il se promenait tout seul, tenant son petit par la main, comme une maman; et moi aussi, je vivais à l'écart, n'ayant aucun goût pour les ragots de la plage et les niaises médisances de ces gens qui trouvent moyen de se jalouser, quand ils méritent si peu de faire envie.
Tous les jours, plusieurs fois par jour, je le voyais passer, regardant devant lui, loin, dans le vague; lui seul m'intéressait en ce pays, mais nous ne nous parlions pas, et même il ne m'avait point remarquée: je ne songeais nullement à m'en offusquer, car je ne suis guère coquette, et ce couple d'un père et d'un enfant m'inspirait tout juste la commisération que l'on a pour un malheur rencontré dans la rue.
Le petit être surtout me faisait peine à voir.
Il était si joli, si beau, avec ses cheveux bouclés et ses yeux où le rire ne durait qu'un instant; il avait des gravités subites, le pauvre baby, comme s'il eût compris son malheur de n'avoir pas de mère: et j'aurais voulu l'embrasser.
J'ai toujours adoré les enfants, et peut-être ma grande tristesse de vieille fille venait moins d'une jeunesse sans amour que d'une maturité sans berceau. Tu te rappelles comme on riait de mes poupées, à la pension? J'étais le modèle des mères. Hélas! je donnais, par avance, à des chérubins de carton, la tendresse qui, plus tard, allait m'être interdite, les caresses que ne devait jamais recevoir un enfant sorti de ma chair. Peut-être est-ce par une revanche de cette passion déçue, et pour vivre auprès des enfants, que j'ai choisi, à l'heure de gagner mon pain, le dur métier d'institutrice?
Mais, je divague, et je ne te raconte pas. Voici. Je me dépêche. Un matin, le mignon petit, en trottant sur la plage, tomba devant moi et je courus le relever. Son père accourait aussi. L'enfant pleura très fort et le père en avait les larmes aux yeux. Est-ce que tu peux voir pleurer un homme, toi? Je fus toute bouleversée, et quand nos regards se croisèrent, j'en eus au cœur une secousse. Je dis: «Oh! monsieur, rassurez-vous: ce n'est rien; il n'a pas de mal.» M. Lanjorais me remercia beaucoup, et s'éloigna.
Depuis lors, il me saluait poliment, et l'enfant venait m'embrasser.
Un jour, on se rencontra dans le bois. J'étais assise et je lisais, quand ils survinrent. Le petit Albert ne voulut pas me quitter. Le père s'excusa d'abord; puis, on parla du pays et des paysages, qui nous plaisaient par leur tristesse grave, et tout de suite on comprit que l'on se ressemblait un peu. Pourtant, la conversation n'avait duré guère, car M. Lanjorais ne voulut pas prolonger l'entrevue dans ce lieu écarté, et je lui sus gré de sa discrétion. Tout de même, pour la première fois de ma vie, je m'étais trouvée seule au fond d'un bois, en présence d'un homme, et j'en avais ressenti une bizarre impression, faite d'un peu de malaise avec un peu de charme…
Tu devines que désormais on se parla fréquemment, sur la plage. Nous y trouvions tous les deux un plaisir discret, qui nous reposait des banalités ou des sottises proférées autour de nous, et de notre ennui.
L'enfant m'adorait. Sitôt qu'il m'avait aperçue, son petit air rêveur se changeait en gaieté; il ne riait qu'avec moi. Cela nous rapprocha beaucoup. Au bord de la mer, l'intimité se fait vite. Notre sympathie devint bientôt une confiance. L'un après l'autre, j'avais raconté tous mes pauvres secrets, et ma solitude, ma résignation; je me montrais sans arrière pensée, comme à toi, et tu seras peut-être jalouse si je t'avoue que je trouvais à ces confidences, un soulagement qu'elles ne m'ont jamais procuré à ce point, quand je les faisais à ton amitié de femme.
Cela encore me soulageait, lorsqu'il parlait à son tour: c'était comme d'entendre ma peine formulée par une autre voix, et je me reconnaissais en lui. Il ne parlait point de sa femme, mais seulement de sa détresse. Je m'abandonnais sans contrainte au charme de cette amitié, et je n'y soupçonnais aucun péril, n'ayant jamais pensé qu'un homme veuf fût un homme libre. J'imaginais naïvement que nous avions agrémenté, l'un par l'autre, nos vacances, et quand arriva le jour de mon départ, je fus toute surprise du vide nouveau que j'entrevoyais dans l'avenir, et qui m'épouvantait déjà. Le petit Albert pleura, cria: «Je ne veux pas que tu t'en ailles! Je veux que tu restes!»
Il eut presque une crise de nerfs, et nous restions là, devant lui, son père et moi, gênés, regardant l'enfant, regardant en nous, n'osant nous regarder l'un l'autre.
Ce soir-là, il m'a dit: «Je vous aime.» J'ai failli m'évanouir, en entendant ces trois mots, dits pour moi, dits à moi, et que je croyais ne devoir jamais entendre que dans les vers des poètes, ou sur la scène des théâtres. Alors, comme par enchantement, je me suis aperçue que je l'aimais.
Ce fut une grande joie douce, une espèce d'ivresse sereine, et je n'avais rien éprouvé de tel, depuis le jour de ma première communion. Je me suis jetée sur l'enfant, que j'ai pris dans mes bras, et je cachais dans ses boucles mon visage et mes larmes. J'ai bien tendrement, et même un peu follement, baisé son mince cou blanc et ses joues roses, brunies de hâle marin. Je n'étais plus une exilée, dans le monde. J'étais une autre femme, presque une mère. La vie s'ouvrait, délicieuse, et je venais de naître. Comme c'est bon, d'avoir gardé toute la pureté de son cœur, de sa pensée, et de sentir qu'on est la vierge d'un unique amour! Il m'a semblé qu'alors seulement je comprenais le pourquoi de ma vie passée, et le but de la route solitaire que j'avais désespérément suivie, sans savoir où j'allais.
Voilà comment nous nous sommes mariés. J'étais pauvre, et mon fiancé, sans être riche, possédait le nécessaire: mais nous n'avons, ni l'un ni l'autre, pensé à ces choses. Il a changé d'appartement, car tous deux, et sans en rien dire, nous le souhaitions également, lui pour ne pas m'introduire dans le logis de la morte, et moi pour ne point me heurter aux perpétuels souvenirs de celle qui m'avait précédée.
Je n'étais pas jalouse, pourtant, et je me livrais toute à mon bonheur.
Car mon bonheur, tout d'abord, me parut sans tache. Notre vie était délicieuse. J'aimais infiniment notre petit Albert, et presque avec reconnaissance, car ma félicité me semblait être un peu son œuvre.
Puis, tout a changé. Brusquement? Petit à petit? Je ne sais pas, je ne peux pas te dire. Il y a des choses qui s'arrangent au fond de nous, lentement: on ne s'aperçoit de rien, et le travail se continue; un beau jour il est fini.
Je reprends cette lettre interrompue. Que te disais-je? Je me souviens: j'allais parler du petit Albert.
Comment ai-je pu en venir à détester ce pauvre enfant?
Écoute! Je t'en prie, avant de me condamner, écoute-moi!
Il faut que tu saches une chose: ce petit ressemblait à sa mère, crois-moi, beaucoup trop.
D'ailleurs il y a ceci que tu ne dois pas oublier: j'aimais d'amour, moi, avec toute la passion contenue de toute ma jeunesse; j'adorais mon mari, il était mon culte, mon obsession, te l'avouerai-je? mon désir! Il était tout!
Or voilà que, peu à peu, je sentais une dissonance entre nous, et une gêne que je ne m'expliquais pas. Je me rappelle des minutes où j'avais honte d'aimer: oui, honte, devant lui, à cause de lui! Une pudeur me prenait tout à coup, et j'aurais voulu me cacher de son regard. Je sais pourquoi maintenant, et je vais te le dire. Nos cœurs ne battaient pas ensemble! A l'enthousiasme de mon premier amour, il répondait par une affectueuse camaraderie. Nous étions deux créatures qui ne parlent pas la même langue. C'est tout. Et c'est atroce.
Oh, bien sûr, je n'en ai pas souffert, au commencement… Comment veux-tu qu'une pauvre vierge, toute neuve, devine rien à ces choses? On va de toute son âme, et le bonheur semble si bon, quand on s'est cru condamnée pour la vie à n'en jamais connaître aucun!
C'est toi, d'ailleurs, qui m'as aidée à comprendre. Te rappelles-tu cette parole sinistre, que tu m'as dite un jour, et qui me révoltait si fort? Tu prétendais que les hommes ne savent pas vivre dans la chasteté, qu'ils sont capables de se donner sans amour, et que la continence les amène à se croire épris d'une femme, alors que simplement ils ont le désir de la femme. Et tu ajoutais, avec ce joli cynisme que tu affectes pour m'étonner: «Vois-tu, ma chère, on est sûre d'être désirée, la veille; mais on n'est sûre d'être aimée que le lendemain.»
Cette phrase-là m'est revenue à la mémoire, un jour; et, depuis lors, elle m'a hantée. Elle expliquait tout! Est-ce que M. Lanjorais, après un an de veuvage, halluciné par la solitude physique, ne s'est pas leurré sur lui-même et la nature des sentiments qu'il éprouvait pour moi? Peut-être a-t-il pris pour un amour ce qui n'était qu'un besoin, et son erreur a fait notre mariage. Maintenant, dans l'existence commune, la vérité nous apparaît… A tous deux, elle apparaît, mais trop tard, et nous en souffrons, nous allons en souffrir! De plus en plus, nous en souffrirons: lui par ma présence qui le fatigue, par mon amour qui l'obsède, et moi par sa froideur, par son visible effort d'être aimable, poli!
Poli! Comprends-tu ce mot-là! La politesse d'amour! Oh, l'exécrable idée! Elle est entrée en moi, cette idée-là, comme un poison, et je la chassais, sans pouvoir m'en défaire.
Je me défendais contre moi-même, et je me disais: «Il est froid, voilà tout; sa nature est ainsi faite.»
Mais j'ai appris, un jour, que sa nature était tout au contraire, et qu'il pouvait connaître, comme moi, et qu'il avait connu, avant moi, l'exaltation, l'ardente folie, le double élan de l'âme et de la chair, l'amour total, l'amour complet, l'amour semblable au mien!
Près d'une autre, hélas!
Je te jure que je n'ai rien cherché, et que le hasard seul m'a fait trouver des lettres adressées par lui à sa première femme.
Je ne voulais pas les lire, d'abord, et j'ai résisté pendant trois jours. J'ai passé des heures devant le tiroir que j'ouvrais et que je refermais, sans pouvoir m'en aller de là. Sur la première enveloppe, je voyais mon propre nom, écrit par la main de Charles: «Madame Lanjorais…» Je palpais le lien de soie, l'épaisseur du paquet de lettres, et je me sauvais en tremblant.
A la fin, n'est-ce pas, j'ai lu…
Oh! ces lettres! Elles me brûlaient les doigts et les yeux! Il les avait écrites au cours d'un voyage, et ces pages quotidiennes, reprises dix fois chaque jour, étaient datées d'heure en heure, pour marquer mieux la perpétuelle obsession. En lisant, j'entendais sa voix; il ne parlait pas, il murmurait: «Tu es ma vie, je t'aime plus que je ne m'aime, et plus que tu ne m'aimes…—Quand on me force à t'oublier un instant, je ne vis plus; dès qu'on me laisse libre, je ressuscite: la vision de toi donne la vie…—Avant d'entrer dans ce lit d'hôtel, je ferme les yeux, et je te rêve couchée là, endormie; puis, je m'approche doucement, et je me penche vers toi, pour baiser ton front calme, tes yeux clos, tes lèvres entr'ouvertes; infiniment, je les baise: réveille-toi, ma mie, et vois que je suis là! Tu sens le thé, ma fleur de thé!…—Je me suis assis sur le bord du fossé, et j'ai cueilli des fraises sauvages; je les ai pressées, les fraises roses, bien fort entre mes lèvres, mais elles n'ont pas dit: Encore!…—Demain! demain! Il n'y a plus de mots pour crier ma joie, quand je pense à ce retour; il faudrait pleurer…»
Je les ai tant lues ces phrases, que je les sais par cœur. L'autre aussi les avait bien lues, car les feuilles sont toutes froissées: elles ont gardé les plis du corsage où cette femme les cachait, sur son cœur, et, si elles ont pu se refroidir avec le temps, c'est parce que la femme est morte!
Eh bien, non! Elle vit!
Elle vit, te dis-je! Elle est présente malgré la tombe, comme elle l'était malgré l'absence!
—Il l'aime encore!
J'en ai eu la preuve, et j'ai vu.
Ce que j'ai vu? Il l'a embrassée devant moi!
Oui, il l'a baisée sur les paupières, devant moi!
C'était un soir. Le petit allait se coucher. Mon mari, assis devant la cheminée, regardait les tisons; il se souvenait, sans doute, il pensait à elle… Tiré de sa rêverie par l'enfant qui l'appelait, il releva la tête avec cette stupeur des gens endormis qu'on réveille; il contempla son fils, et tout à coup il se mit à le serrer dans ses bras, comme s'il le retrouvait: il le serra si fort que l'enfant eut un cri.
Il lui baisa les yeux, entends-tu, les deux yeux, longuement, et lorsque l'héritier de la morte, enfin, eut dégagé sa tête et qu'il tourna vers moi ses prunelles étonnées, il avait un regard de femme: les yeux de sa mère, ressuscités, et je sentis que leur étonnement venait de me voir là!
Maintenant, je le déteste, leur petit!
Mon Dieu! N'était-ce pas assez des tortures que la jalousie me fait souffrir, sans y ajouter encore les aigreurs de la haine et le remords d'exécrer une créature innocente?
Car c'est épouvantable! Ma haine, que j'essayais d'abord de refréner et d'étouffer, est devenue plus forte que ma raison, et je ne sais plus ni la cacher, ni la contraindre! Ce baby que j'aimais tant, que je soignais, que j'endormais, dont je me croyais la vraie mère, et qui m'adorait, lui aussi, je ne peux plus le voir, depuis qu'il incarne la morte. Son aspect seul et son regard me bouleversent, me crispent. Il n'est point jusqu'à sa voix qui ne m'affole, car j'en suis venue à imaginer qu'il a la voix de sa mère, comme il en a les yeux, et dès qu'il parle, c'est elle que j'entends! Quand il rit, c'est pour me narguer! Quand il pleure, ses cris m'entrent dans la chair, dans tout le corps, comme des aiguilles, et croirais-tu pourtant que, malgré cette douleur physique, j'éprouve une volupté maladive à l'entendre crier ou pleurer, parce que c'est elle qui pleure, qui souffre: et je me venge!
Est-ce que tu me reconnais? Est-ce que je me ressemble encore? Comment peut-on changer ainsi?
L'enfant a bien senti que je changeais, et, lui non plus ne me reconnaissait pas. Il m'a d'abord recherchée un peu moins. Ensuite, il a pris peur de moi, vaguement, et bientôt, il m'évitait. Ces ruptures-là vont très vite, avec les enfants et les bêtes. Il s'est mis à me craindre tout à fait: maintenant, il me fuit.
Son éloignement m'a rendue plus nerveuse encore: et voilà qu'un jour je l'ai battu!
Son père était là. Il a vu. Il n'a rien dit, mais il est devenu très pâle. Il a pris son enfant, il l'a embrassé et l'a emmené. Il l'a couché lui-même, et je n'osais bouger.
J'avais peur de me retrouver en présence de mon mari. J'ai pleuré beaucoup. Quand M. Lanjorais rentra dans le salon, il me trouva dans les larmes. J'ai demandé pardon, bien sincèrement. Il a été très bon et m'a calmée avec des paroles indulgentes. Moi-même, j'ai confessé toutes mes peines, leurs causes, ma misère.
Ce fut alors entre nos âmes une espèce de rapprochement glacial, une de ces rencontres trop brusques à la suite desquelles on est plus loin l'un de l'autre, plus loin qu'auparavant. Quelque chose venait de se rompre: l'illusion, le charme? Il voyait clair en moi comme j'avais vu en lui, et nous comprenions nettement que nos deux esprits ne communiaient plus.
A cause de ce petit!
Ce n'est pas sa faute, mais comment veux-tu que je ne lui garde pas rancune? Est-ce que je suis maîtresse d'aimer, de ne pas aimer? On sent, on a du mal, on crie. Quelque chose, en moi, crie contre cet enfant qui est le spectre d'une femme, et j'ai beau me raisonner, me désoler, il a pris de jour en jour une importance plus terrible et presque fantastique: il n'est plus maintenant, à mes yeux, une simple évocation de sa mère, il est devenu elle; elle-même, entends-tu? l'Autre, celle à cause de qui on ne m'aime pas, celle qui m'empêche d'être aimée, qui m'en empêchera toujours, la morte qui me fait veuve!
Je suis folle, peut-être? Soit! Mais qu'importe, si je ne puis plus ne pas l'être? Je sens qu'il ne reste nul espoir, que tout est brisé, et voilà ce qui me révolte! Est-ce que je n'avais pas mon droit à du bonheur, comme une autre? Je ne l'ai pas cherché: on est venu me l'offrir, et l'on m'a dit: «Voilà ta part!» Alors, j'ai cru, et je me suis donnée toute, et maintenant, mon Dieu, je me trouve seule, plus seule qu'auparavant, puisque je l'ai touchée et que j'ai cru l'étreindre, la félicité qui m'échappe!
Plains-moi!
Je t'embrasse.
Louise.
«Chère amie, j'ai bien tardé à te répondre.
Tu me demandes comment je vais?
Mal: la douleur m'a rendue impressionnable à tout, et nerveuse. Ajoute à cela que j'ai maintenant l'appréhension d'une grossesse qui commence. Je ne suis pas encore bien certaine du fait, et déjà pourtant cette idée me trouble et me tracasse.
D'ailleurs, c'est une chose réglée: tout est pour moi un sujet d'inquiétude, et je redoute tout ce que je prévois. Je ne pense aux choses que pour les voir en mal. Je ne dors plus: je rêve et je me réveille en sursaut. Pendant la nuit, des idées tournent dans ma tête, vite, vite; elles passent, elles changent, elles m'enfièvrent; je cherche des remèdes à mon mal, des arrangements à notre vie, des hypothèses qui ramèneraient le calme dans mon esprit, des drames où mon dévouement serait beau et me ferait aimer de celui qui dort à mon côté. J'imagine des folies, des romans, le feu, un naufrage, et je sauverais le petit, et je dirais, en le rapportant à son père: «Tu me le dois un peu, aime-moi donc aussi.»
Mais toutes ces belles choses de la nuit n'arrivent jamais en plein jour, et, lorsque je rentre au matin, dans l'existence banale, j'y arrive avec des nerfs crispés, un cerveau las qui tournoie encore: la fatigue des nuits me fait des journées dolentes, et personne ne vient à moi.
On a raison, car je suis irritable; mais, à force d'être exilée, je deviens plus acariâtre encore. Je m'en rends compte: on n'est pas bien, près de moi; je communique mon mal, et c'est tout juste qu'on me fuie; je voudrais redevenir bonne et douce: je ne peux pas! Je souffre trop, et ma tête s'en va. J'ai des colères subites qui me laissent dans le crâne une grande souffrance.
Et puis, il y a maintenant une idée qui me harcèle et qui me revient dès que je l'ai chassée. Je me dis: «Si l'enfant n'était plus là!» Alors, j'imagine une maison calme, une existence à deux, et l'amour reconquis, et la paix dans mon cœur…
—Si l'enfant n'était plus là!…
Et je voudrais qu'il disparût, ce vivant portrait de la morte! Je le voudrais tant, je le veux tant que… C'est horrible! J'ai peur de moi, et de cette idée fixe.
Au revoir. Écris-moi un peu.
Ton amie,
Louise.
«J'ai reçu tes lettres, ma chère amie. Merci, pour tes bonnes paroles, pour la bonne amitié. Je te sais gré de la peine que tu as prise de me donner des conseils: mais ils étaient inutiles, vois-tu, et bien dangereux aussi. Imagine un peu les malheurs nouveaux que tu pouvais amener dans mon ménage, si mon mari avait lu des phrases dans lesquelles tu plaides pour l'enfant de sa première femme: on dirait que tu me dissuades de le tuer, ce chérubin! Mon Dieu, quelle horreur! Se peut-il que mes pauvres lettres t'aient donné de moi une semblable idée? Brûle-les vite, alors, et qu'il n'en reste rien! N'est-ce pas, tu vas les brûler? Jette encore celle-ci au feu, et ne parlons plus de mes misères, puisque je les explique si mal…
Je t'embrasse.
Louise.
P.-S.—J'en ai maintenant la certitude: je suis enceinte.
L.
«Ma chère, ma chère, je t'avais menti, je mentais honteusement, lorsque, il y a six mois, je protestais contre un soupçon trop juste, contre des conseils trop sages. Si je t'ai demandé de brûler mes lettres, c'était déjà pour détruire des preuves, et je me reprochais d'avoir écrit, parce que je commençais à entrer dans le crime.
Je t'épouvante? Ah! quand tu sauras tout!
J'ai appelé la mort, lâchement, sournoisement, une mort traîtresse qui venait en cachette, et que j'appelais sans risques. Tu ne peux pas supposer à quel point je fus infâme dans la persévérance, et je veux le dire à présent, et je veux que tu le saches, pour me châtier devant quelqu'un, et ne plus être seule à porter le poids d'un secret qui me pèse trop. Dis-moi vite que je peux me confesser à toi! J'en ai besoin. Après la hantise du meurtre, c'est maintenant celle du remords! Ah! je suis une malheureuse femme! Maudis-moi, mais plains-moi!
Louise.
C'est bien. Je vais raconter tout, si je peux.
Des semaines, j'ai lutté. Je ne pensais, je ne pouvais penser à aucune autre chose. C'était une obsession de toutes les minutes. Je marchais comme dans un rêve, et tout le monde constatait mon air égaré.
Nul ne songeait à attribuer mes bizarreries à un commencement de grossesse, car on ignorait mon état.
Cependant, un jour, mon mari en eut l'idée, et il m'interrogea. Mais je niai, et même avec énergie, presque avec colère.
—Vous êtes étonnants, vous autres hommes, ma parole! Est-ce que nous n'avons pas une âme, des sentiments, aussi bien que vous? On dirait, à vous entendre, que toutes nos pensées dépendent de notre santé, et quand nous sommes tristes, ou quand nous voyons clair, vous nous croyez malades!
Il n'insista point, et fit de son mieux pour m'apaiser.
Mais aujourd'hui, lorsque je regarde en arrière, il me semble qu'en ce temps-là je n'ai pas vécu moi-même, et qu'une autre créature s'agitait à ma place, qu'une autre âme habitait mon cerveau, et commandait mes gestes. Ce temps-là, c'est une espèce de trou noir, dans ma vie: j'y vois mal, et je m'en souviens tout juste comme d'un cauchemar. Je ne sais plus qu'une chose: j'avais besoin que l'enfant mourût!
Alors je me suis mise à le tuer.
Comment? Il me fallait une arme qui n'éveillât point de soupçon.
Un simple mouchoir m'a suffi, avec son poison lent, un mouchoir de tuberculeux…
J'ai caché cette chose dans le lit de l'enfant, entre la paillasse et le matelas, sous la tête; et puis, j'ai attendu.
J'ai attendu des mois. Le poison, sous la chaleur de son petit corps, fermentait. Il a fermenté pendant des mois, et je regardais, en attendant.
J'attendais sans impatience, et j'étais tranquille, comme on devient quand on est sûr.
A vrai dire, mes mains avaient tremblé, et mon cœur avait failli, au moment du coup, tandis que je cachais le poison. Je m'étais retournée brusquement.
—On me voit!
Le portrait de la mère, accroché au mur, me surveillait, d'un regard froid. Je m'étais sauvée dans ma chambre. J'avais lavé mes mains et mes bras jusqu'au coude, dans une eau sublimée, et cet émoi passé, j'étais redevenue tout à fait calme.
Depuis lors, je n'éprouvais plus qu'un grand soulagement, une sorte de bien-être, la sensation d'une délivrance. Je n'avais plus rien à faire. La nature se chargeait de la besogne. Comprends-tu? Dans mon aberration, je me disais: «Tout cela ne me regarde plus; la maladie tombe où elle veut; on est atteint, on meurt, on en réchappe. Qu'y peut-on?»
J'arrivais ainsi à me persuader que je n'étais pas coupable! Me persuader? Non. Pas même! Je me disais cela, tranquillement. Je ne me réfugiais pas derrière un sophisme, pour me rassurer, pour m'absoudre. Je me sentais innocente! Et j'attendais.
Se peut-il donc que le crime apaise et rassérène? Il est un fait constant, certain, c'est que, à dater du mouchoir, je cessai de souffrir. Mes nerfs reposés ne me faisaient plus ces horribles nuits de fièvre; ma jalousie avait disparu comme par enchantement; l'existence me paraissait meilleure, possible, arrangée; je me montrais beaucoup plus douce; même, l'enfant, peu à peu, me redevenait sympathique, et tout au moins ne m'inspirait plus de rancune; mon mari, de me voir en meilleur état, se réjouissait et se rapprochait; j'annonçai ma grossesse: ce fut une joie! Nous eûmes ensemble, à nous trois, des soirs d'intimité et de gaieté, comme aux premiers temps de mon mariage. Et j'attendais…
Dans cette sérénité monstrueuse, je me suis dit un jour: «Voilà. Si le petit en réchappe, c'est qu'il ne doit pas mourir, et que notre existence doit continuer telle qu'elle est: nous continuerons. Si au contraire il est pris par le mal, tant pis. Voilà.»
Par cette manière de raisonnement, je me dégageais encore mieux de toute responsabilité, et je la rejetais sur la nature, sur Dieu, leur offrant de choisir, les laissant maîtres de me donner tort ou raison, d'approuver ma conduite ou de la blâmer, et, s'ils me donnaient tort, de tuer le mal, au lieu de tuer l'enfant!
J'ai attendu, je te dis, pendant des mois.
Je demandais: «Comment vas-tu, mon petit, ce matin?»
Il allait bien.
Le soir, je le bordais, et j'arrangeais ses cheveux bouclés autour de son visage, pour qu'il ne fût point chatouillé par les petites mèches, et qu'il fût joli en dormant; il me souriait du fond de ce trou blanc, avec les yeux de sa mère.
Alors, je lui disais: «Dors bien, mon petit.»
Puis, je tirais sur lui les rideaux de la couchette, afin de l'enfermer avec la mort, et pour que rien ne fût perdu.
Le lendemain, au réveil, je demandais encore:
—Comment vas-tu, mon petit, ce matin?
Un jour il a toussé, en s'éveillant.
Cela m'a fait quelque chose. Je suis devenue très pâle, et une sueur m'a mouillé les tempes. Je me suis en allée. Je me suis cachée dans ma chambre. J'avais froid. Mon cœur battait fort, puis s'arrêtait. J'ai eu des frissons, un vertige. Je me suis jetée sur mon lit défait, et j'avais peur de la lumière.
Ah! ne crois pas, ma pauvre amie, que c'était le réveil de la conscience! Un simple effroi devant la mort apparue, et voilà tout. Quand cet instant-là fut passé, je suis retombée dans mon impassibilité de bête repue, et je concluais: «Dieu a opté pour la mort.»
Cependant, j'eus besoin ce matin-là d'aller à l'église et de prier. Mais j'achevais chaque prière en répétant: «La volonté de Dieu soit faite!»
Ensuite, je rentrai dans mon calme, et, de nouveau, j'attendis pour voir si véritablement le petit avait le germe du mal.
Le père, d'abord, n'appréhendait rien, qu'un rhume. Moi, je guettais. Bientôt, nous vîmes l'enfant dépérir. Il se fanait, comme une fleur dans un vase. Sa peau devint terne. Il eut un air grave et vieillot. En vieillissant ainsi, il ressemblait davantage à sa mère: ce fut tout à fait, sur l'oreiller, le visage d'une femme, avec des boucles blondes et des yeux qui brillaient trop. Mais cette ressemblance ne me torturait plus comme autrefois. J'attendais.
Le père voulut consulter un médecin, et je l'approuvai.
Je l'approuvai sincèrement. Je n'aurais pas moi-même proposé l'examen médical, parce que cette initiative, venant de moi, comportait une répugnante hypocrisie. Mais j'acceptais très volontiers. N'est-ce point bizarre, ces contradictions-là? Je tue, avec la plus lâche fourberie, et dans l'impunité. Mais jouer la comédie de réclamer un docteur, fi donc! Cela serait déshonorant.
Que le médecin vienne, s'il veut, et qu'il guérisse le malade, s'il peut. C'est leur affaire. Qu'on se débrouille! Et j'attendais.
Le médecin diagnostiqua la tuberculose, prescrivit la suralimentation, le repos, le grand air.
Alors, je devins une garde-malade indifférente, correcte, qui remplissait toutes les fonctions de son rôle. Je faisais le nécessaire, tout le nécessaire: entre la mort et la vie, je ne voulais pas prendre parti.
J'avais retiré le mouchoir, devenu inutile, et maintenant, pour rien au monde je n'eusse consenti à aider le mal: j'aurais considéré tout mauvais soin comme une action coupable, et la seule. Je faisais mon devoir d'épouse; je soignais l'enfant de mon mari, avec loyauté, sans dévouement.
On m'admirait pourtant, et l'on disait autour de moi: «Une mère ne ferait pas davantage.» Ces éloges me laissaient froide, ne me causant ni joie d'avoir trompé les gens, ni honte de mon cynisme, ni remords de mon crime. En vérité, ma folie était, je crois, de ne plus rien sentir; j'avais perdu ma conscience.
Nous avions retiré les rideaux du lit, et l'enfant dormait avec la fenêtre entr'ouverte.
Un soir, debout près de sa couchette, je le regardais dormir: sa respiration pénible soulevait le bord de sa couverture, entre-bâillait ses lèvres, et ses pommettes étaient roses. Je l'examinais, tranquillement, et, je te dis, j'étais debout; puis je me penchai pour mieux voir.
Alors, dans ce mouvement, je sentis, au fond de mes entrailles, un choc brusque, comme d'un coup de pied, qu'on m'aurait donné au dedans de moi. Je me relevai, pour appuyer ma main sur mon ventre douloureux, et je compris…
Mon enfant avait remué! J'allais être mère! Moi, mère d'un tout petit, plus frêle encore, et frère de celui-ci qui sommeillait, tout doux et tout mourant, dans sa couchette.
Alors, je vis clair, je vis tout!
Stupéfaite de ce que j'avais pu vouloir et accomplir, folle,—oui, folle de ne plus l'être,—je tombai à genoux, dans ma douleur, et je tendis les mains vers l'autre mère, en murmurant: «Pardon…»
Crois-tu qu'elle pardonnera?
Et toi, me permets-tu encore de signer
Ton amie,
Louise.
«Tu ne m'as pas répondu. Je te fais horreur? Ne t'en défends pas, car je te comprends. Excuse-moi si j'ai troublé ton repos avec le récit de mes crimes. J'avais tant besoin, ma pauvre amie, d'entendre un cri d'horreur qui ne fût pas celui de ma conscience!
J'ai attendu ta réponse: elle n'est pas venue. Alors, je me suis sentie trop seule. J'avais peur de me jeter aux pieds de mon mari, d'avouer tout.
Je suis allée à confesse, et, dans l'ombre, j'ai dit au prêtre les choses qui sont.
Il m'a dit:
—Dieu vous éclaire enfin.
Il m'a prescrit, pour toute pénitence, de vouer mes jours et mes nuits à sauver ma victime.
Certes, je n'avais pas besoin d'un tel ordre! J'exècre mon aberration ancienne, et j'ai beau me dire que je n'étais pas moi, que j'ai traversé une crise de folie, que les commencements de ma grossesse, peut-être, ont déséquilibré mon cerveau, que je n'ai rien de commun avec la misérable à laquelle il fut possible de concevoir et d'exécuter ce que j'ai fait… Des mots! C'est des mots, tout cela! Un crime a été, il est, et je l'ai conçu avec mon esprit, je l'ai exécuté avec mes mains! Oh! tuer un petit, dans sa couchette, quand il dort! Une femme a pu cela, et je suis cette femme! Il me semble que j'ai souillé la terre, et, quand je rencontre mon visage dans un miroir, j'éprouve une horreur qui est presque de l'épouvante!
Mon mari, maintenant, trouve que je me fatigue trop, et que mon dévouement passe la mesure. Le docteur n'a-t-il pas eu la maladresse de déclarer que j'avais besoin de grands ménagements, que j'étais faible, et que mon système nerveux, surmené, exigeait le repos? S'il savait, cet homme! Mais il ne peut pas savoir que la fatigue, et même la mort, me seraient douces comme une expiation, et que je me plais à voir ma santé dépérir, tandis que celle du pauvre petit s'améliore à mesure.
Car il va mieux, vois-tu, beaucoup mieux; et parfois, je me demande si, par un miracle, ma vie ne sort pas de moi pour entrer en lui, et pour reconstituer la sienne. Cette pensée me fait du bien, comme un pardon qui descendrait de Dieu.
Je t'embrasse…
Louise.
«Un bien douloureux événement, depuis ma dernière lettre! J'ai mis au monde un enfant mort. Toi qui sais, ne la vois-tu pas, la main de Dieu? Le médecin, pauvre savant, s'imagine et affirme que l'excès des fatigues m'avait mis hors d'état de supporter les labeurs d'une grossesse. Ah! que la science des hommes est courte! Ne me plains pas trop. J'ai mérité le malheur qui m'arrive. Je bénis la bonté qui me frappe. Dieu est juste. C'est justice que j'expie. J'ai voulu la mort d'un enfant; la mort est venue à mon appel: c'est mon enfant qu'elle a pris. La volonté de Dieu soit faite!
Louise.
«J'ai bien souffert, ma bonne amie. Je me disais: «Tu n'as pas le droit de te plaindre!» J'ai pleuré pendant des nuits, la face sur l'oreiller.
Le jour, devant les autres, je restais calme, parce que j'ai trop de honte quand on me plaint, quand on me console, quand on m'admire. Car il y a des gens pour m'admirer et pour croire que des soins incessants et des nuits d'insomnie furent la cause de mon mal! Il y en a, et mon mari est de ceux-là! Quand ils parlent ainsi devant moi, j'ai envie de leur crier la vérité, et j'étouffe!
On a fini par comprendre que de tels propos me sont pénibles, et on me dispense de les entendre.
Maintenant, je vais mieux. J'ose presque espérer. D'ailleurs, tu ne sais pas tout. Il s'est fait peut-être un miracle, dans notre maison, mais personne ne s'en doute, excepté moi.
Le jour même où mourut mon enfant, on vit une grande amélioration dans la santé de l'autre. Ne dis pas que c'est une coïncidence. Laisse-moi croire que je paie ma dette à l'autre mère. Moi, dont le rêve était de bercer une petite créature qui fût mienne, je me suis, par un crime, interdit cette joie. Je ne veux plus, entends-tu bien, je ne veux plus avoir d'enfant. Je n'en aurai pas. Je n'y ai plus droit. Je n'en aurai pas d'autre que celui de la morte, et, désormais, je sens qu'il est à nous deux, à elle, à moi, et presque autant à moi, puisque sa vie nouvelle, par la grâce de Dieu, est un peu faite avec la vie sacrifiée du mien.
J'ai demandé qu'on accrochât dans ma chambre le portrait de la morte que j'avais tant haïe. La peinture est en face de mon lit, en pleine lumière, et je la vois. Je lui parle.
Sans doute tu vas penser que je suis restée un peu folle, après cette crise. Peut-être. Mais cette folie, si c'en est une, est consolante, et j'y tiens. Maintenant, j'aime l'autre mère plus que je ne l'ai détestée.
A force de lui parler, je l'ai rendue vivante. A force de lui parler avec mes yeux, les siens ont fini par me répondre. Le croirais-tu? Elle, qui sait tout, ne me déteste pas! Ah! les morts valent mieux que nous. Ils se ressentent d'avoir vu Dieu!
On dirait qu'elle me pardonne. Est-il possible, pourtant, qu'une mère pardonne le meurtre de son petit?
Elle n'en parle jamais. Quand j'y pense en la regardant, elle répond:
—C'est un rêve, il n'y faut pas croire, je n'y crois pas; et la preuve, c'est que je te confie mon enfant: je te le lègue, il est à nous, partageons-le, et remplace-moi près de lui, ma sœur!
Elle est trop bonne, la morte, n'est-ce pas? Elle est si bonne! Je l'aime bien. Tu ne seras pas jalouse: je l'aime de tout mon cœur, à cause de sa bonté, et dans mon cœur elle passe même avant toi. Plus que toi, elle est devenue ma sœur, à cause de notre enfant commun, qui fait d'elle et de moi deux êtres en un seul.
Lorsque le petit vient m'embrasser, elle sourit. Elle est heureuse. Elle n'est pas jalouse. Le soir, il dit sa prière entre nous deux, à genoux au pied de mon lit, avec ses petites mains jointes. Et voilà que, l'autre jour, il a demandé à Dieu le bonheur pour ses deux mamans. Il a trouvé cela tout seul, le chérubin! Quand je l'ai entendu, une grande émotion m'a parcourue tout entière, une émotion si tiède, si longue, que j'en restais alanguie et stupéfaite: c'était comme un sang nouveau qui venait de couler au fond de moi, de la tête aux pieds, et, du même coup, j'étais une autre femme, pardonnée, lavée par le mot d'un enfant!
Mon mari était là, debout, dans la chambre. Malgré sa présence, je n'ai pu me contenir. Je me suis tournée vers le mur, parce que j'éclatais en sanglots.
M. Lanjorais s'est approché de moi, et il me parlait doucement, avec des mots qui ne signifient rien, mais qui calment. J'ai senti qu'il posait la main sur ma tête. Enfin, je me suis retournée, et j'ai vu le petit, qui me contemplait avec étonnement.
Je lui ai tendu les bras. Il est venu en courant, et j'ai pleuré dans ses cheveux. Je l'embrassais de toutes mes forces, et je disais:
—Merci!
Il ne comprenait pas, et son père ne comprenait qu'à demi, bien qu'il eût entendu le dernier mot de la prière. Sans doute, il attribuait mon émoi à l'impressionnabilité d'une malade. J'ai cru, encore une fois, que j'allais avouer tout, dans un élan de mon cœur, et déjà j'ouvrais la bouche pour parler.
Mais, alors, j'ai vu la mère qui du haut de son cadre, regardait son enfant serré sur ma poitrine; et son regard disait:
—Tais-toi, ne trouble plus la vie.
J'ai fermé les yeux, et ce fut le premier instant de bonheur pur que ta pauvre amie ait jamais connu en ce monde.
Oh! maintenant, vois-tu, c'est fini! Nous sommes heureux, tous les quatre, et nous resterons heureux!
Louise.